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non moins manifeste: elle est à la somme totale de nos connaissances, ce que sont à la fortune d'un commerçant les zéros qu'il y ajouterait, sans augmenter ainsi l'état réel de sa caisse (1).

La preuve cosmologique suit en apparence une marche opposée à celle de l'argument ontologique; elle s'élève de l'expérience, prise en général, à l'idée d'un être nécessaire, d'où elle s'élance à l'idée d'un être absolument réel. Cependant cette preuve, selon Kant, n'est au fond qu'une version, une variante de l'argument ontologique même, où l'idée d'absolue réalité est censée contenir l'idée d'existence. Elle cache d'ailleurs (2) « tout un nid d'arrogantes suppositions et d'illusions dialectiques. >> La manière dont on y passe de l'expérience à la notion d'être nécessaire est visiblement fausse on y part d'une série complète d'effets et de causes, et non pas, comme on on l'avait promis, de l'expérience même. Il est vrai, continue Kant, que je ne puis concevoir aucun être comme existant nécessairement, et en même temps que je ne puis m'arrêter qu'à un être nécessaire, en parcourant les conditions ascendantes de tout ce qui existe. C'est que la nature a voulu m'empêcher de regarder aucun objet sensible comme absolu, et me donner en même temps un moyen de ramener les phénomènes de l'expérience à la plus haute unité possible. C'est que la nature a jugé à propos de recourir à une ruse dans l'intérêt de mes connaissances spéculatives. Ce qui prouve qu'ici il y a ruse, ou du moins surprise, procédé subreptice, c'est qu'après avoir ainsi constitué l'être nécessaire, je n'en reste pas moins incapable de m'en représenter la nécessité.

(1) P. 628 sqq.
(2) Ibid., p. 637.

Le raisonnement physico-théologique, qui prend son point de départ dans telle expérience particulière et qui suppose que toute expérience atteste un ordre, un dessein, s'appelle aussi preuve téléologique. Ceux qui l'emploient s'énoncent ordinairement en ces termes: un ordre trèssage, une admirable harmonie règne dans le monde, puisque tout y tend vers la même fin. Or, il est impossible que les objets de ce monde se soient donné eux-mêmes une si parfaite correspondance. Il faut donc qu'il existe un être intelligent et libre qui soit la cause de l'harmonie que ce monde respire, de ce monde lui-même... Deux remarques s'offrent d'abord, reprend Kant: premièrement, supposé qu'elle fût admissible, cette preuve est insuffisante, en ce qu'elle conduit tout au plus à l'hypothèse d'un ordonnateur, d'un architecte, et non à celle d'un créateur, d'une cause véritablement créatrice. En second lieu, ce n'est pas l'expérience, comme on le prétend, qui nous fournit cet ensemble des rapports, cette série non interrompue d'effets et de causes, d'où l'on induit l'accord des choses créées et leur ordonnance (1). L'objection décisive, toutefois, est-ce celle-ci: il est impossible de trouver un passage quelconque entre les faits d'expérience et l'idée, ou de rattacher la chaîne des causes naturelles, des données contingentes, à une cause absolument spirituelle, à une existence intelligible et indépendante. Comme ce passage impraticable et chimérique forme pourtant le soutien de la preuve physico-théologique, il s'en suit qu'elle n'est qu'une modification de l'argument cosmologique; et puisque celui-ci repose en définitive sur le

(1) Dans la Critique du jugement, Kant regarde aussi l'idée d'ordre comme purement subjective, comme transportée par notre esprit aux objets extérieurs.

raisonnement ontologique, la preuve physico-théologique n'est pas plus solide que le raisonnement ontologique (1).

Ce qui s'applique au raisonnement ontologique, poursuit Kant, s'étend ainsi aux deux autres sortes de preuves: ce sont aussi des illusions inévitables, des sophismes involontaires. La raison qui les combine se contredit infailliblement. D'une part, chaque fois que nous posons quelque chose comme existant, nous sommes forcés de conclure à l'existence de quelque chose de nécessaire; d'autre part, nous sommes hors d'état d'atteindre cet être nécessaire, étant incapables de sortir jamais du monde. contingent. Quoique nous soyons obligés de remonter à travers la série des effets et des causes, jusqu'à un être nécessaire et indépendant, nous ne saurions ccmmencer par cet être la série elle-même. Qu'en faut-il conclure? Rien, sinon que nos notions de nécessité et de contingence s'appliquent, non pas aux choses elles-mêmes, mais seulement aux phénomènes, et qu'en admettant un être nécessaire, on le doit placer en dehors de la chaîne des contingents et des phénomènes, c'est-à-dire en faire un noumène, une inconnue, un x. L'existence de Dieu est dès lors possible, quant à nous, mais impossible à démontrer; et, puisqu'elle est impossible, l'athéisme ne peut plus entreprendre de prouver qu'il n'y a point de Dieu. La possibilité de croire à l'existence d'un monde transcendant est ainsi garantie, mais l'impossibilité d'en rien savoir est également hors de doute. Suivant le philoso

(1) Dans la seconde édition, p. 643, 651, Kant traite les deux preuves d'expérience plus indulgemment, et convient même qu'un coup d'œil jeté sur les merveilles et la Majesté de la nature suffit pour chasser les doutes formés par la spéculation la plus abstraite, la plus subtile.

phe de Koenigsberg, l'usage que l'on peut faire de la notion métaphysique de Dieu est purement spéculatif. C'est une idée qui achève et couronne la connaissance humaine, sans que l'on puisse en affirmer ou nier la réalité objective. De même que les autres idées de notre raison, elle sert, non à augmenter nos connaissances, mais à diriger l'entendement dans ses aspirations à une unité suprême et infinie, à une immense et complète totalité. La considérer comme réelle hors de nous serait se tromper soi-même. Elle a de la vérité, lorsqu'on la renferme dans l'enceinte de la raison et qu'on s'abstient de l'appliquer à l'expérience; elle a une vérité purement intérieure et intellectuelle. Ainsi que toutes nos idées pures, en psychologie comme en cosmologie, l'idée-mère de la théologie, l'idée de Dieu, n'a d'autre fonction, d'autre but que de nous aider à comprendre l'expérience et à la réduire en corps de doctrine, à la simplifier et à la systématiser. Elle ne mérite donc d'autre confiance que celle qui s'accorde à une croyance subjective et individuelle.

Voilà le point où Kant est conduit par ce vaste et profond travail d'analyse et de dialectique. Néanmoins, là ne se borne point la part qu'il prend à la discussion des problèmes spéculatifs et religieux. Au contraire, son activité se déploie principalement alors qu'il envisage ces mêmes problèmes du côté de la vie réelle, en suivant ce qu'il appelle la raison pratique. C'est précisément par la Critique de celte sorte de raison qu'il jette les fondements d'une nouvelle espèce de théologie, de celle qu'en Allemagne on nomme la théologie morale.

Mais avant de l'accompagner dans cette seconde phase, n'importe-t-il pas de sonder les principes qui dominent la première, qui président aux mouvements de la raison

spéculative, et qui conduisent à soutenir que cette raison est impuissante à démontrer, à affirmer l'existence de Dieu, et surtout à connaître sa nature? Non pas qu'il puisse entrer dans notre plan de discuter en son ensemble la théorie dont dépend cette négation du théisme; mais il est indispensable d'en signaler les articles les plus considérables et en même temps les moins soutenables.

CHRISTIAN BARTHOLMESS.

(La suite à la prochaine livraison.)

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