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anticipé de ses erreurs présentes. Elle avait, somme toute, droit à l'escompte, tandis que Marie avait dù payer les intérêts. Au jugement de Dieu pour qui le temps, l'avant et l'après n'existent pas, sa vie ne serait-elle pas aussi digne d'indulgence, de pardon, voire de récompense que la vie de l'Egyptienne? Dans la balance suprême, ses bonnes actions pèseraient-elles moins parce qu'elles avaient précédé les mauvaises? Bien au contraire, lui semblait-il. Le bien, au lieu d'être issu du repentir, engendré lui-même par le remords et la crainte, avait été accompli par elle de bonne volonté, par amour irréfléchi, élan spontané.

Ainsi Adèle était arrivée à l'état d'esprit mille fois plus dangereux que l'ignorance du pécheur orgueilleux et subtil qui raisonne, accorde à son jugement une valeur absolue et finit par s'absoudre.

Poussant plus avant la comparaison, elle considéra qu'elle n'avait jusqu'alors péché que par intention. De tout son cœur, il est vrai. S'il n'eut tenu qu'à elle, la faute eût déjà été consommée. Mais enfin, la sainte, elle, avait péché en action, et combien de fois!

- J'ai convoité l'amour d'un prêtre, se disait Adèle, mais l'Égyptienne ne compta plus les sacrilèges de cette sorte quand elle eut voyagé sur le navire qui transportait les pélerins en Palestine pour y célébrer la grande fête de l'Exaltation de la Croix. « Elle se conduisit à bord », », racontait le livre, «< avec une impudence contre laquelle personne ne put tenir. «Elle remplit le vaisseau d'abominations, inventant de jour à autre de <«< nouveaux crimes ou de nouvelles espèces d'iniquités qui avaient été « inouïes jusque-là, mais toutes plus détestables l'une que l'autre. >> Ce vice éhonté, compliqué de scandale et de séduction était-il en rien comparable à son désir muet des baisers de l'abbé, à pleine bouche, avec les piqûres de sa moustache rasée?

Enfin, Marie, pour se sauver, avait eu la faveur d'un miracle. Lorsque, repoussée de l'église par une force inconnue (comme elle-même l'avait été naguère), Marie avait ouvert les yeux sur l'état de son àme, une image de la Sainte Vierge lui était apparue et elle avait entendu une voix lui crier : « Au delà du Jourdain tu trouveras ton repos. » Mais elle, quelle intercession divine l'avait secourue? Dieu, s'il avait cru son âme en péril, ne l'aurait-il pas sauvée au prix d'un miracle? Ce silence d'en haut ne montrait-il pas combien elle était loin encore de perdre le bénéfice de ses bonnes actions et de ses jours d'indulgence accumulés? A ce moment de sa méditation, Adèle fut saisie par un froid intense, un tremblement glacé la secoua tout entière. Elle avait commis l'imprudence de s'asseoir, tout échauffée par sa course, le dos tourné à la fenêtre ouverte. De minute en minute son malaise grandit. Sa tète, ses mains étaient brùlantes, la fièvre montait par ondes le long de son corps comme une flamme rapide. Elle ferma la fenêtre et tomba sur son lit. Sa bonne, rentrant pour préparer le repas de midi, la trouva délirante sur l'édredon bouleversé, ayant encore sur sa tête son chapeau en capote garni de dentelles noires.

IV

L'abbé Rouleau, ayant appris la maladie d'Adèle, s'empressa de lui faire visite. Elle délirait encore. Il revint le lendemain. Adèle était plus calme, sa fièvre avait diminué.

L'abbé lui dit: Vous avez dù prendre mal le soir. La rue des BellesÉcuelles est la plus froide de toute la ville. Il y souffle un courant d'air pernicieux.

Il lui parlait doucement, niaisement, par petites phrases, d'un ton amical qui l'enchanta. Elle remarqua que l'abbé, par une discrétion touchante, semblait ne plus se souvenir de la scène du dimanche. Peutêtre quelques mots échappés à son délire avaient-ils révélé à l'abbé son secret?

Elle n'osait se l'avouer, tout en ressentant une joie confuse à penser que peut-être il savait tout... Elle se sentait maintenant capable de le repousser, s'il avait songé à profiter de l'avantage que lui donnait cet aveu. La maladie avait éteint toutes les flammes de sa chair et ne lui avait laissé que le vague et permanent désir d'une amitié tendre. Elle convoitait une affection analogue à celle d'Abélard pour Héloïse, une liaison toute spirituelle, plus immatérielle encore que celle des amants illustres, et sublimée par la certitude qu'elle avait de sa mort prochaine.

Comme par un tacite accord avec sa volonté secrète, Rouleau ne manquait pas de venir tous les jours. Il s'était rendu familier, la grondait amicalement, lui ramenait la couverture jusqu'au menton et, tout en parlant, rangeait les fioles ou remuait les tisaues.

Une fièvre fantasque brûlait et glaçait tour à tour la malade. Elle ne dormait pas, toussait beaucoup et crachait rose.

- Vous ne pourrez jamais vous remettre, lui dit un jour l'abbé brusquement. Vous êtes mal soignée. Votre domestique vous plante là des demi-journées, sans vous donner votre potion.

Adèle aimait sa bonne. Décidée à mourir dans le bien-être que lui procurait le mensonge sentimental qui la berçait depuis le début de son mal, elle donnait elle-même le plus souvent congé à sa domestique.

Les soins, les médecines ne lui étaient agréables qu'en tant que son état présent en était quelque peu prolongé. Mais un retour complet à la santé l'effrayait. La négligence de sa bonne était comme une aide inconsciente à sa lente et si douce mort volontaire.

Elle répondit, machinalement :

Que faire alors, monsieur le curé? La remercier ?

- N'en soyez pas en peine. Je la placerai ailleurs, car cette fille a des qualités. Mais j'ai sous la main, pour vous soigner, une excellente femme, à la fois cuisinière et garde-malade. Vous la connaissez peutêtre c'est Mlle Narval.

A ce nom, Adèle sursauta.

Je la connais, fit-elle. et certaines histoires qu'elle n'avait jamais

crues jusqu'à ce jour, touchant les relations de l'abbé et de Mlle Narval, lui revinrent à l'esprit.

Dans la chambre tiède qu'irisait un rayon de soleil, l'abbé se tenait debout, incliné vers elle. C'est ainsi qu'elle l'aimait le mieux, ses yeux luisants dans l'ombre de sa figure pâle, ses longs cheveux tombant un peu sur ses joues. Elle n'osa le contredire, de peur de l'éloigner sans retour. Mais dès l'entrée de Mlle Narval dans sa maison, la tranquillité satisfaite de son âme fut troublée. A la faveur de son immobilité oisive, tous les détails relatifs à la liaison du curé et de la servante surgirent, se précisèrent, se soudèrent l'un à l'autre indissolublement. Elle en fit une sorte d'armure de défiance à l'abri de laquelle veillait sa jalousie inlassable.

En intruse impudente, elle défendit le cœur où elle avait trouvé un refuge illusoire.

La garde-malade redoublait de dévouement. Chaque accès de toux la mettait sur pied, une tasse de lait chaud sur une assiette. Elle s'ingéniait à réveiller l'appétit de la malade par mille inventions culinaires. Chaussée de feutre, mystérieuse et toujours présente, elle allait de la chambre à la cuisine, muette et rapide comme un fantôme ami.

Parfois, elle s'asseyait près du lit et, tout en soufflant sur quelque infusion brûlante :

— M. le curé n'est pas encore venu. Ça m'étonne. Si vous saviez comme il aime Mademoiselle! Il aura sans doute été voir ses pauvres. Impossible de le raisonner là-dessus. L'argent lui brûle les doigts. Il ne l'aime que quand il le donne. Quand j'étais chez lui, il me fallait cacher de quoi acheter le dîner. Quand il s'en apercevait, c'étaient des scènes! <«< Ah! Clarisse, qu'il me disait, vous m'avez fait mentir à mes pauvres. » Tenez, mème que...

C'est bien, donnez, interrompait Adèle en saisissant le bol brûlant. Le souvenir de la vie commune de l'abbé et de cette femme doublait sa fiévre. Mlle Narval avait dû quitter un jour le presbytère, sur l'ordre de l'évêque, disaient les bonnes langues.

Rouleau avait apporté un paquet de cartes. Il enseigna des jeux faciles et d'interminables parties à trois se perpétrèrent sur un guéridon que l'on avait approché du lit. Mlle Narval quittait de temps en temps le jeu et préparait les potions. Mais au bout de huit jours le jeu cessa. Adèle prétendit que les cartes lui donnaient la migraine. Le vrai est qu'elle était sûre que l'abbé et la bonne se « faisaient du pied » sous la

table.

D'ailleurs, mille indices étaient venus fortifier ses premières présomptions. La porte de la rue souvent se fermait longtemps après que l'abbé avait quitté la chambre. Elle les avait épiés de son regard fin comme une aiguille sous l'immobilité de ses cils clos. Le moindre geste, le moindre coup d'oeil avait été par elle analysé et classé. Maintenant le doute n'était plus possible. Il ne manquait plus qu'un fait précis, une constatation irréfutable.

Ce fait précis, dernier coup de pioche sur son château d'amour, elle se leva pour aller le rechercher, un matin que la bonne était allée aux provisions. Enveloppée d'une couverture, elle se traîna jusqu'à la cuisine où elle découvrit une terrine de foie gras profondément entamée, une bouteille de Frontignan, de l'eau-de-vie et deux verres encore humides. Devant la table, deux chaises rapprochées, sur la table, une seule assiette, salie.

Rentrée dans son lit, la vieille fille s'efforça de rassembler ses idées. Sa récente découverte l'avait rendue stupide, comme étonnée. Elle demeurait navrée par l'évidence, au point que ses esprits gisaient épars. De tout le mirage qui l'avait ravie, ces seuls détails ignobles subsistaient deux chaises voisines et la même assiette.

Cette table de cuisine lui emplissait la vue; elle en apercevait les moindres accidents et reconstituait par chacun d'eux la scène de goinfrerie lascive où, sans doute, son amoureuse crédulité avait excité leurs rires à bouche pleine.

Evidemment, les deux compères travaillaient ensemble à capter son héritage. Par là s'expliquaient le dévouement de la domestique et la tendresse de l'ami.

Certes, elle les chasserait tous deux ! Soulevée par la force des imprécations qui bouillonnaient en elle, elle se dressa à demi sur son lit défait. Maigre, les yeux étincelants, les mèches gris verdâtre de ses cheveux tordues autour de son front, éclairée en rouge par la flambée des bûches, elle semblait une Érinnye.

Mlle Narval rentrait.

Faites venir le notaire! commanda-t-elle.

Et. comme la domestique hésitait, elle ajouta :

Et aussi l'abbé Rouleau !

Et quand tout le monde fut réuni :

Monsieur le notaire, écrivez : Je lègue tout mon bien à l'hospice. Elle tomba sur son lit, sans souffle, comme morte. Quand elle se réveilla, seule dans sa chambre, elle vit son oreiller, ses draps roidis par le sang. La colère, la douleur avaient. pendant sa faiblesse, rouvert les sources rouges de sa poitrine.

A la joie calme qui la submergeait, elle sentit à n'en pas douter que tout allait prendre fin, et, presque souriante, elle ferma les yeux pour

mourir.

V

Adèle venait d'entrer en agonie. Sous la garde d'une voisine ennuyée. elle gisait, pareille à ces formes maigres des primitives xylographies. Un ciel bouleversé de novembre versait par instants une lumière diffuse et éblouissante.

Autour de son lit, invisibles aux assistants, les démons allaient et venaient. L'un, coiffé d'ailes de chauve-souris, le nez couvert de pus

tules, la lèvre pendant plus bas que le menton, les vertèbres de l'échine saillantes et rondes comme une dégringolade de pommes et finissant en une queue robuste et pointue; l'autre vêtu d'un poil abondant, la tête en hure de porc avec des oreilles d'épagneul, le nombril enrichi d'un eil goguenard; celui-ci. les dents saillantes livrant passage à une copieuse et visqueuse langue, le front cornu et les mamelles ballantes et gercées; cet autre sous l'apparence d'un oiseau à gros bec, paré d'oreilles de veau et les yeux comme des girandoles.

Ils se démenaient autour du lit et leurs pieds griffus éraflant les planches faisaient un petit bruit strident que percevait seule la mou

rante.

A son chevet se tenaient Dieu le Père, le Christ et la Vierge priant sous ses voiles. De leur bouche s'échappaient des banderoles portant ces mots Sis firma in fide, « Sois ferme en ta foi », mais leurs visages étaient empreints de tristesse. Triste aussi était l'ange gardien, debout à la droite du lit.

Et l'âme d'Adèle cria de détresse : Miserere mei, Domine! Les trois augustes figures se penchèrent, faisant reculer la cohorte des démons. Mais sans doute une pensée mauvaise rampa de nouveau dans l'esprit vacillant de la mourante, car les Maudits ricanèrent, leurs griffes égratignèrent encore les ais du lit, et l'un d'eux tendait à la vieille fille une couronne immonde, tandis que sur une banderole jaillissant de ses lèvres se lisait en lettres de feu : Perversa es! Fornicavisti!

« Tu t'es pervertie! » Adèle était inclinée sur son àme ainsi qu'audessus d'un puits ténébreux. Ces mots : Perversa es! tombèrent comme un rayon de soleil sur l'eau noire.

Elle vit son âme nue et transparente. Elle comprit que son ange et l'Autre avaient soulevé les plus secrets replis de sa conscience et découvert, répugnant insecte de nuit, l'amour que depuis longtemps elle couvait de toute sa chaleur.

Et les souvenirs l'assiégèrent, malgré son épouvante et ses efforts pour prier, pour prier seulement. Elle machonnait les Psaumes de la pénitence et goûtait à nouveau, étrangement intenses, les blandices charnelles du confessionnal, l'angoisse délicieuse et sacrilège qui faisait chavirer son cœur quand l'haleine du prêtre frôlait ses joues, cependant qu'elle lui avouait ses plus intimes tares, avec la sensation abominable, éperdument audacieuse de lever devant lui ses jupes, toutes jupes..

ses

« Putruerunt et corruptæ sunt cicatrices mex: a facie insipientiæ

meæ. »

«La pourriture et la corruption sont dans mes cicatrices, à cause de ma folie. >>

Dans ce combat au bord des éternelles ténèbres, elle vit défiler les figures de ses songes, des groupes monstrueux de cauchemar, d'autant plus compliqués et obscènes que son ignorance amoureuse était plus grande...

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