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LIVRE PREMIER

LA POÉSIE

ET LES ARTS NATURALISTES

CHEZ LES PEUPLES DE L'ORIENT

CHAPITRE PREMIER

L'INDE

Les grandes lignes qui séparent les formes de la Poésie et les Arts, en Orient, sont tracées par la différence des races qui y sont répandues. La Poésie, les Beaux-Arts, se sont développés dans chaque contrée d'après les principes de civilisation générale inhérents à chaque peuple.

L'Inde est le pays des origines. Le réalisme et le naturalisme s'y implantent, dès le principe, à l'état de religion vague et indéterminée, le Panthéisme, qui n'est qu'une des formes de l'intuition humaine en face des phénomènes de la nature, mais manquant d'une base fixe pour se coordonner et s'ériger en doctrine positive et durable.

Dans l'enfance des peuples, le besoin de réalité, la contemplation de la nature s'affirment par toute leur grâce et naïveté, leur spontanéité et leur libre expression. Les poètes des Védas ont observé

déjà les grandes lois naturelles et de l'ordre universel qui existent, subsistent et se perpétuent en dehors de tout travail humain.

L'Inde se concentre dans un naturalisme à fond, conforme à son aspect grandiose.

La contemplation de la nature est bien ainsi le commencement, comme elle sera, plus tard, la fin de nos aspirations.

C'est la totalité même de la nature, comme le dit V. de Laprade, c'est la vie sous toutes ses formes qui, par intuition, pénètre l'esprit humain sur cette terre immense où coexistent en abrégé tous les climats du monde.

Le Rig-Véda contient des chants transcendants, mais symboliques; le dogme de l'émanation représente Dieu faisant sortir de lui-même la substance et la forme de l'univers.

L'Etre universel est constitué en une sorte de Palingénésie de la nature; c'est l'hommage rendu, sous forme de religion, aux puissances et manifestations de la nature.

L'imagination indienne s'inspire surtout dans la nature du règne des animaux les plus imparfaits, des grandes masses géographiques et des espèces végétales.

Le sentiment de la vie universelle incarnée dans la nature se développe dans le fourmillement des êtres secondaires, l'efflorescence des ornements empruntés à la végétation, la profusion, la luxuriance des figures monstrueuses, la multiplicité des attributs de la fécondité et de la vie exubérante. C'est ainsi que la pluie, dans toutes les mythologies indo-européennes est représentée comme le fruit des embrassements du Ciel et de la Terre.

Le rocher, comme pierre massive, comme signe de la substance permanente, symbolise la durée; l'animalité, comme signe de la vie, symbolise la mobilité. C'est là ce qui caractérise l'expression donnée par le panthéisme oriental au sentiment de la nature dont le temple, creusé dans le flanc des rochers, est la déification.

Tels sont les temples du Kaïlaca, d'Ellora, d'Éléphanta.

C'est le réalisme du merveilleux. C'est aussi l'époque la plus ancienne de l'histoire de l'Inde.

Dans une deuxième étape, le Mahabarata, le Ramayana, s'élèvent à la hauteur de l'épopée.

Les héros et héroïnes entrent en scène, dans des cadres descriptifs dont la suavité et l'énergie peuvent être invoquées comme exemple d'un sentiment de la nature très intense, en même temps que l'éveil des chants héroïques.

Dans la mythologie indienne, Rama n'est pas seulement le héros légendaire, fils d'une déesse comme les héros d'Homère, ce qui est déjà une forme plus précise de ses rapports avec l'Humanité, il est l'une des incarnations de la Divinité. Il est né pour soumettre aux Védas, à la loi des brahmes, les races encore sauvages du midi de l'Indostan.

Dans le Ramayana, immense épopée consacrée à ses traverses et à ses exploits, je détacherai cette page qui donne une idée de la puissance attachée par le poète Valmiki à la beauté du paysage.

Cette beauté seule suffit à consoler son héros de la perte de son royaume et de l'inaction qui la suit.

Forcé de s'exiler de la cour du roi son père et renonçant à l'espoir de régner, Rama se réfugie dans une de ces forêts que l'on rencontre à chaque pas dans ce poème. Le prince est retiré avec son épouse sur le mont Tchitrakouta :

« Hôte chéri de ces régions élevées, après y avoir vécu bien des jours, étudiant le cœur de Sita et lui disant de douces paroles, Rama, semblable à un immortel, montrait à son épouse la belle montagne de Tchitrakouta, comme aura fait Indra à la divine Catchi.

<< Quand je contemple, ô Sita, cette montagne délicieuse, je ne me souviens plus de la perte de mon royaume; j'oublie que je suis séparé de mes amis. Vois, ô Sita, ce mont peuplé de toutes sortes d'oiseaux; vois ces beaux sommets riches en métaux précieux et qui s'élèvent jusqu'au ciel. Les uns paraissent d'argent; d'autres sont couleur de sang, ceux-ci sont d'un jaune rougeâtre, ceux-là ressemblent à des émeraudes. En voici de pareils à de vertes bannières resplendissantes sous leurs broderies d'or. Ornée de toutes sortes d'arbres, habitée sur ses hauteurs par des tribus de singes, de tigres et d'hyènes, qu'elle est admirable cette montagne! La prospérité la nourrit : comme elle est riche de jambous, de manguiers, de pentaptères, de symphochis, de buchanias, de grislées, d'alangis, d'averhoës, d'artocarpus, d'églis, de drospyris, de bambous, de gmélines, de sapins, de tapius, de bassias, de tiles, de giouggolis, de mirobolans, de balambas, de cannes, de santal, de cèdres et d'autres arbres chargés de fruits et de fleurs; tous répandant sur les âmes l'ombre et la joie. Vois, ô noble dame, ces rusés Kinaras, semblable à des dieux, voyageant par troupes sur les charmants plateaux de cette montagne. Vois, des armes et de magnifiques habits sont suspendus à ces rameaux. Admire ces heureuses retraites où se jouent entre elles les femmes des Vidyadharas. Avec ses cascades, avec ses ravins, avec ses ruisseaux courant çà et là, ce mont ressemble à un grand éléphant lorsqu'il est dans la chaleur du désir et que la sueur coule de ses joues. Quel homme ne serait

doucement réjoui par les senteurs de ces plantes innombrables qui pénètrent jusqu'au fond des antres et nous enivrent de leur suave odeur! Si je devais passer de semblables automnes avec Laksman et avec toi, ma vertueuse femme, je ne sentirais plus mes cuisantes douleurs. Car tous mes désirs sont satisfaits sur ces merveilleuses hauteurs où les fleurs et les fruits abondent, où chantent des milliers d'oiseaux... Dis-moi, ô Sita, les sens-tu délicieusement avec moi, les beautés de Tchitrakouta, ces mille objets si bien en harmonie avec l'âme, avec le corps, avec la parole? Les grands rochers dont la montagne est toute parsemée se découpent en mille formes et brillent des couleurs les plus variées, d'azur, de jaune, de blanc et de rouge sombre. On y voit mille et mille plantes de nuances diverses qui luisent comme des flammes vives et répandent la lumière. Voici des rochers tout pareils à des maisons; en voici d'autres qui ressemblent à des jardins; d'autres ne sont qu'une masse immense, et le Tchitrakouta, de son front sublime, semble percer le ciel. C'est vraiment une heureuse demeure que ce beau Tchitrakouta, dont les sommets sont habités par les génies Gouhyakas! Vois ces tapis ornés de nymphéas, de micnusopas, de bhurgapatras, couverts de fleurs languissantes du lotus et tout prêts pour les amours! Vois, ò femme, ces guirlandes de nélimbas rejetées et foulées par les amants: regarde ces fruits de toute espèce. Plus que le divin lac de Vasvankasara, plus que les Outarakourous, ce mont Tchitrakouta abonde en sources, en fruits et en racines. En y vivant auprès de toi, ô ma douce bien-aimée, auprès de Laksman, je vivrai dans une douce joie et je ferai mon devoir envers ma race en restant sur le chemin des justes et en accomplissant ma promesse.»

Quelle simplicité de désirs en face de ce luxe de la nature environnante! L'énumération des essences végétales qui l'entourent tient lieu, à notre héros indien, de tout un appareil de formes et de décoration.

Maintenant voici un des épisodes du Ramayana qui est à la fois un combat et une métamorphose, et qui, comme la plupart des tableaux de l'épopée indienne, tient par quelques traits, de la poésie d'Homère et par d'autres de nos féeries du moyen âge. C'est le récit d'un des exploits de Rama et de son frère Laksman dans leur guerre contre les Rakshasas.

Rama n'est autre que Wishnou, le dieu dont les innombrables incarnations peuplent le ciel et la terre dans la mythologie indienne.

« Parlant ainsi, Laksman lança contre Viradha sept dards aux plumes d'or, impétueux, rapides comme le vent. Ces flèches avaient

des yeux comme les plumes de paon ; après avoir déchiré le corps de Viradha, elles tombèrent par terre, scintillantes comme le feu et ensanglantées. Alors le Rakshasa poussa un cri horrible; brandissant sa lance étincelante, il la lança avec colère contre Laksman. Mais Rama, le sublime guerrier, brisa de deux de ses flèches cette grande lance qui volait en l'air pareille à la foudre. Puis il enfonça dans le cœur de Viradha une troisième flèche empennée d'or et bien affilée. Alors Viradha, laissant échapper de ses mains la Videhaine, tomba semblable à une montagne, renversé par cette flèche et saisi par la mort; vomissant un sang écumeux, il parla ainsi, d'une voix affaiblie, dans une humble attitude et les sens troublés, à Rama qui se tenait devant lui : « Heureuse Kansalya, mère d'un tel fils! ô Rama, qu'ils sont bien protégés par toi Laksman et ta Videhaine! Je t'ai reconnu dès le premier moment; ô Rama, pendant que je t'outrageais, c'est pour exciter ta colère que j'ai enlevé Sita (l'Hélène de cette Iliade), ô héros ! Frappé d'une malédiction, j'entrai dans l'horrible corps d'un Rakshasa; je suis un Gandharva, du nom de Toumbourou, maudit par Vaisiavana. Cet illustre dieu, maudit par moi, me dit : « Cette malédiction restera << sur toi, ô vaillant! Mais lorsque Rama, fils de Dasaratha, te tuera dans « une bataille, tu reprendras ta forme native et tu retourneras dans ta << demeure. » C'est ainsi que me maudit le roi Vaisiavana, jaloux de ce que j'aimais Rambha. C'est pourquoi, ô héros, afin d'allumer ta colère, j'ai enlevé Sita, mais je ne l'ai pas tuée; et par toi je suis délivré de cette horrible malédiction, et je retourne dans ma demeure; sois heureux, ô brave! >>

La lutte d'homme à homme suit ainsi l'invocation à la nature. Voici maintenant un passage purement descriptif du même poème intitulé la Descente du Gange.

« Le puissant dieu monta sur le sommet de l'Himavata ; appelant la nymphe Ganga, la céleste rivière, il lui dit : « Et maintenant descends! » Déliant alors la masse énorme de sa chevelure qui, rassemblée tout entière et emprisonnée par les nœuds, était pareille en étendue aux montagnes caverneuses, le Gange, divin fleuve, se répandit sur la tête du suprême seigneur des hommes et tomba du ciel avec impétuosité. Une année entière, la nymphe du Gange, large et rapide, erra sur la tête du dieu incertaine de sa route. Mais Bhagiratha invoqua de nouveau le souverain époux d'Ouma afin qu'il ouvrit un passage au Gange. Touché de ses prières, Siva ouvrît au fleuve sa prison, et lui permit de sortir, en écartant une boucle de sa chevelure. Par ce chemin, ô Rama, se répandit ce triple Gange, le fleuve divin, heureux, immaculé, qui coule pour purifier le monde. Aussitôt apparurent les

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