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gences y attachées que le vendredi, mais elle était parvenue à faire transférer cette faveur du vendredi au dimanche.

Dans le silence, un bruit familier de conversations s'éveilla. C'étaient les voisines qui, le repas du soir posé près du fourneau, causaient devant leur seuil en attendant l'heure du diner. Adèle se souvint des jours où, l'âme en repos, elle partageait son temps entre les ragots et la prière. Le banc du confessionnal, la chaise sur le pas de la porte étaient les deux places où se déployait son activité. Car elle ne se plaisait pas à ces ouvrages compliqués par lesquels les femmes industrieuses savent couvrir, préserver et embellir le marbre des cheminées. Son esprit spéculatif recherchait d'autres jouissances. Parmi le cercle des commères, elle inspectait, instruisait, jugeait, condamnait sans appel ; à l'église, elle découvrait son âme et recevait l'absolution. Délicieuse duplicité qui la faisait tour à tour juge inflexible et accusée triomphante. De cette double incursion dans le temporel et dans le surnaturel, son esprit revenait satisfait. Son esprit, elle tout entière en somme, car elle avait su réduire son corps à n'être plus qu'un moyen de souffrir et d'exercer sa vertu. Au retour de ces causeries vespérales, sa pureté, sa virginité brillaient d'un éclat plus vif au regard de toutes les turpitudes que révélaient les voisines demeurées mondaines. Et ce sentiment d'orgueil qui fait parfois succomber le juste la tenait souvent éveillée dans son lit froid, à l'heure que l'abbé Rouleau lui avait assignée pour faire son examen de conscience.

Le rayon jaune pàlit, puis disparut. Les collines lointaines se vêtirent de bleu obscur et leur ombre submergea les arbres du pensionnat. Adèle ferma sa fenêtre et alluma sa lampe malgré qu'il fit jour encore, mais le crépuscule l'effrayait comme un intrus libidineux. Elle connaissait les tentations qu'il apporte avec lui. La douceur qu'il répand sur la terre, elle savait combien son cœur en était amolli, l'été précédent, lorsqu'à cette même fenêtre elle demeurait, le samedi soir, jusqu'à la nuit noire, l'âme ravie, à écouter les cloches. C'est à la faveur de cette ombre charmante que le poison s'était infiltré.

Engluée dans les ruses du Mauvais, elle avait cru d'abord que ce bonheur inconscient lui venait simplement de sa pureté récente et que de l'absolution toute fraîche découlait cette joie indéfinie qui la faisait se complaire au parfum de sa giroflée, au vol des oiseaux et des nuages et à la lecture de livres d'amour tels que Télémaque ou Paul et Virginie. Pour accroitre encore cette allégresse sainte, elle s'était présentée deux fois par semaine, puis trois fois au tribunal de la pénitence, jusqu'au jour où l'abbé Rouleau, fatigué des niaises révélations de cette Agnès montée en graine, lui avait signalé la superfluité de ces visites fréquentes et dit qu'il était malséant de tirer une jouissance de l'usage immodéré des sacrements. Alors, la douleur que lui causa cette froide observation, sa tristesse et son impatience du dimanche au samedi lui révélèrent vaguement le mal dont elle soufrait. Puis ce fut un songe dont elle se réveilla brisée, une nuit affreuse où l'abbé Rouleau lui

apparut... Au souvenir de cette nuit, Adèle laissa tomber son scapulaire, comprenant qu'elle était indigne de le toucher; ses joues se creusèrent et ses yeux, dardés vers le ciel, implorèrent le miracle. Dès son réveil, elle avait compris la portée de ce sarcasme satanique; son ennemi, de ce jour, se dévoilait sans crainte, déjà trop certain d'avoir à jamais triomphé d'elle.

Mais, ma chère, on dirait que vous en êtes amoureuse! s'était écriée une voisine impie, un soir qu'elle louait l'abbé à cœur perdu. << Amoureuse »! ce mot s'écrasait dans sa bouche, délicieusement acide, comme ces prunelles des haies qu'à seize ans elle mangeait jusqu'à s'en donner la fièvre...

La nuit tombait, l'ombre malsaine, malgré la lampe, rampait jusqu'à ses pieds. Dans la rue plus silencieuse, les voix s'élevaient plus distinctes. Elle voulut sortir et se mêler au chœur des commères. Quelle honte! Ses yeux étaient rouges, enflammés, sa bouche aride. Comment expliquer ce changement et sa vie solitaire de tout un mois, comment même parler et répondre aux questions courantes, elle, dont une seule pensée martelait le cœur?

Elle se jeta sur son lit. L'oreiller pompant ses larmes, elle pleura jusqu'à l'anéantissement, et, dans le calme énervé qui suivit cette crise, elle tira de sa poitrine le scapulaire bleu de l'Immaculée Conception, pendu au même cordon que sa médaille de jeune fille, sa médaille des Enfants de Marie.

II

Le lendemain, dès l'aube, les cloches, éparpillant leurs carillons jusque par delà les collines roses, l'éveillèrent. C'était le 14 septembre, dimanche et fête de l'Exaltation de la Croix. On sonnait la première messe, celle que suivaient Adèle et quelques dévotes amies qui n'aimaient guère la pompe des offices de midi et l'orgueil des toilettes qu'y déployaient les dames des fonctionnaires. De plus, il lui semblait qu'à cette heure matinale, dans l'église presque vide et encore obscure, Dieu, descendant pour la première fois, la voyait mieux, se tenait plus près d'elle. « Je reviendrai comme un voleur, ut fur », avait-il dit. Elle et ses compagnes lui faisaient une visite intime, d'amies qui viennent saluer devant que la maison soit parée. Et puis l'abbé n'avait pas encore revêtu ses habits et ses manières de cérémonie; il avait un sourire pour chacune d'elles en leur donnant l'hostie.

La première pensée d'Adèle fut pour sa communion prochaine. Tout le fiel de la veille lui remonta à la gorge. Machinalement, elle se mit à sa toilette, tout en récitant les oraisons familières.

Elle avait accoutumé de procéder, de deux dimanches l'un, à ses ablutions secrètes. Elle suivait en cela les errements de ses voisines, les

sœurs qui, de par leurs fonctions, vivant avec le siècle, ne pouvaient se dispenser de ces pratiques mondaines. La supérieure des Sacramentines lui avait dévoilé que, tous les quinze jours, sans manquer, tout le couvent se réunissait en cercle sur de petites cuvettes et qu'au signal donné chaque nonne, lui tournant le dos, faisait une toilette rapide, tandis qu'elle même, assise au centre, récitait à voix haute le chapelet. Pour la première fois depuis de longues années, Adèle, ce matin-là, se lava seulement les mains et le visage.

Elle sortit, et, dès le seuil de sa porte, elle oublia un instant sa peine, tant la brise était douce et le ciel joliment bleu. Elle suivit pour se rendre à l'église les ruelles désertes où le soleil n'était pas encore descendu. Ses pas sonnaient sur la terre sèche. A la faveur de la solitude, les pensées terribles s'emparèrent encore d'elle. En vain elle s'efforçait de ne songer à rien et de noyer toute imagination sous le flot précipité des prières récitées à mi-voix. A mesure qu'elle approchait de l'église, le cri de la réprobation grandissait en elle.

Arrivée devant la porte ancienne où les saints de pierre ouvrent des yeux si naïfs et les saintes tendent des mains si pures, elle s'arrêta, pleine d'une angoisse indicible en face de l'ombre terrible de la nef. Il lui sembla qu'une main mystérieuse la tirait en arrière, et, comme en songe, elle descendit à reculons les degrés du porche. En bas, elle eut la certitude qu'une intervention surnaturelle l'avait éloignée de l'église et préservée du sacrilège. Fallait-il remonter les degrés et braver ainsi la colère de Dieu après en avoir méconnu la leçon? Pale et sans rien voir, elle contourna l'église et dans l'angle d'un contrefort de l'abside elle s'assit. Sa tête était creuse, légère, ses membres lui semblaient vides de sang, tandis que son cœur sonnait comme une cloche. Elle regardait à ses pieds l'herbe drue poussée sur d'anciennes sépultures, puis les pierres noircies de la muraille autour d'elle, puis ses pauvres mains tenant son livre sur sa robe.

La vue d'un lézard qui, furtif comme les premiers rayons chauffant le mur, courait, s'arrêtait brusquement, courait encore, la tira de cette sorte d'anesthésie mentale. De nouveau le monde extérieur entrà en elle; de même un fleuve, qu'un barrage a quelque temps contenu, déborde et reprend son cours par dessus l'obstacle.

Par un vitrail entr'ouvert elle perçut le bruit des chaises remuées dans l'intérieur de l'église avant l'élévation, la sonnette du bedeau tinta. dans son cerveau, aussi nette que les premières paroles qu'on entend au réveil d'un long évanouissement. Et presque aussitôt le remords, comme un fauve que rien ne détourne de sa proie, bondit sur elle et lui planta ses ongles.

- Mon Dieu! faites que j'en guérisse! demanda-t-elle, doucement. Tout souriait au soleil. Des hirondelles passaient stridentes. Sur ses joues blanches qu'un frisson nerveux tirait par instants, de grosses larmes roulèrent. Tout attendrie, elle s'agenouilla sur cette terre où tant d'autres dormaient. Elle était là, hors de l'église, priant de loin.

comme une lépreuse ou une excommuniée, priant, non avec des prières écrites que les lèvres prononcent à l'insu du cœur, mais avec la voix même de sa douleur incurable et de sa peur sans limites...

Une ombre envahit soudain le banc contre lequel elle s'était écroulée. Elle tourna son visage lamentable, fripé, barbouillé de larmes qui luisaient encore au creux des rides.

Comment, vous ici, mademoiselle? Que vous est-il arrivé?

C'était l'abbé Rouleau qui, sa messe dite, se promenait autour de l'église. Il la prit par les mains et la fit asseoir près de lui sur le banc. Voyons, mademoiselle, parlez, qu'y a-t-il?

Elle retira ses mains que l'abbé tapotait doucement et demeura tremblante, interdite, les lèvres serrées, les yeux obstinément fixés vers le sol. De courtes mêches de cheveux s'échappaient de son chapeau en capote, ses yeux brillaient, entourés d'un cercle rouge, et sous son nez où tremblait une goutte brillante les poils de sa moustache, agglutinés par les larmes, dessinaient des virgules noires.

Je ne vous ai point vue à la messe. Vous étiez déjà sans doute à cette place, dit l'abbé; et, tout en parlant, par une bienveillance machinale, il chercha encore les mains d'Adèle. Mais celle-ci, reculant jusqu'à l'angle extrême du banc :

Laissez-moi, monsieur le curé.

Elle jeta un regard bref sur l'abbé et fixa de nouveau ses yeux vers la terre. Et comme Rouleau insistait, la pressait de questions, pressentant un mystère que la confession n'avait pu lui dévoiler encore, tout à coup Adèle bondit comme une chèvre et s'enfuit en courant vers sa maison.

III

Chez elle, la porte fermée à clef, Adèle se trouva en face de toute une journée de tentations certaines, de toute une journée à passer en bataille avec son péché renaissant et multiforme.

Ses mains gardaient encore l'impression des mains de l'abbé, molles et tièdes; un instant, ses jambes avaient frôlé la robe noire; elle revoyait le visage plein d'ombre penché sur le sien, elle entendait cette voix qui descendait en elle comme une onde de délices empoisonnées. Et le rêve se rebâtit en elle d'une union discrète et profonde, obtenue, qu'importe! au prix du salut éternel de deux âmes pour elle également précieuses, à jamais scellées l'une à l'autre au feu de l'enfer, mais pour quel paradis immédiat !

S'aventurant plus loin, sa pensée, devenue en quelque sorte plus brave vis-à-vis du mal par tout le mal déjà conçu, elle descendit jusqu'à ces images charnelles, à ces visions précises et presque tangibles qui la soulevaient toute et la ravissaient en extase. Ah! cette extase, qu'elle ne pouvait plus obtenir par la prière, comme elle l'atteignait rapide

ment, à l'autre pôle de sa nature! Comme le démon la lui procurait, copieuse, intense, au point qu'elle y trouvait la consolation et même une trêve à sa souffrance! Mais, sitôt le mirage dissipé, comme la réalité reparaissait, plus formidable encore! Comme elle tonnait, la voix de Dieu! Nul refuge ne pouvait la soustraire à la tentation. Inhabile aux travaux domestiques, elle ne savait que lire, prier et méditer. Sa maison était à ses yeux plus déserte et plus monotone que la plus affreuse Thébaïde. C'était la cellule d'une recluse, moins la distraction des offices et des ouvrages du couvent,

La peur de la mort et du diable qui s'agrippa si fort au ventre et à la nuque des moines du moyen âge était du moins combattue par la pratique passionnée de deux autres niaiseries également absorbantes : l'écriture et l'enluminure. Mais Adèle ne connaissait aucun art d'agrément, pas même cette broderie au crochet, apanage des simples, mais aussi refuge des inquiets dont elle embrouille et retient la pensée par le comput des points et l'enchevêtrement des laines. Des rentes sur l'État lui avaient assuré la vie oisive. Rouleau, à qui naguère elle avait confié son ennui, avait obtenu pour elle de Monseigneur la commande d'un certain nombre de petits rectangles de drap et de flanelle destinés à contenir des cendres sacrées. Mais après la première livraison. Monseigneur, de nouveau sollicité, n'avait plus répondu. Les sachets. d'Adèle, mal cousus, laissaient fuir les cendres, d'où de nombreux sacrilèges involontaires.

Cependant, elle demeurait assise, les mains inertes, l'esprit vide, prompt à s'emplir d'imaginations coupables. Elle chercha un sujet de méditation. Des circonstances de la vie des Saintes comparables à sa situation présente lui revinrent aisément à la mémoire. Elle pensa surtout à Marie l'Égyptienne. Ayant pris le livre, elle l'ouvrit au signet et lut :

α

« Cette sainte, ayant quitté sa famille à l'àge de douze ans, avait passé dix-sept ans plongée dans la débauche, sans que l'accroisse<< ment de l'àge fit autre chose en elle que fortifier la malice et augmenter <«< cet embrasement funeste dans lequel elle s'étudiait à faire périr avec elle toute la jeunesse d'Alexandrie. Ce n'était ni l'intérêt, ni l'amour « du gain qui la portait à cette fureur démesurée. Car elle faisait gloire «de refuser tout ce qu'on voulait lui donner, espérant par ce moyen «< attirer à elle encore plus de monde, lorsqu'on verrait qu'elle ne « recherchait point d'autre récompense du péché que le péché même. » Quarante-sept ans après le miracle qui l'avait convertie, Zozime l'avait rencontrée sur les bords du Jourdain, « toute nue et le corps extrêmement noir par suite de l'ardeur du soleil », les cheveux aussi blancs que de la laine, mais si courts qu'ils ne lui allaient que jusqu'au cou.

Habile à découvrir des concordances, Adèle s'aperçut que sa propre vie n'était que le rebours de la vie de Marie d'Egypte. La période de pénitence et de prière avait chez elle précédé le temps de la faute, loyer

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