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Bouddha, ils ne traitent jamais que deux sujets : la morale et la métaphysique. Je ne veux pas dire que dans ces études, les plus grandes que puisse se proposer l'intelligence humaine, les Bouddhistes aient accompli des chefs-d'œuvre; tant s'en faut; et leurs erreurs en philosophie n'ont guère d'égales que leur supperstition. Mais c'est toujours un noble spectacle que celui de l'homme aux prises avec les problêmes d'où dépend sa destinée tout entière. Le Bouddhisme nous donnera un exemple de plus de notre grandeur et de notre fragilité. On ne peut pas se proposer un but plus élevé; car c'est le salut éternel qui seul le préoccupe. On ne peut pas faire de chute plus profonde; car en voulant sauver l'homme, il en arrive à ne lui offrir pour refuge que le néant. Comment s'est formée cette déplorable croyance ? Quel en a été le fondateur? Quel était son caractère personnel? Quelle fut sa vie? Quels sont les principes de son système? et à quelles conséquences viennent-ils aboutir? Voilà quelques-unes des questions que je voudrais examiner devant vous et qui me semblent dignes de fixer un instant votre attention.

Le Bouddhisme, on le sait, est né dans le sein de la société indienne et brahmanique, dans le VIIe siècle tout au moins avant notre ère, et peut être plus anciennement encore. Il s'y est présenté comme une réforme qui devait changer les croyances généralement adoptées par cette société, et qu'elle avait tirées, par une lente élaboration, des Védas regardés comme des livres divins. Il s'est développé dans le nord de l'Inde sur les deux rives du Gange pendant de longs siècles à l'état de système philosophique, répandu par une prédication toute pacifique, et acceptable comme tout autre à la tolérance des Brahmanes. Il a fait des prosélytes sans nombre parmi les peuples et parmi les rois. Il est descendu vers le sud, s'est propagé à l'ouest et

dans le centre de l'Inde, et a pénétré de proche en proche jusqu'à l'île de Ceylan. Ses conquêtes ne se sont pas bornées au vaste pays qui l'avait vu naftre; il en a dépassé les limites, et il s'est étendu au nord et à l'est sur des contrées bien plus vastes encore. Puis, après avoir duré dans l'Inde plus de douze cents ans, il en a été tout à coup expulsé par une persécution violente qui l'a exterminé. Mais il s'est réfugié chez les peuples voisins où son empire n'a fait que s'accroître; et aujourd'hui il règne sans partage au Népal, au Kachemire, au Tibet, et dans la Mongolie, au nord; dans l'île de Ceylan, au sud ; à l'est, chez tous les peuples transgangétiques, au Tchampa, au Birman, au royaume d'Ava, à Siam, dans la Cochinchine; et à l'extrémité de l'Asie, la Chine presque entière et le Japon ne connaissent guère que lui pour religion.

Je ne veux pas suivre le Bouddhisme dans son histoire ; car c'est là un sujet qui ne pourra être traité avec quelques chances d'exactitude et de succès qu'après bien des travaux de détail; je veux seulement montrer les origines de ce grand mouvement qui a dominé presque toute l'Asie. Je les trouve dans les Soûtras ou livres canoniques qui passent pour renfermer la doctrine du réformateur recueillie de sa bouche. Ils ont été écrits primitivement en sanscrit et en pâli; et c'est de ces deux langues qu'ils ont été traduits à diverses époques en chinois, en tibétain, en Mongol, en Birman, etc.

Notre langue possède déjà deux de ces livres, l'un le Lalitavistara publié d'après la traduction tibétaine et revu sur l'original sanscrit par M. Ph. Ed. Foucaux; l'autre, le Lotus de la bonne loi, par M. Eug. Burnouf, enlevé si prématurément à la science, pour laquelle il a tant fait, quoique sa carrière ait été bien incomplète. Il y a près de dix ans que j'ai déjà entretenu l'Académie du Bouddhisme,

à l'occasion d'un premier ouvrage de M. E. Burnouf, intitulé: Introduction à l'histoire du Bouddhisme indien. Aujourd'hui, en étudiant son ouvrage posthume, je veux rendre un nouvel hommage à ses travaux et à son génie. J'ai déjà eu l'occasion de dire toute l'estime que le monde savant doit en faire (1); mais ses mérites sont d'un tel ordre, et peuvent être d'un si utile exemple, qu'on ne saurait en répéter trop souvent l'éloge. Ce n'est pas seulement une justice reconnaissante; c'est de plus un moyen de provoquer des imitations fécondes, et de continuer en quelque sorte les leçons du maître ravi trop tôt à son enseignement. Ce que j'ai loué dans les recherches de M. E. Burnouf, c'est moins encore l'importance et la certitude des résultats obtenus que la méthode à la fois pénétrante et circonspecte à l'aide de laquelle il les obtenait. Il a toujours su demeurer dans son rôle de philologue, et malgré des exhortations pressantes que lui adressaient les juges les plus éclairés et les plus bienveillants, il n'a jamais voulu en sortir, pour entrer sur le terrain périlleux de l'histoire. Il s'est borné dans toute sa laborieuse carrière à traduire, à déchiffrer, à interpréter, à analyser des monuments; et il a su ne pas aller au-delà, quoiqu'il ait dû bien souvent être tenté de franchir ces limites. Il n'a point obéi à des impatiences que peut-être il ressentait luimême quelquefois, mais que surtout on ressentait autour de lui. Il y a des esprits un peu trop prompts qui ne se contentent pas des magnifiques conquêtes qu'a déjà faites la philologie sanscrite, et qui, peu soucieux d'avoir vu s'ouvrir dans l'espace d'un demi-siècle la littérature brahmanique depuis les Védas et les systèmes de philosophie

(1) Journal des Savants, 1852, cahiers d'août et de septembre, pages 473 et 561.

jusqu'aux drames et aux poésies légères, la littérature bouddhique du nord et du sud, depuis les Soûtras dépositaires de la parole du réformateur jusqu'aux traités de métaphysique, voudraient encore qu'on leur apprit déjà l'histoire de ces temps reculés, comme on peut leur apprendre celle d'Alexandre et d'Auguste.

M. E. Burnouf n'a point cédé à ces entraînements; et cette prudente réserve fait le plus grand honneur à son caractère scientifique. On ne peut rien dire aujourd'hui que de très-incomplet et de très-vague sur des origines qui se perdent dans la nuit des temps. A quelle date, dans quel temps précis ont été composés ces ouvrages que la philologie explique? par quels auteurs? dans quels pays? sous quels princes? Quelle suite d'événements se sont succédé dans ces époques lointaines et obscures? Ce sont là des questions du plus haut intérêt sans doute, qu'on pourra résoudre plus tard, mais qui sont aujourd'hui prématurées. A l'heure qu'il est, il est impossible d'y répondre ; et tenter même une solution, c'est vouloir s'exposer à d'inévitables mécomptes. Ce que doivent faire aujourd'hui les intelligences sérieuses et sages, c'est d'étudier les monuments, qui eux aussi sont des faits; c'est de les comprendre dans toutes leurs difficultés, d'éclaircir les ténèbres de langues encore peu connues. C'est là un terrain solide, où l'on peut faire les pas les plus assurés et recueillir des fruits certains. Mais, hasarder des considérations générales dans un sujet qui ne comporte encore que des vues de détail, c'est risquer de ne poursuivre que des hypothèses et de mettre trop souvent l'imagination à la place de la science. C'était la conviction profonde de M. E. Burnouf, et c'est elle qui l'a guidé, comme elle l'a soutenu, dans ses labeurs incessants, qui devaient abréger sa vie. Il est d'autant plus louable d'y être demeuré fidèle,

qu'il était doué de toutes les qualités d'esprit nécessaires pour jouer encore un autre rôle que celui qu'il a choisi et si constamment gardé. Qui peut douter qu'avec la vivacité et la justesse d'intelligence qu'il possédait, il n'eût pu se faire l'historien brillant du Brahmanisme et du Bouddhisme, au lieu d'être le patient interprète des monuments qu'ils ont produits? Mais qui peut douter aussi, quand on connaît l'état réel des choses, qu'il n'ait été mille fois plus utile par ces travaux plus modestes en apparence, qu'il ne l'eût été par des travaux plus ambitieux, mais moins sûrs? L'histoire elle-même doit s'applaudir que des esprits de cette puissance se contentent de lui préparer des matériaux, et qu'ils ne se hâtent pas d'élever un édifice dont les assises ne sont encore ni assez nombreuses ni assez fortes.

Le Lotus de la bonne loi, que la pieuse bienveillance d'un ami et d'un disciple, M. Jules Mohl et M. Théodore Pavie, a publié après la mort de M. E. Burnouf, confirme les réfléxions que je viens de présenter; et je ne crois pas que, dans aucun de ses ouvrages, même dans son Commentaire sur le Yaçna, ses éminentes facultés de philologue et son admirable méthode se déploient avec plus d'éclat et de profit. Le livre, comme son titre seul l'indique, se compose de trois parties distinctes d'abord le Lotus de la bonne loi, traduit sur l'original sanscrit, un des Soûtras développés les plus vénérés au Népâl, et qui fait partie des neuf Dharmas ou livres canoniques que reconnaît l'orthodoxie Bouddhique (1); en second lieu, des notes plus ou moins longues sur chacun des vingt-sept chapitres du Lotus, ne laissant aucun terme ni aucun fait un peu obs

(1) M. E. Burnouf, Introduction à l'histoire du Bouddhisme indien, page 14.

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