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sur un râtelier de bois, et alors, avec une barre de fer, vous lui rompiez les bras en quatre endroits, les jambes en quatre autres, après quoi vous lui rompiez également les reins en plusieurs places, au total, « onze coups vifs ». Puis, ses jambes et ses bras brisés étant ramenés sous son dos, et la face vers le ciel, vous le mettiez sur la roue « pour y vivre tant qu'il pourrait vivre ». Le premier qui en fit l'étrenne à Rouen vécut ainsi soixante-dix-sept heures; il mourut de faim (Floquet, I, 441). Un enfant de dix-sept à dix-huit ans resta ainsi pendant vingt-deux heures. C'était en décembre, les confesseurs se relayaient auprès de lui, à cause du froid. Le lieutenant-criminel, par pitié pour ces derniers, envoya demander la permission de l'étrangler, ce qui fut accordé. «Sans cela, dit Barbier, il y serait peut-être encore. » (Journal, 1742.)

Cela n'était donc pas si terrible, et à une époque où les galériens semblaient à madame de Sévigné « une société d'honnêtes gens qui se sont retirés du monde pour mener une vie douce » (1675), un homme sur la roue disait à son confesseur « Monsieur, il y a longtemps que je n'ai eu tant de repos d'esprit. » (Sévigné, VII, 434.)

Il est certain qu'il en rouait un si grand nombre, et si fréquemment, qu'il devait avoir fini par s'y habituer. Le médecin Guy Patin, dans ses Lettres, parle de six laquais roués le même soir dans la rue Saint-Antoine (II, 57-59). Le Journal d'un bourgeois de Caen nous apprend que dans les deux seuls mois de mai et de juillet 1706, sept criminels furent pendus ou rompus dans cette ville. Combien, au XIXe siècle, faudrait-il d'années pour que la Normandie tout entière fournît un pareil contingent de suppliciés?

Trop heureux mille fois, s'il savait son bonheur, l'exécuteur des hautes œuvres de Paris, auquel le destin accordait tous les beaux cas, et qui voyait parfois, de cent lieues à la ronde, les bourreaux en exercice et leurs aides accourir en foule et obtenir à ses côtés les places d'honneur pour

venir, dans l'intérêt de leur instruction, voir travailler monsieur de Paris (1).

Si le public ne lui faisait jamais défaut, il est juste de reconnaître qu'il n'était pas non plus en retard de délicates attentions, et il lui était arrivé de pendre pendant un sursis un pauvre patient dont la grâce n'arrivait pas assez vite. Il sut s'excuser en disant que les spectateurs s'ennuyaient (2).

Au besoin, on se faisait un plaisir de lui donner un coup de main. Lors du supplice de Ravaillac, un passant prêta son cheval pour remplacer un de ceux du bourreau : ils étaient sur les dents, on ne pouvait l'écarteler. Chacun se mit à la corde et tira. Pour certains crimes horribles, des gentilshommes, d'autorité, prenaient la place du bourreau (3).

Mais la mort lente et savamment ménagée n'était que le dénoûment du drame, et avant le dénoùment il y avait tous les actes et toutes les scènes poignantes de la torture, spectacle de haut goût que l'on offrait à un ami, à une femme à laquelle on voulait plaire (4). Il excellait dans la question préparatoire comme dans la question préalable, dans la question ordinaire comme dans la question extraordinaire. Avait-il.à exercer son industrie sur un homme ou sur une femme, sur un vieillard ou sur un enfant, il devinait, à la seule inspection du sujet, à quel point précis il fallait s'arrêter pour ne pas le tuer tout à fait, ce qui était sans doute pousser la question jusqu'à l'indiscrétion. Il savait quel genre de torture convenait à son tempérament, s'il fallait l'eau ou le feu, le brodequin ou les coins (5). Il gui

(1) Diction. de la conversation, art. DAMIENS. (2) Bussy-Rabutin, Mémoires, I, 180.

(3) Cimber et Danjou, Archiv. cur. de l'hist. de Fr., 1re série, XV, 105. (4) « Avez-vous jamais vu donner la question?

(Racine, les Plaideurs.)

(5) Le bourreau décidait du mode de torture, et Charondas dit, liv. IX, p. 45: « La question se donnait en la forme reçue et autorisée

dait le juge comme il éclairait la justice, et s'il est vrai que le couperet du bourreau soit la pierre angulaire de l'édifice social, ainsi que l'a dit de Maistre, on doit convenir que la société féodale était bien plus normalement et plus solidement établie que la nôtre.

Comme un seigneur haut justicier, il levait ses tailles dans ses domaines, imposant les abbayes (1), mettant, au marché, sa main dans le panier, dans la hotte ou dans le sac de tout paysan qui y apportait ses denrées (2), marchant fièrement en tête des processions, et le personnage obligé de toutes les fêtes, à la Fête-Dieu comme à la Grève.

C'est qu'il faut bien reconnaître que c'est à l'Église du moyen âge, en effet, que le bourreau dut son importance, à l'Église qui, victorieuse et toute-puissante alors, organisait la societé selon ses désirs, et réalisait ce sanglant idéal qu'en plein xixe siècle regrettent encore aujourd'hui ses défenseurs. A la société, la mort du coupable suffit; à l'Église, il faut le châtiment, le martyre, l'expiation, la torture. Le bourreau, c'est l'incarnation du diable, c'est Satan en cette vie, comme Satan est le bourreau dans l'autre (3), et la flamme des bûchers de l'inquisition n'est que l'avant-goût de la flamme éternelle de l'enfer des damnés. N'ayant pu placer l'éternelle souffrance que de l'autre côté de la vie, elle a du moins placé de celui-ci la souffrance jusqu'à la mort, reliant il est vrai l'une à l'autre, et la prolongeant dans un avenir

par l'usage du lieu. »> Metz, 367.

Emmanuel Michel, Hist. du parlement de

(1) « Les religieux de Saint-Martin payaient par an au bourreau cinq pains et cinq bouteilles de vin; ceux de Sainte-Geneviève, cinq sols à leur fête patronale. L'abbé de Saint-Germain des Prés, à la fête de saint Vincent, patron de son abbaye, lui donnait la tête d'un pourceau et le faisait marcher à la tête de sa procession. Sauval, II, 457.

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(2) C'est le droit de havage, dont nous parlerons.

(3) << Les bourreaux sont les diables du corps, comme les diables sont les bourreaux des âmes. » Rochefort, Dict. curieux. Dictionnaire de Trévoux, ve BOURREAU.

sans fin, puisque, tant qu'elle le put, et dans un but fiscal que nous expliquerons, elle damna l'âme en tuant le corps, puisqu'elle refusa un confesseur au condamné, et qu'il fallut, pour faire cesser cet odieux état de choses, une ordonnance de Charles VI, un fou, provoquée par Pierre de Craon, un assassin. Voilà à quels hommes l'Église abandonnait l'initiative des plus légitimes progrès.

Laissons pour ce qu'elles valent les menteuses apologies et les calomnies persévérantes: allons dans le vif des faits, et à leurs fruits jugeons les arbres. C'est le moyen âge, époque de foi, qui nous a enseigné le mépris de la vie humaine, qui a entouré la mort de tous les affres qu'y ajoute la torture. C'est la révolution de 1789 qui a, autant qu'il était en elle, supprimé la douleur dans la mort; c'est la révolution de 1848 qui a renversé l'échafaud politique, et il n'a pas tenu à elle que le bourreau disparût à jamais.

CHAPITRE V

Différentes conditions du paysan en dehors du servage.

«L'aubain est celui qui, quoique Français et né dans le royaume, demeure et décède dans un autre diocèse que celui où il est né. »>

DE LAURIÈRE.

Les plus généreuses passions, comme aussi les vices des hommes, dépendent souvent des habitudes ou des nécessités de leur existence. Les peuples pasteurs, qui dressent pour un jour sous le ciel leurs tentes mobiles, et qui chassent partout devant eux leurs troupeaux, leur vivante fortune, échappent sans peine à la tyrannie, et sont jaloux d'une indépendance qu'il leur est plus facile de conserver. Il n'en est point de même des peuples agriculteurs. Le pauvre laboureur qui, courbé sur le sol, a confié en novembre à la terre la semence qui exige une lente gestation

de neuf mois avant de pouvoir être arrachée de ses vastes flancs, s'attache à elle comme l'homme qui sent qu'une partie de lui-même est renfermée dans le sein de l'épouse à laquelle il a donné son cœur et toutes ses pensées. Il a fécondé la terre, il est de moitié dans l'acte sublime de création qu'elle accomplit chaque année, il se sent lié à son œuvre, là est son amour et sa vie. Il veut récolter ayant semé; puis, sa récolte faite, il ne peut l'emporter dans ses bras ni se faire suivre par elle. Il faut donc qu'il demeure, et c'est bien lui, le pauvre manant, qui peut dire ce mot profondément mélancolique de Danton : « Est-ce qu'on emporte la patrie à la semelle de ses souliers? >>

Aussi voyons-nous les robustes pasteurs de l'Helvétie chasser leurs tyrans et se mettre en république dès les premières années du xive siècle, tandis qu'à côté d'eux les fils de cette glorieuse et puissante France qui remplit l'Europe du bruit de ses armes, attendirent jusqu'aux dernières années du XVIII avant de reconquérir leur liberté perdue. Que la propriété soit asservie par la violence comme au moyen âge, qu'elle agonise sous le poids de l'impôt comme aujourd'hui, le laboureur, pourvu qu'on lui laisse la terre, se cramponnera à elle de ses ongles et de ses dents, jusqu'à ce qu'elle lui manque; il mourra s'il le faut, attendant la récolte là où il a mis la semence.

Hélas! elle lui manquait souvent alors, cette terre que les porte-lances avaient accaparée toute, et sur laquelle ils lui permettaient à peine de travailler, sans qu'il pût la posséder. Si encore ils lui eussent laissé le travail et ses fruits! Mais non, ils venaient chaque jour piller et saccager sa chaumière, enlever ou brûler ses gerbes, ou faire paître leurs destriers sur ses champs que le soleil de juillet n'avait pas encore dorés aux feux de ses rayons. De là cette misère continuelle, ces famines incessantes; de là aussi ces migrations persévérantes, ce douloureux hymen du paysan et de la terre violemment brisé, ces désertions de

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