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Pour ne pas nous perdre ici dans le vaste réseau de l'histoire de la civilisation, fixons immédiatement un trait caractéristique du temps présent.

Tandis que les armes allemandes pénètrent jusqu'au cœur de la civilisation française, voilà qu'il nous vient soudain un sentiment de honte parce que nous vivons dans la dépendance de cette civilisation et ce sentiment se manifesta dans le public par la mise en demeure d'avoir à abandonner les modes parisiennes. Ainsi, ce que notre sens esthétique des convenances a supporté si longtemps, bien plus, ce qui a été le point de mire de notre esprit public, paraît enfin choquant au sentiment patriotique. Tandis que nos poètes continuaient tranquillement à déposer leurs hommages « aux pieds de la femme allemande », l'artiste n'avait qu'à jeter un regard sur notre public mondain pour y trouver matière à caricature. — Dans un phénomène si particulièrement compliqué, il ne nous faut pas perdre un mot d'explication. Mais peutêtre n'y a-t-il là qu'un mal passager on pouvait s'attendre à ce que le sang de nos fils, de nos pères, de nos époux, versé sur les champs de bataille les plus meurtriers de l'histoire pour la plus noble des causes, dût au moins faire rougir de honte nos filles, sœurs et femmes et éveiller soudain en elles l'orgueil de ne plus s'offrir à leur époux comme des caricatures d'un ridicule absolu. A l'honneur des femmes allemandes nous voulons bien croire qu'un tel sentiment de dignité les anime; et cependant qui ne sourirait en présence de la nouvelle exigence qui leur impose de porter d'autres costumes? Qui n'a pas senti qu'il ne pouvait s'agir ici que d'une nouvelle et, tout porte à le croire, grotesque mascarade? Car ce n'est pas un caprice du hasard, dans notre vie extérieure, que nous soyons sous l'empire de la mode, de même qu'il est très bien fondé dans l'histoire de la civilisation moderne que les caprices du goût parisien nous dictent les lois de la mode. Effectivement, le goût parisien, c'est-à-dire l'esprit de Paris et de Versailles depuis deux cents ans, a été le seul ferment créateur de l'éducation européenne; car si le génie d'aucune nation n'a pu créer de nouveaux types d'art, l'esprit français, du moins, a produit encore la forme extérieure de la société, et jusqu'aujourd'hui a conduit la mode du costume.

Si avilies que ces choses puissent être aujourd'hui, elles correspondent cependant, à l'origine, à l'esprit français; elles en sont l'expression prompte et sûre de même que les Italiens de la Renaissance, les Romains, les Grecs, les Égyptiens et les Assyriens se sont exprimés dans leurs divers types d'art ; et rien ne nous montre tant que les Français sont le peuple souverain de la civilisation actuelle que le fait que notre fantaisie tombe aussitôt dans le ridicule quand nous nous imaginons que nous n'avons qu'à vouloir pour pouvoir nous émanciper de leur mode. Une << mode allemande » placée en opposition à la mode française serait quelque chose de tout à fait absurde. Et il nous faut reconnaître, quand enfin notre sentiment se révolte, que nous subissons là un véritable maléfice dont seulement une renaissance infiniment profonde pourra

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nous délivrer. Il faudrait que tout notre être fondamental fût modifié de telle sorte que l'idée de mode même perdît toute signification dans le développement de notre vie extérieure.

En quoi devrait consister cette renaissance? Il nous faut d'abord rechercher les raisons de la chute profonde du goût public en matière d'art, nous tirerons ensuite uos conclusions avec une grande prudence. L'emploi d'analogies, dans l'objet principal de cette étude, nous ayant déjà conduit à des conclusions qu'il nous aurait été difficile d'obtenir autrement, nous allons entrer dans un ordre de considérations, en apparence éloigné, mais qui, en tout cas, complétera nos vues sur le caractère plastique de notre vie extérieure.

Si nous voulons nous représenter un véritable paradis pour la productivité de l'esprit humain, il faut nous reporter aux temps antérieurs, à l'invention de l'écriture et à sa figuration sur le parchemin ou le papier. Nous trouverons que c'est là que toute la vie civilisée a pris naissance et qu'elle ne fait plus maintenant que se poursuivre comme objet de réflexion ou d'application pratique. Alors la poésie n'était pas autre chose qu'une invention réelle de mythes, c'est-à-dire d'événements imaginaires dans lesquels la vie humaine, d'après son caractère différent, se reflétait avec une réalité objective, dans le sens d'apparitions immédiates d'esprits. Cette faculté nous la voyons appartenir en propre à tout peuple d'essence noble, jusqu'au moment où il prend l'usage de l'écriture. Dès lors la force poétique lui échappe, la langue qui jusque là s'était formée dans un incessant développement arrive à son point de cristallisation et se fige. L'art du poète devient l'art d'orner les vieux mythes, qui ne peuvent être inventés de nouveau, et aboutit à la rhétorique et à la dialectique. Imaginons-nous maintenant le saut de l'écriture à l'imprimerie. Dans le livre précieusement calligraphié, le chef de famille faisait la lecture aux siens et à ses hôtes; à présent, chacun lit soi-même pour soi, et c'est pour les lecteurs qu'écrit désormais l'écrivain. Il faut se rappeler les sectes religieuses du temps de la Réforme, leurs disputes et leurs petits traités, pour avoir une idée de la folie furieuse qui s'était emparée des têtes humaines, possédées par la lettre imprimée. On peut admettre que le splendide choral de Luther sauva, à lui seul, la pensée saine de la Réforme; parce qu'il agit sur l'âme et guérit ainsi la maladie de la lettre qui tenait les cerveaux. Mais le génie d'un peuple pouvait encore s'entendre avec l'imprimeur, si pénible que ce commerce lui parût. L'invention des gazettes, la pleine floraison du journalisme l'a refoulé. Car maintenant il n'y a plus que des opinions qui dominent, des opinions « publiques» que l'on peut avoir pour de l'argent comme des filles publiqnes. Celui qui reçoit un journal se procure non seulement un papier de rebut, mais encore des opinions, il n'a plus besoin de penser ni de réfléchir ; il est déjà pensé pour lui, noir sur blanc, ce qu'il faut penser de Dieu et du monde. C'est ainsi que le journal de modes de Paris dit à la « femme allemande » comment il faut s'habiller, car, en de telles matières, le Français a plein droit de nous

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dire quelle est la chose convenable, attendu qu'il s'est élevé aux fonctions d'illustrateur par excellence de notre monde de papier-journal.

Si de cette transformation du monde poétique en un monde littéraire journalistique, nous passons à celle que le monde a éprouvée dans la forme et dans la couleur nous rencontrons des faits identiques.

Qui donc serait assez présomptueux pour croire qu'il peut 'se faire une idée réelle de la grandeur et de la divine sublimité du monde plastique de l'antiquité grecque ? Un regard sur le moindre fragment des débris de ce monde, nous fait ressentir avec un frisson que nous sommes là en présence d'une vie que nous ne pouvons juger faute d'élément de comparaison. Cette époque s'est acquis le privilège d'enseigner à tous les temps, par ses seules ruines, comment il serait possible de rendre quelque peu supportable au monde ce qui lui reste à parcourir de sa carrière. Nous devons aux grands Italiens d'avoir donné une vie nouvelle à cet enseignement et de nous avoir noblement servi d'intermédiaires entre le monde antique et notre nouveau monde.

Ce peuple doué d'uns si riche fantaisie, nous le voyons se consumer entièrement dans le soin passionnée de cet enseignement; après un siècle admirable, il sort de l'histoire, qui, dès lors, s'empare, par erreur, d'un peuple, en apparence, parent, comme pour voir ce qu'elle pourra tirer de ce peuple pour la forme et la couleur du monde. Un prince de l'Église, habile homme d'État chercha à inoculer à l'esprit français l'art et la culture italiens, après que, chez ce peuple, l'esprit protestant eut été totalement extirpé : les plus nobles têtes du protestantisme étaient tombées et ce que les noces de sang parisiennes avaient épargné avait été soigneusement brûlé jusqu'à la racine. Avec le reste de la nation, on procéda alors << artistiquement »; mais comme toute fantaisie lui échappait ou l'avait déjà quittée, le sens créateur ne voulut se montrer nulle part, et elle resta notamment incapable de donner l'œuvre d'art; on réussit mieux à faire du Français lui-même un homme artificiel. La notion artistique, qui échappait à sa fantaisie, devint chez lui représentation artificielle de l'homme même. Cela pouvait passer pour antique, si l'on admettait que l'homme en soi-même doit être premièrement artiste avant que de produire des œuvres d'art. Qu'un roi élégant et adoré donnat l'exemple d'une manière d'être infiniment délicate en toutes choses, il était facile, par une gradation descendante ayant le roi pour origine et pour second degré la noblesse, d'amener enfin le peuple tout entier à adopter des manières élégantes. Dans le soin qu'il y apporta et qui devint rapidement chez lui une seconde nature, le Français put sembler supérieur à l'Italien de la Renaissance, en ce sens que l'Italien n'était que créateur d'oeuvres d'art, tandis que le Français était devenu lui-même une œuvre d'art.

On peut dire que le Français est le produit d'un art particulier de s'exprimer, de se mouvoir, de s'habiller. La loi en cela est « le goût». Un not qui provient d'une des fonctions les plus inférieures des sens a été appliqué à une tendance d'esprit. Avec ce goût, il se goûta lui-même tel

qu'il s'est préparé, comme on goûte une sauce de haut goût. Incontestablement il est parvenu, sur ce terrain, à la virtuosité. Il est foncièrement moderne et, quand il s'offre en exemple au monde civilisé, ce n'est pas sa fante si on l'imite maladroitement, c'est au contraire pour lui une flatterie perpétuelle que lui seul soit original dans une chose où d'autres voudraient l'imiter. Cet homme est entièrement « journal » ; pour lui, l'art plastique de même que la musique est un objet de « feuilleton »>. En qualité d'homme moderne, il s'est adapté le premier, comme il a fait pour son costume à l'égard duquel il procède uniquement d'après le caprice de la nouveauté, c'est-à-dire d'un changement perpétuel. Ici l'ameublement est l'objet principal, c'est pour lui que l'architecte construit le bâtiment. Cette tendance se maintint originale jusqu'à la Révotion, en ce sens qu'elle s'adaptait au caractère de la classe dirigeante de la société, de la même manière que le vêtement s'harmonisait avec le corps et la frisure avec la tête. Mais ensuite, cette tendance tomba plus bas encore, car les classes supérieures se gardèrent timidement de donner le ton à la mode et en laissèrent l'initiative aux couches plus vastes parvenues au pouvoir. (C'est toujours Paris que nous avons en vue.) Ici donc, ce qu'on appelle le « demi-monde », avec sa suite de galants, devint le choryphée de la mode : la dame parisienne en imita les allures et le costume pour se rendre attrayante aux yeux de son époux. Dans ce demi-monde, tout au moins l'originalité est encore telle que morale et le costume se conviennent et se complètent. Mais ailleurs on a renoncé à exercer la moindre influence sur les arts de la forme qui sont tombés dans le domaine des marchands d'objets à la mode, quincaillerie et tapisserie c'est à peu près ainsi qu'ont débuté les arts chez les peuples nomades! En face de ce constant besoin de nouveautés, attendu qu'elle-même ne peut jamais rien produire de réellement nouveau, la mode a, comme unique ressource, l'alternance des extrêmes : c'est à cette tendance que nos artistes, étrangement inspirés, se rattachent, pour nous représenter, eux aussi, de nobles formes d'art que, naturellement, ils n'ont pas inventées. Maintenant l'antique et le rococo, le gothique et la Renaissance permutent entre eux; les fabriques livrent des groupes de Laocoon, des porcelaines de Chine, des copies de Raphaël et de Murillo, des vases étrusques et des tapis du moyen âge, ajoutez à cela des meubles Pompadour et de la stucature Louis XIV: l'architecte enferme le tout dans une bâtisse de style florentin et pose dessus une Ariane.

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Aujourd'hui, l'art « moderne » devient lui aussi un nouveau principe pour l'esthéticien : son caractère original est son manque total d'originalité et son avantage inappréciable consiste dans le trafic de tous les styles qui sont devenus maintenant accessibles à la plus grossière perception et peuvent s'approprier à volonté au goût de chacun. Mais il faut encore accorder à cet « art moderne » un nouveau principe d'humanité, la démocratisation du goût artistique. On dit qu'il faut en prendre espoir pour l'éducation future du peuple; car maintenant l'art et ses

créations n'existent plus uniquement pour la jouissance des classes privilégiées; le moindre bourgeois peut s'offrir sur sa cheminée les types les plus nobles de l'art, et le mendiant lui-même peut les contempler, à loisir, à la vitrine d'une boutique d'art. En tout cas, dit-on, il faut nous montrer satisfaits, car il est absolument impossible de dire comment, dans le pêle-mêle actuel, l'homme le mieux doué du monde pourrait arriver à inventer un nouveau style, dans les arts de la forme comme dans la littérature.

Il nous faut souscrire entièrement à ce jugement, car il y a là un résultat d'une importance égale au fait même de notre civilisation. On pourrait penser que ces conséquences s'atténueront dans la décadence de notre civilisation; ce serait à peu près admissible si toute l'histoire était abolie, et ce serait le cas si le communisme social, sous la forme d'une religion pratique, devait s'emparer du monde moderne. Quoiqu'il en soit, nous sommes, avec notre civilisation, à la fin de toute vraie productivité en ce qui concerne la forme (plastique de cette civilisation; par conséquent, nous faisons bien de nous habituer, dans un domaine où le monde antique s'offre à nous comme un modèle inaccessible, à ne plus rien attendre de semblable à ce modèle; au contraire, il faut nous accommoder de ce résultat étrange de la civilisation moderne, résultat qui paraîtra caractéristique à bien des gens. Dans le même esprit, nous devrons reconnaître comme une vaine tentative de réaction contre l'esprit de notre civilisation, l'exposition d'une nouvelle mode allemande pour nos vêtements et surtout ceux de nos femmes; car aussi loin que notre regard porte, la mode domine.

Mais à côté de ce monde de la mode, dans le même temps, un autre monde nous est apparu. De même que sous la civilisation universelle de Rome le christianisme a percé, de même, aujourd'hui, du chaos de la civilisation moderne la musique a surgi. Tous deux disent : « Mon royaume n'est pas de ce monde » c'est-à-dire : nous venons de l'intérieur, vous de l'extérieur, nous sommes issus de l'essence, vous de l'apparence des choses.

Que chacun expérimente sur soi-même, comme tout ce monde extérieur qui, à son désespoir, l'enserre infrangiblement de tous côtés, s'anéantit soudain devant lui, dès que les premières mesures d'une de ces diverses symphonies se font entendre. Comment, dans une salle de concert d'aujourd'hui (où, certes, turcos et zouaves se trouveraient tout à fait à leur aise!) serait-il possible d'écouter cette musique avec le moindre recueillement, si, comme nous le savons, l'entourage visible ne disparaissait pour notre perception sensible? Telle est, conçue dans son sens le plus grave, l'action de la musique en face de toute notre civilisation moderne ; la musique l'abolit, comme la lumière du jour l'éclat de la lampe.

Il est difficile de se représenter nettement de quelle manière, à chaque époque, la musique a manifesté sa puissance particulière, en face du monde de l'apparence. Il doit nous sembler que la musique pénétrait

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