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mener à bien la guerre contre les mécréants. Alors le sultan Saladin, se tournant vers un de ses gardes, lui dit : « Va, conduis ce marchand sous la tente où se trouvent réunies les filles prisonnières du dernier engagement, et qu'il choisisse parmi elles celle qui lui plaît le mieux, pour remplacer les dix dinars que je lui dois ! » Ainsi agissait, dans sa justice, le sultan Saladin.

Le garde m'emmena donc sous la tente des captives franques, et moi, passant au milieu de ces filles, je reconnus justement dans la première que rencontra mon regard, la jeune Franque dont j'avais été si amoureux en Acre. Et elle était, depuis, devenue la femme d'un chef-cavalier des Francs. Moi donc, l'ayant reconnue, je l'entourai de mes bras, pour en prendre possession, et je dis : « C'est celle-ci que je veux! » Et je la pris, et je m'en allai.

Alors, l'ayant emmenée sous ma tente, je lui dis : « O jouvencelle, ne me reconnais-tu pas ! » Elle me répondit: « Non, je ne te reconnais pas ! » Je lui dis: Je suis ton ami, celui-là même chez qui, en Acre, tu es deux fois venue, grâce à la vieille, moyennant une première mise de cinquante dinars, et une seconde mise de cent dinars, et qui s'est abstenu de toi en toute chasteté, en te laissant partir, bien marrie, de sa maison! Et celui-là même voulait, une troisième nuit, t'avoir pour cinq cents dinars, alors que maintenant le sultan te cède à lui pour dix dinars! » Elle baissa la tête et soudain, la relevant, elle dit: « Ce qui s'est passé est désormais un mystère de la foi islamique, car je lève le doigt et je témoigne qu'il n'y a de Dieu qu'Allah et que Mohammad est l'Envoyé d'Allah! » Et elle prononça ainsi officiellement l'acte de notre foi, et sur l'heure elle s'ennoblit de l'Islam!

Alors moi, de mon côté, je pensai: « Par Allah! je ne pénétrerai en elle, cette fois, que lorsque je l'aurai libérée et me serai légalement marié avec elle! » Et j'allai sur l'heure trouver le kâdi Ibn-Scheddad que je mis au courant de toute l'affaire, et qui vint sous ma tente, avec les témoins, écrire mon acte de mariage.

Alors je pénétrai en elle. Et elle devint enceinte de moi. Et nous nous établîmes à Damas.

Quelques mois s'étaient passés de la sorte, quand arriva à Damas un ambassadeur du roi des Francs, envoyé auprès du sultan Saladin pour demander, suivant les clauses conclues entre les rois, l'échange des prisonniers de guerre. Et tous les

prisonniers, hommes et femmes, furent scrupuleusement rendus aux Francs, en échange des prisonniers musulmans. Mais quand l'ambassadeur franc eut consulté sa liste, il constata qu'il manquait encore, sur le nombre, la femme du cavalier Un Tel, celuila même qui était le premier mari de mon épouse. Et le sultan envoya ses gardes la chercher partout, et on finit par leur dire qu'elle était dans ma maison. Et les gardes vinrent me la réclamer. Et moi je devins tout changé de couleur, et j'allai en pleurant trouver mon épouse que je mis au courant de la chose. Mais elle se leva et me dit : « Mène-moi tout de même devant le sultan! Je sais ce que j'ai à dire entre ses mains! » Moi donc, prenant ma femme, je la conduisis voilée en présence du sultan Saladin; et je vis l'ambassadeur des Francs assis à côté de lui, à sa droite...

A ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tui.

MAIS LORSQUE FUT

LA CINQ CENT CINQUANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

... et je vis l'ambassadeur des Francs assis à côté de lui, à sa droite.

Alors, moi, j'embrassai la terre entre les mains du sultan Saladin, et je lui dis: « Voici la femme en question! » Et il se tourna vers mon épouse et lui dit : « Toi, qu'as-tu à dire? Veuxtu aller dans ton pays avec l'ambassadeur, ou préfères-tu rester avec ton mari? » Elle répondit : « Moi, je reste avec mon mari, car je suis musulmane et enceinte de lui, et la paix de mon âme n'est pas restée chez les Francs! » Alors le sultan se tourna vers l'ambassadeur et lui dit : « Tu as entendu ? Mais, si tu veux, parle-lui toi-même! » Et l'ambassadeur des Francs fit à mon épouse des remontrances et des admonestations, et finit par lui dire « Préfères-tu rester avec ton mari le musulman, ou retourner auprès du chef-cavalier Un Tel, le Franc? » Elle répondit : «Moi je ne me séparerai pas de mon mari l'Égyptien, car la paix de mon âme est chez les musulmans! » Et l'ambassadeur, bien contrarié, frappa dupied et me dit: « Emmène alors cette femme! » Et moi je pris ma femme par la main et sortis avec elle de l'audience. Et soudain, l'ambassadeur nous rappela et me dit : « La mère de ton épouse, une vieille Franque qui habitait Acre, m'a remis pour sa fille ce paquet que voici!» Et il me

remit le paquet et ajouta : « Et cette dame m'a chargé de dire à sa fille qu'elle espérait la revoir en bonne santé ! » Moi donc je pris le paquet, et revins avec ma femme à la maison. Et lorsque nous eûmes ouvert le paquet, nous y trouvâmes les vêtements que mon épouse portait en Acre, plus les premiers cinquante dinars que je lui avais donnés et les cent autres dinars de la deuxième rencontre, noués, dans le mouchoir même, du noeud que j'y avais fait moi-même! Alors moi je reconnus par là la bénédiction que m'avait apportée ma chasteté, et j'en rendis. grâce à Allah!

Dans la suite, j'emmenai ma femme, la Franque devenue musulmane, en Egypte, ici même. Et c'est elle, ô mes hôtes, qui m'a rendu père de ces enfants blancs, qui bénissent leur Créateur. Et jusqu'à ce jour nous avons vécu dans notre union, mangeant notre pain comme nous l'avons cuit d'abord! Et telle est mon histoire. Mais Allah est plus savant!

Et Schahrazade, ayant raconté cette anecdote, se tut. Et le roi Schahriar dit : « Que ce fellah est heureux, Schahrazade! » Et Schahrazade dit: « Oui, ô Roi, mais certainement il n'est pas plus heureux que ne l'a été Khalife le Pêcheur avec les singes marins et le khalifat! » Et le roi Schahriar demanda : « Et quelle est donc cette HISTOIRE DE KHALIFE ET DU KHALIFAT?» Schahrazade répondit : « Je vais tout de suite te la raconter ! >>

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De l'Intellectualité chinoise

UNE ANTINOMIE ETHNOPSYCHOLOGIQUE

Pour M. Gaston Donnet.

La Chine est le pays des continuités : voilà pourquoi son observation est si difficile pour l'Européen habitué à ne s'apercevoir que des brusqueries de l'histoire, des soubresauts des civilisations, des entraves de l'évolution spontanée; il voit le contraste entre pauvreté et richesse là où il n'y a que des conceptions populaires différentes des nôtres sur la valeur des biens terrestres; il pense qu'un système gouvernemental est à la fois précieux et désastreux, parce qu'il diffère, dans ses bases comme dans ses buts, des conceptions préconçues de l'Occident; il croit y voir un mécanisme social très simple et cependant très compliqué, parce qu'il n'a jamais pu, faute d'étudier à fond et impartialement sa genèse, saisir les ressorts psychiques qui l'ont construit et qui le meuvent.

Vous avez devant vous un peuple unitaire par ses dispositions psychiques et qui, pour cette raison, peut impunément étaler dans sa vie extérieure une infinité de mœurs qui ne se tiennent que par le lien subconscient de leur origine. C'est un peuple dont l'organisation sociale est si merveilleusement logique que seule la folie classificatrice de l'Européen oserait lui reprocher d'être à la fois monarchique et démocrate... voire « inclassifiable ». C'est un peuple... quoi, serait-il patriote? ne le serait-il pas? c'est un peuple qui n'est jamais tombé assez bas pour se faire à la mentalité restreinte de ceux qui voient au-dessus des civilisations planer le spectre ridicule du hasard des naissances et des pugilats collectifs que ces hasards engendrent.

Vraiment une étude sur la Chine est pour l'Européen la chose du monde la plus difficile, puisqu'à chaque pas il doit détruire un préjugé pour seulement observer; que, muni d'une logique différente de celle qu'il va étudier, il doit à chaque instant craindre de se tromper. Décrier ou louanger la Chine d'après des prédispositions personnelles, ce sera toujours facile. Mais pour la juger, il faut une objectivité qui fasse abstraction de la civilisation occidentale. Cette objectivité acquise, on n'a plus besoin de chercher un juste milieu entre les enthousiastes et les dénigreurs superficiels de la Chine qui pullulent en Europe. Rien n'est facile comme d'être impartial envers la Chine. Car les Chinois ont envers nous le « pathos de la distance ». Ils ne s'accrochent pas à la jupe (trop courte, hélas!) de la civilisation européenne; nous leur sommes indifférents. Et cette hauteur, ce calme en présence des furieuses ruades de la bête occidentale est un trait de caractère dominant, qui doit nous les rendre sympathiques.

Les affreux nègres, fainéants, menteurs, ivrognes, inspirent à l'Européen (qui tient aux manifestations psychiques nobles et fortes) un profond dégoût, parce qu'ils peuvent rire pour rien comme des crétins, parce qu'ils peuvent pleurer comme des nouveau-nés, parce qu'ils ont l'ignoble faiblesse caractéristique des chiens, de lécher la main qui les tient en esclavage tout en les soignant, et parce qu'ils montrent la suprême humilité de l'âne qui reconnaît sans révolte que le muletier lui est supérieur... Tandis que les Chinois, eux, n'ont jamais eu la bassesse de penser qu'ils pourraient avoir besoin de nous. Ils nous humilient profondément par la sérénité de leur conception sociale: voire que pour être heureux, ils n'ont besoin que d'être laissés tranquilles ; tandis que nous autres Occidentaux, nous n'avons manifestement pas la possibilité d'être heureux par le travail pacifique, et nous trouvons acculés à d'horribles nécessités de violence et de meurtre.

Quand nous vantons aux Chinois les fleurs de notre civilisation, le capitalisme, le militarisme, le nationalisme, l'hypocrisie religieuse, et les moyens techniques modernes qui, au fond, servent surtout ces quatre cancers sociaux, quand nous leur vantons ces horreurs comme étant l'état de supériorité auquel ils doivent aspirer, ils nous regardent de leurs petits yeux en virgule (virgule vient de verge), ils plissent leur figure ronde, ils semblent nous dire : « Parle, mon ami, parle. Tu perds ton temps. Malgré tes téléphones et tes chemins de fer, tu n'es qu'une bête féroce et un imbécile. »

Et l'on a beau s'être muni, avant d'arriver là-bas, de tous les préjugés occidentaux, cette affirmation, depuis si longtemps répétée, intrigue e vous invite à étudier au lieu de vous vanter à moins que vos tiroirs cérébraux ne se prêtent plus à un dérangement, salutaire mais toujours désagréable.

Voilà pourquoi nous arrivons à aimer les Chinois. Il y a là, avant tout, une question de probité intellectuelle.

Notre histoire qui ne raconte que changements sur changements, catastrophes, contorsions, folies éphémères et furieuses, incohérences, regarde avec une stupéfaction honteuse leur histoire, où il ne se passe rien d'insignifiant et d'extérieur, où, depuis tant de siècles, le développement ininterrompu de la vie pacifique des foules résume l'histoire nationale, où les épopées prétendues grandioses qui abêtissent les peuples ont été évitées, où la devise du progrès européen « par le feu et le fer» se trouve remplacée par cet autre : « par le travail ».....

Ce qui constitue l'originalité de la Chine, c'est, non pas, comme on le croit en Europe, la subordination complète de l'homme-individualité à la famille, mais ce fait que l'individu est fixé dans la société par « les trois coordonnées de l'espace social », par les « trois relations », qui sont celles entre père et fils, entre homme et femme, entre dirigeant et dirigé. C'est ce système de relations (qui se trouve déjà entre trois individus constituant une famille) qui, sans cesse élargi, englobe enfin l'infinité de la race et devient principe d'État.

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