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ayant remplacé le publicain, le pillage prit généralement la place de l'extorsion fiscale.

Dans la seconde moitié du vre siècle, le roi Chilpéric Ier imposa de telles charges, qu'au dire de Grégoire de Tours, <«< il était impossible d'y satisfaire ». Les campagnes du Limousin se soulevèrent, et jurèrent de mettre à mort le percepteur chargé des nouveaux dénombrements et de dresser de nouveaux rôles. L'évêque Féréolus arracha ce malheureux au sort qui l'attendait, mais ne put empêcher le populaire de faire un feu de joie de ses registres. Le roi envoya des troupes, « qui causèrent des dommages immenses au peuple, et l'effrayèrent à force de supplices et par de nombreuses exécutions... Le tribut lui-même fut encore aggravé (1). »

En somme, la condition agricole, avant l'invasion, sous l'empire et aux siècles suivants, resta à peu près la même. Le colonat lui-même persista quelque temps, mais exceptionnellement, environné de circonstances de plus en plus rigoureuses, et finit par se confondre avec le servage. Il est bien vrai qu'on trouve à chaque page des capitulaires la preuve des efforts des rois, secondés d'ailleurs par les évêques, pour maintenir cette situation encore à demi supportable, et pour empêcher le peuple des campagnes, qui, jusqu'au xe siècle, intervenait parfois dans les assemblées publiques (2), de retomber complétement à l'état d'esclave. Mais à ce moment de l'histoire, l'anarchie l'emporte, les missi dominici, les ducs, les comtes, se rendent indépendants dans leurs gouvernements, héréditaires dans leurs charges, qui n'étaient auparavant que des offices amovibles, maîtres absolus dans les cantons où ils devaient seulement rendre la justice et lever les milices du roi. La propriété et

(1) Grégoire de Tours, V, 29. - Lehuéron, Hist. des institutions mérovingiennes et carlovingiennes, I, 303.

(2) Gallia christiana, I, col. 30.

la souveraineté se confondent dans la même main, le domaine entraîne la puissance absolue, et le serf se trouve lié à toujours. Le seigneur appelle hommes à lui ses sujets et ses serfs, ceux qui ne devaient être que ses administrés; tout tombe à la merci des plus forts, et désormais un asservissement général pèse pour plusieurs siècles sur les campagnes mornes et désolées (1).

Placés aux dernières assises de l'édifice social, les serfs étaient comme les fondements sur lesquels se dressait une pyramide portant sur chacun de ses degrés une double hiérarchie de maîtres qui, du pape et du roi qui occupaient le sommet, descendait jusqu'au plus humble des curés et des moines, jusqu'au dernier des châtelains et des vavasseurs. Le domaine du roi était un grand fief, le domaine du châtelain était un petit royaume, les droits étaient les mêmes, le plus puissant était celui qui possédait la plus grande étendue de terres, sur ces terres le plus grand nombre de serfs, et sur ces derniers l'autorité la plus tyrannique (2). Il n'était personne qui n'eût donné son coup de dent et déchiré la France suivant la force de sa mâ

(1)« Je crois que l'on confondit avec les serfs quantité de personnes franches, soit qu'elles y consentissent pour être protégées dans ces temps d'hostilité universelle, soit par force. >>- L'abbé Fleury, Histoire du droit français, & XV.

« Il fut un temps en France, et cette époque est fixée aux premiers règnes des rois de la troisième race, où l'on ne trouvait que des seigneurs et des serfs. Bouhier, Comment. sur la cout. de Bour

gogne, II, ch. LXV, no 33, p. 436.

(2) « Chacun voulait être indépendant, et, pour parvenir à cette fortune, on employait une violence excessive envers les plus faibles, pour en tirer des soumissions et de l'argent... Je ne parle point de l'excessive barbarie que l'on exerçait sur les habitants de la campagne, qui fut telle que plus de la moitié des terres fut abandonnée, et l'on craignit avec raison la ruine et la destruction de la nature entière après celle des premières lois. Boulainvilliers, Dissert. sur la noblesse de France.

choire. Les lions avaient pris les provinces, les loups s'étaient attribués les districts et les cantons, les renards s'étaient contentés des bourgs et des villages. Puis on partagea encore les provinces, les villes, les bourgs et les villages; les sires, soit entre eux, soit avec les évêques et les abbés, firent des traités d'association et de pariage, il y eut des seigneurs et des coseigneurs, il y eut le fief dominant, le fief suzerain et le fief servant, il y eut le seigneur foncier, de prim-fief, vicomtier, taillablier, subalterne, entremoyen, droiturier, domanier, censable, blayer, bordelier, emphyteutique, etc., etc. Chacun d'eux pèse d'un poids différent sur les malheureux habitants des campagnes, et tandis que le serf des domaines royaux n'a qu'un maître, il est tel habitant d'une mince châtellenie qui peut en compter jusqu'à vingt, et quelquefois plus (1).

Chacun alors se faisait ses droits à lui-même, se taillant sa puissance et sa domination dans l'asservissement de tout ce qui l'entourait, d'autant plus libre qu'il était plus fort, d'autant plus asservi qu'il était plus faible. Les frères, comme les étrangers, se rendaient feudataires les uns des autres, dans un but de protection réciproque « envers et contre tous (2). » Jamais chrétiens ne furent plus fermement croyants que ces hommes du moyen âge, et cependant une ardeur effroyable d'inégalité semblait s'être emparée de ces fils d'une religion si merveilleusement égalitaire et fraternelle, qui, à ses débuts, avait promis l'extinction du divitisme aussi bien que du paupérisme (3), faisant au contraire de la hiérarchie à rebours, dépouillant les riches pour combler les pauvres, et ne plaçant au-dessus des

(1) Monteil, Traité de matériaux manuscrits, II, 264. J. Chaliette, Statist. de la Marne, II, 401, 511, 534, 537... Chapuis-Montlaville, Hist. du Dauphiné, II, 87.

(2) Chabrol, sur Coutume d'Auvergne, III, 158.

(3) Deposuit potentes de sede, et exaltavit humiles. Esurientes implevit bonis, et divites dimisit inanes. Cantique de la Vierge.

autres que celui-là seul qui se faisait le serviteur de ses frères. On exagéra toutes les distances sociales, on forgea des mots nouveaux pour exprimer des situations nouvelles. Les Romains avaient connu les pauperes et les potentes; le moyen âge inventa les præpotentes et les pauperculi. Il y eut des soubz-manans (1), comme il y avait des seigneurs servants; il y avait même des esclaves d'autres esclaves, ce qui frappe d'étonnement l'abbé de Gourcy, qui trouve leur existence « bien singulière» (p. 106), comme s'il ignorait celle des servi vicarii de Rome. Et de même qu'il y avait des seigneurs suzerains, il y eut parmi les serfs des maires (majores) préposés à l'administration du domaine; race de parvenus qui abuse de l'autorité qu'on lui abandonne, qui déjà au x siècle s'exerce aux armes et se livre à l'exercice de la chasse (2), s'enrichit au milieu de la détresse générale, et sans doute est le point de départ de cette bourgeoisie impatiente qui tout à l'heure va tenir tête à la féodalité.

Mais bien qu'en apparence le serf fût un vassal d'un degré inférieur, comme le vassal était un serf d'un degré supérieur, et que l'on disposât de l'un comme de l'autre (3), un terme manquait, qui interrompait brutalement la série, et un infranchissable abîme séparait le premier des serfs du dernier des seigneurs. Maître ou esclave, en

(1) Bouthors, Cout. locale d'Amiens, I, 468.

(2) Vers le commencement du XIe siècle, un historien de Saint-Gal s plaignait déjà de l'arrogance et des prétentions des maires du siècle précédent : « Les maires, dit-il, dont il est écrit: Quia servi, si non timent, tument, avaient commencé de porter des armes polies, avaient appris à sonner de la trompe autrement que les autres vilains, avaient élevé des chiens pour chasser d'abord le lièvre, ensuite le loup, enfin l'ours et le sanglier... Guérard, Polyptique d'Irminon, I, 451.

(3) Un jour Henri le Large, comte de Champagne, donna son favori Hartault de Nogent à un pauvre chevalier qui lui demandait une dot pour marier sa fille. Le chevalier accepta le don, et perçut d'Hartault Jaredevance que, quoique libre, il devait au comte à titre de vassal.

effet, gentilhomme ou serf, noble ou ignoble (1), c'est tout l'un ou tout l'autre (2); la classe intermédiaire qui grandit et s'organise dans les villes est inconnue au sein des campagnes, et pendant bien des siècles encore les progrès sociaux s'accompliront sans qu'il en descende rien jusqu'au paysan, jusqu'à ce cadet déshérité de la grande famille humaine.

Le servage a toutes ses racines dans l'esclavage ancien (3), la même loi les régit longtemps l'un et l'autre (4), le même nom, servi, désigne les esclaves et les serfs (5), et telle est la tendance de l'esclavage à se substituer au colonat, que ce dernier lui emprunte peu à peu ses principaux caractères, si bien que les différences qui les séparent deviennent, au

(1) Curne de Sainte-Palaye, Ac. des inscr., XX, 793. — Dict. de Trévoux. (2) « Les gens de la campagne étaient alors presque tous serfs ou esclaves de quelque seigneur ecclésiastique ou séculier. » sette, Hist. de Languedoc, t. II, p. 111.

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Dom Vais

Negari non

(3) Bouhier, sur Coutume de Bourgogne, II, 418, 419. potest. quin servis proximi accedant, illamque naturalem libertatem, quæ hominibus omnibus communis est, valde imminutam habeant. Favr., Cod., lib. XVII, tit. III, def. 3.

« Ces taillables ressemblent encore aux anciens esclaves, en ce que le seigneur pouvait les vendre, eux et toute leur postérité, et en retirer un prix certain, comme d'un effet qui entrait dans le commerce. Valbonnais, Hist. du Dauphiné, 69.

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Voy. aussi Dunod, Mém. sur l'hist. du comté de Bourgogne, p. 11. Guichemon, Hist. de la Bresse et du Bugey, Ire part., p. 22. Coutume de Bretagne, usances locales du domaine congéable de Cornouailles, art. 35, etc.

(4) « Les lois romaines sur la servitude furent suivies parmi nous tant que dura l'empire; elles continuèrent aussi à y être observées sous les deux premières races de nos rois. » Perreciot, De l'état civil des personnes et de la condition des terres, I, 125.

(5) Charte de 1253, concernant les habitants de Cauchey, près Dijon. Ils y reconnaissent : « Se servos esse omnes, conditione mansata et de manu mortua et de potestate, et fisco dominorum suorum, in quibus possunt facere voluntatem suam; videlicet in talliis, exactionibus, missis, corveis, etc. »> Bouhier, II, 290.

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