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marché les plus beaux enfants et les filles vierges des fermiers insolvables, qui eux-mêmes étaient impitoyablement adjugés comme esclaves à leurs créanciers. « La torture, les prisons, les chevalets, les longues stations à l'air, au grand soleil, pendant l'été, et dans la boue ou la glace pendant l'hiver, telle était leur vie ordinaire, de sorte qu'au prix de tous ces maux, la servitude leur paraissait une espèce de soulagement et de paix (1). »

De tous côtés les cultivateurs se réfugiaient dans le patronat et tombaient dans l'esclavage, et l'on vit le paysan, cet homme si avide de la terre, la répudier et s'empresser de ne rien posséder, désireux avant tout de ne rien payer. En vain les empereurs l'offrent tantôt aux Romains, tantôt aux anciens possesseurs, et bientôt même aux barbares; elle reste déserte et inculte aux mains du fisc. Personne ne veut de ces largesses intéressées, sachant bien qu'une ruine certaine et de cruelles tortures attendent l'imprudent qui les accepterait, et le fisc à bout de ressources en vint jusqu'à contraindre des laboureurs à acheter des terres du domaine public, qu'ils étaient cependant bien empêchés par leurs misère de pouvoir mettre en rapport (2).

Une multitude infinie de droits iniques autant que vexatoires pleuvaient sur ces propriétaires malgré eux. Le soleil lui-même payait l'impôt, le solarium, assis sur les platanes « Ainsi, disait Pline avec une généreuse amertume, nous faisons payer aux nations l'ombre même dont elles jouissent! » (Hist. nat., XII, § 1.)

Il faut entendre Lactance, et après lui Salvien, jeter l'anathème à cette odieuse domination romaine, dont le fisc fit plus contre l'empire que les barbares eux-mêmes :

« Les commis répandus partout faisaient les recherches

(1) Plutarque, Vie de Lucullus.

(2) Lehuéron, Hist. des institutions merovingiennes et carlovingiennes, I, 134. — Ordonnances, XIX, préf., 19.

les plus rigoureuses; c'était l'image affreuse de la guerre et de la captivité. On mesurait les terres, on comptait les vignes et les arbres, on tenait registre des animaux de toute espèce, on prenait les noms de chaque individu; on ne faisait nulle distinction des bourgeois et des paysans, chacun accourait avec ses enfants et ses esclaves; on entendait résonner les coups de fouet (1); on forçait, par la violence des supplices, les enfants à déposer contre leurs pères, les esclaves contre leurs maîtres, les femmes contre leurs maris. Si les preuves manquaient, on donnait la question aux pères, aux mères, aux maîtres, pour les faire déposer contre eux-mêmes, et quand la douleur avait arraché quelque aveu de leur bouche, cet aveu était réputé contenir la vérité. Ni l'âge, ni la maladie ne servaient d'excuse on faisait apporter les infirmes et les malades; on fixait l'âge de tout le monde; on donnait des années aux enfants, on en ôtait aux vieillards: ce n'était partout que gémissements et que larmes... On payait de plus une taxe par tête, et la liberté de respirer s'achetait à prix d'argent. Mais on ne se fiait pas toujours aux mêmes commissaires : on en envoyait d'autres dans l'espérance qu'ils feraient de nouvelles découvertes. Au reste, qu'ils en eussent fait ou non, ils doublaient toujours les taxes, pour montrer qu'on avait raison de les employer. Cependant les animaux périssaient, les hommes murmuraient; le fisc n'y perdait rien, on payait pour ce qui ne vivait plus; en sorte qu'on ne pouvait ni vivre ni mourir gratuitement. Les mendiants étaient les seuls que le malheur de leur condition mît à l'abri de ces violences; Galère parut en avoir pitié et voulut remédier à leur misère; il les faisait embarquer, avec ordre, quand ils seraient en pleine mer, de les y jeter.

(1) Une loi de Constantin (320) avait interdit le fouet et la torture pour le recouvrement de l'impôt, et l'historien grec Zozime en signale encore l'emploi au ve siècle. Hist., liv. II, 446.

Voilà le bel expédient qu'il imagina pour bannir la pauvreté de son empire; et de peur que sous prétexte de pauvreté quelqu'un ne s'exemptât du cens, il eut la barbarie de faire périr une infinité de misérables (1). »

Souvent les empereurs intervinrent pour arracher les provinces des griffes des agents du fisc, comprenant enfin que l'empire et eux-mêmes se trouvaient atteints du même coup. On connaît les nobles et persévérants efforts de Constantin et de Julien pour ramener quelque bien-être dans ces campagnes de la Gaule, autrefois si riches, et si désolées depuis que l'esclavage avait remplacé la liberté anéantie. Quelques autres les avaient précédés ou les suivirent dans` cette voie intelligente autant que généreuse. Tous les fonds devenus stériles que l'usurpation avait réunis dans le domaine impérial, Pertinax les fit donner à ceux qui les voudraient remettre en culture, et, pour triompher de défiances trop légitimes, autant que pour encourager ceux qui se chargeraient de les faire valoir, il leur accorda dix années d'exemption de taxe. Voulant renverser ces entraves qui, rendant tout commerce impossible, avaient frappé la production dans sa source, il remit au peuple tous les péages et les impôts qu'on levait sur le bord des rivières, sur les grands chemins, et enfin tout ce que le despotisme avait envahi aux dépens de la liberté publique. Arcadius, en présence de la persistance des exactions fiscales, publia un édit par lequel il punissait de la mort les concussions des percepteurs (6 mars 397).

en

Mais déjà les empereurs étaient impuissants à refréner la rapacité de leurs agents, ils parlaient de trop loin à des coupables trop riches pour n'être pas certains d'acheter l'impunité, et près d'un siècle plus tard, une novelle de Majorien voulait également arrêter l'ardeur de pillage des officiers romains :

(1) Lactance, De la mort des persécuteurs.

« Nous avons résolu, disait-il, de venir au secours des provinces épuisées par des perceptions de tributs multipliés et de toute nature, auxquels viennent encore s'ajouter des surcroîts extraordinaires de redevances fiscales... Le possesseur, déjà ruiné par les superindictions des années précédentes, traîne après lui un immense arriéré sous le poids duquel il doit succomber; le temps lui apporte de nouvelles indictions qui accroissent sa dette précédente; vainement il achète des délais, il finit par être écrasé par la masse de ses dettes accumulées qui le laissent hors d'état de satisfaire aux exigences à venir... Les officiers du prétoire, ceux du palais et les employés des autres puissances, après avoir reçu du tributaire l'impôt légitime, parcourent la province, contrairement à la coutume, et réclament le payement de titres périmés, du possesseur et du curiale; aussi toute leur perception n'est qu'un brigandage à merci, et, lorsque le trésor ne touche qu'une part certaine et minime, l'exacteur avide et tout-puissant porte ses extorsions au double et au delà. >>

Justinien à son tour tenta de ramener à l'exercice strict de leur devoir les publicains qui réduisaient les habitants à la condition d'esclaves, en exigeant d'eux des services indus et sans nombre.

Ne nous étonnons donc plus si l'histoire des Gaules, sous la domination romaine, n'est qu'une longue révolte. Les armées, les provinces font et défont des empereurs éphémères. Julius Florus, Julius Sacrovir entraînent d'abord à leur suite les populations poussées au désespoir par l'excès de leur souffrance. Vaincus dans une sanglante bataille, ils se poignardent de leurs propres mains (an 21 après JésusChrist). Plus tard (an 68), Julius Vindex lève l'étendard de la révolte, plutôt contre la tyrannie de Néron que pour l'indépendance de sa patrie, et, défait par les cohortes romaines, il se tue à son tour, abandonnant ses partisans aux vengeances du vainqueur.

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L'empire passe à Vitellius. Le maître changeait, la tyrannie et la misère restaient les mêmes. Sans asile, fugitifs, errants à travers leurs campagnes dévastées, pillées par les agents du fisc, incendiées par une soldatesque en délire, les populations rurales se cachaient au fond des forêts impénétrables. Un homme des derniers rangs du peuple, le Boïen Maricus, soutenu par les prédications ardentes de la druidesse Velléda, résolut de grouper en faisceau ces éléments épars, et, s'attribuant une mission divine, persuada aux crédules habitants des campagnes qu'il leur était réservé de relever la religion expirante et de faire revivre la vieille patrie des Galls.

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Renforcés de quelques cohortes romaines, les riches des cités menacées défirent sans peine ces bandes mal armées. Saisi les armes à la main, Maricus fut exposé dans le cirque, sous les yeux mêmes de Vitellius. Mais les lions et les tigres se couchèrent aux pieds de cet homme fort, qui faisait subir son ascendant aux animaux comme à ses pareils. Déjà le peuple criait au miracle et s'ébranlait en sa faveur. Les monstres des forêts peuvent tromper la fureur d'un tyran, mais un soldat, et c'est là un des mérites qu'en lui l'on exalte le plus, un soldat obéit toujours aveuglément et quand même à la voix du chef qui commande. Vitellius fit un signe, et ses prétoriens descendirent immoler dans l'arène celui que les lions respectaient.

Bientôt Vespasien se fait empereur. Le Batave Civilis rève de transférer l'empire de Rome dans la Gaule. Triomphant tant que Vitellius dispute la pourpre à Vespasien, il est contraint de faire sa soumission après que celui-ci se trouve seul maître et peut disposer contre lui de toutes ses forces (an 70).

Un autre chef gaulois, Julius Sabinus, jette à son tour sur ses épaules la pourpre impériale. Vaincu, il se retire dans sa maison qu'il incendie. Son épouse, Éponine, fait répandre le bruit que Sabinus a trouvé la mort sous les ruines de sa demeure, et remplit la Gaule du bruit de son

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