«Le long de la Somme, de Péronne à l'embouchure, on comptait encore, au dernier siècle, trente de ces souterrains. C'est là qu'on pouvait avoir quelque impression de l'horreur de ces temps. C'étaient de longues allées voûtées de sept ou huit pieds de large, bordées de vingt ou trente chambres, avec un puits au centre, pour avoir à la fois de l'air et de l'eau. Autour du puits, de grandes chambres pour les bestiaux. Le soin et la solidité qu'on remarque dans ces constructions indique assez que c'était une des demeures ordinaires de la triste population d'alors. Les familles s'y entassaient à l'approche de l'ennemi. Les femmes, les enfants y pourrissaient des semaines, des mois, pendant que les hommes allaient timidement au clocher, voir si les gens de guerre s'éloignaient de la campagne... Ils avaient beau se réfugier sous la terre, la faim les y atteignait. Dans la Brie et le Beauvoisis surtout, il n'y avait plus de ressources. Tout était gâté, détruit (1)... » << Et mouraient les petites gens de faim, dont c'était grand pitié; et dura cette dureté et ce cher temps plus de quatre ans» (Froissart). « A Paris, on défendit de sonner les cloches, excepté celle du couvre-feu, depuis les vepres chantées jusqu'au grand jour du lendemain, afin que les bourgeois en faction ne fussent distraits par aucun bruit. Les chemins se couvrirent d'herbe, les monastères furent abandonnés, les sillons laissés en friche ne servirent plus que de camps aux différentes troupes de brigands, de jacques, de soudoyers anglais, navarrois, français, qui s'y succédaient comme des hordes d'Arabes passant dans le désert: on ne reconnaissait l'existence des hommes dans ces solitudes qu'à la fumée des incendies qui s'élevaient des hameaux. Nous avons encore des complaintes latines que l'on chantait sur les (1) Michelet, Hist. de France, III, 336. malheurs de ces temps, et ce couplet pour les bonshommes : Jacques Bonshommes ! Cessez, cessez, gens d'armes et piétons, Qui de longtemps Jacques Bonhomme Reposons-nous un instant et détournons nos regards de cette longue agonie du peuple: tout à l'heure nous reprendrons notre marche. Lorsque au milieu des sables du désert on rencontre une fraîche oasis, il est bien permis de s'y attarder un moment. Je vais raconter la dernière et suprême vengeance de Jacques Bonhomme au milieu de cette recrudescence de fureurs. Quand dans les villes, qui n'avaient pas toutes l'immortel héroïsme de Calais, les bourgeois, << doutant leurs corps et leurs biens à perdre »>, jurent féauté et hommage au roi d'Angleterre (2); quand les grands, trouvant Édouard III plus libéral que le roi de France, prennent de l'argent de lui pour entretenir leurs folles dépenses, et lui vendent lâchement leur honneur et leur fidélité (3); quand ceux qui sont demeurés Français se cachent et refusent de défendre leurs sujets quand toute cette noblesse si fière de son antiquité et de ses titres n'est plus qu'un ramassis de brigands; quand rien ne bat plus dans la poitrine des vaincus de Courtrai, de Crécy et de Poitiers, mettons la main sur la poitrine du paysan, nous allons sentir battre le cœur de la France. Les nobles << honnissaient et trahissaient le royaume », voilà le grand grief de Jacques Bonhomme, celui qui lui met les armes à la main (4). Il veut faire expier aux gentils (1) Chateaubriand, Analyse raisonnée de l'histoire de France, 248. (2) Frossart, liv. I, 1re part., chap. ccxxvI. (3) Mézeray, V, 545. << Les nobles qui s'étaient (4) Froissart, liv. I, 2e part., chap. LXV. échappés de la bataille étaient haïs et méprisés du peuple, parce qu'ils hommes leur lâcheté, et succombe dans cette lutte inégale. Alors, n'écoutant plus que son désespoir, il essaye de renouveler contre l'Anglais la tentative échouée contre la noblesse, et de laver dans le sang ennemi la honte de tant de défaites. C'est en 1359, dans un village auprès de Compiègne, dépendant de l'abbaye de Saint-Cornille. Lorsque tout trahit la France et que nul ne la défend plus, les paysans, auxquels on ne permet pas même de fortifier leurs villages, n'osent prendre sur eux de repousser par les armes l'attaque de leurs adversaires. Ils demandent donc au régent et à l'abbé la permission d'opposer de la résistance et de se retrancher contre les Anglais. En grande défiance de la pusillanimité et des trahisons des nobles, ils obtiennent encore de choisir un chef parmi eux, et désignent Guillaume Lalouette, grand et bel homme, digne par son courage de les commander. Guillaume prend pour aide de camp un homme d'une taille prodigieuse, le grand Ferré, dont la force et l'énergie répondaient à la stature, et qui, naguère l'un des chefs des jacques, avait depuis contribué à les apaiser. Les Anglais, campés non loin, à Creil, s'avancent pleins de dédain pour ces manants dont ils ont déjà tué un si grand nombre. On en vient aux mains; Guillaume Lalouette est entouré, blessé à mort, et tombe. Alors voilà tous ces hommes exaspérés, comme si le génie de la France eût soufflé sur eux et les eût transfigurés, qui abattent à leurs pieds les Anglais, comme ils abattaient les blés mûrs dans les champs, et qui frappent sur eux comme ils battent le grain dans l'aire. Armé d'une hache d'un poids énorme, le grand Ferré, hors de lui et devenu un autre homme, se n'avaient pas fait leur devoir. >> Ordonnances du Louvre, III, préface de Secousse. « Les communes de France s'étaient mis dans la tête que la noblesse n'avait pas fait son devoir dans les batailles qu'elle avait perdues contre les Anglais. Boulainvilliers, État de la France, I, 28. précipite au plus épais des bataillons anglais, et chaque fois que sa hache terrible s'abattait, un homme tombait. A lui seul il en tua quarante-cinq, parmi lesquels se trouvait le porte-bannière. Les Anglais s'enfuient épouvantés. Au nombre de ceux qui restaient sur le champ de bataille il y avait des nobles anglais, qui offrent une riche rançon pour se racheter. Mais nos héros savent ce que les rançons des chevaliers coûtent au peuple de larmes, de sueurs et de sang. Ils ont pitié de leurs frères les vilains d'Angleterre, et tuent les gentilshommes. Puis ils confient à la terre les restes de Guillaume, désolés et pleurants, parce que c'était un homme de bien et sage. Quelques jours plus tard, après un nouveau succès contre les Anglais, le grand Ferré rentre chez lui, sa journée faite; mais, échauffé par la bataille, il avale un grand verre d'eau froide, la boisson du pauvre. Qu'est-ce donc que l'homme, ô mon Dieu, et que vaut à tes yeux le meilleur d'entre eux, puisqu'il suffit de cela pour chasser une belle âme d'un corps qui semblait indomptable? Un frisson mortel le saisit, il se couche, sa hache au chevet de son lit. Les Anglais apprennent la fatale nouvelle, le grand Ferré va mourir! Mais sa mort ne leur suffit pas, il leur faut la vengeance, il faut qu'il tombe sous leurs coups. Comme il est expirant, ils n'envoient que douze d'entre eux pour l'assassiner. La femme du moribond veille à ses côtés, elle les aperçoit : << Ah! mon pauvre grand Ferré, s'écrie-t-elle, voilà les Anglais qui viennent pour te tuer! » Il s'élance de son lit, saisit sa hache, tombe sur les assassins, et sur douze en tue cinq les sept autres prennent la fuite. Le héros boit encore de l'eau froide et se couche, mais cette fois pour ne plus se relever. La fièvre augmente, il meurt en chrétien, et sort du siècle, pleuré de tous les paysans, car s'il eût . vécu, jamais les Anglais n'eussent approché du village (1). (1) Contin. de Nangis, Spicileg., p. 123-124. du Valois. D. Carlier, Hist. Relève la tête, sublime Jacques Bonhomme, et pour un moment porte haut ton front éternellement courbé, toi qui souffletas sur les deux joues l'Angleterre alors que la noblesse ne savait plus que fuir! Sois fier, toi qui seul ne désespéras pas de la France alors que les gentilshommes la volaient et la dévastaient, toi qui bientôt vas mettre à la tête de cette noblesse qui doit la trahir, l'ange sauveur de la patrie, cette autre vierge de Dieu, Jeanne la Pucelle, la grande pastoure, la paysanne inspirée ! CHAPITRE XIII Fin du règne du roi Jean. Les compagnies continuent contre la patrie leur œuvre de destruction. Charles V. Le pape prêche une croisade contre les bandits. Moitié anglaise et moitié française, ta France est une Babel sanglante, et le paysan est égorgé partout et par tous. Du Guesclin et les grandes compagnies. L'Anglais est chassé du royaume. La France respire. «Par telles manières de gens demeuraient les terres vagues; car nul ne les osait labourer ni ouvrer, dont depuis un très-cher temps en naquit au royaume de France. »> FROISSART. << Jacques Bonhomme se rétablit de ses blessures, et paya comme ci-devant. Il paya la taille, les aides, la gabelle, les droits de marché, de péage, de douane, de capitation, de vingtièmes, etc., etc. A ce prix exorbitant, il fut un peu · protégé par le roi contre l'avidité des autres seigneurs; cet état plus fixe et plus paisible lui plut; il s'attacha au nouveau joug qui le lui procurait; il se persuada même que ce joug lui était naturel et nécessaire, qu'il avait besoin de |