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cette compagnie eût rendu à Racine une entière justice; et sans doute nous ne lui pardonnerions pas aujourd'hui d'avoir méconnu la plus belle production du plus parfait des poètes.

Nous voulons fixer les rangs entre des auteurs vivans et des ouvrages qui n'ont pas été soumis à la révision de la postérité, et nous balançons encore entre des auteurs morts depuis plus d'un siècle et des productions qui ont subi le jugement de quatre générations. Qui est-ce qui oseroit, même aujourd'hui, prononcer définitivement entre Corneille et Racine, et en adjugeant le premier prix à l'un des deux, ne donner à son rival que l'accessit ? Athalie à part, qui est le chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre, est-on universellement d'accord sur la meilleure pièce de l'un ou de l'autre de ces deux grands génies? N'a-t-on pas, dans le dernier siècle, proclamé Voltaire vainqueur des deux rivaux qui régnoient sur la scène? Et ce jugement, que la postérité n'a pas tout-à-fait confirmé, n'a pas été porté dans la première chaleur de l'enthousiasme qu'excitèrent, à leur apparition, Mérope ou Zaïre, mais après une longue jouissance des plus belles tragédies de cet auteur, et par conséquent avec réflexion.

Je n'ai parlé que des pièces de théâtre, et peut-être est-il encore plus difficile de faire un choix entre les autres genres de poëmes, et plus difficile encore de prononcer entre des historiens.

Il a paru, depuis peu d'années, un assez grand nombre de poëmes, dont quelques-uns sont des ouvrages de longue haleine, et joignent à l'intérêt du sujet, à la richesse du style et de la versification, un mérite réel d'invention et de distribution.

L'opinion, à la longue, assigne les rangs entre ces

productions, ou quelquefois les laisse indécis, et l'on peut dire qu'elle juge encore, même lorsqu'elle ne prononce pas. Mais si un autre tribunal que le sien veut porter une sentence définitive et motivée, fixer les places, classer les esprits, nommer le premier, le second, le troisième, il s'impose une tâche bien délicate, pour ne pas dire impossible; et s'il est aisé d'assigner les places, il ne l'est pas du tout de justifier les préférences, ni de donner la raison de la supériorité de tel écrivain sur les autres, lorsqu'avec des talens à-peu-près semblables, ils se sont exercés sur des sujets différens. Le choix entre les historiens ne présente ni plus de facilité aux examinateurs, ni, si j'ose le dire, plus de sécurité aux juges. Le lecteur, qui ne juge que d'après son goût et la trempe particulière de son esprit, peut préférer Tacite à Tite-Live, TiteLive à Tacite. Mais une assemblée revêtue par l'autorité publique de l'auguste fonction de porter un jugement solennel, qui doit peser les avantages et les inconvéniens de chaque manière d'écrire l'histoire, le mérite et les défauts de chaque écrivain, et les proposer, dans un rang inégal, à l'instruction publique et à l'estime de la nation, hésitera peut-être entre le style grave, abondant et orné, qui convient à la majesté de l'histoire, au juste développement des faits, même à l'instruction plus facile du plus grand nombre des lecteurs, à la manière brillante, rapide, épigrammatique, quelquefois énigmatique, qui sert peutêtre mieux les affections secrètes de l'historien que l'utilité du lecteur ou même que l'intention de l'histoire: manière qui ne s'introduit jamais dans la littérature d'un peuple, qu'à cette époque malheureuse où son histoire offre plus de crimes à raconter que de vertus à célébrer, et lorsque tous les intérêts étant armés les uns

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contre les autres, tous les cœurs fermés par une défiance réciproque, tous les sentimens contraints, il faut décomposer l'homme de la société pour trouver l'homme de l'histoire, et, pour expliquer ses actions, courir le risque de calomnier ses intentions. B...D.

X LII.

L'Imagination, poëme; par M. JACQUES DELILLE.

DANS ces jours de décadence, de disette, et d'une

stérile et malheureuse abondance qui affligent notre littérature, il paroît néanmoins, à peu près chaque année, une de ces productions marquées au coin d'un grand talent, et qui eussent honoré les temps féconds et brillans où les lettres étoient cultivées avec le plus de succès. M. Delille soutient toujours avec gloire l'honneur des Muses françaises. C'est ainsi que dans les temps de décadence des républiques grecque et romaine, on vit briller sur la scène politique et militaire, des hommes qu'on appela les derniers des Grecs et des Romains, et qui rappelèrent les plus beaux jours de Rome et d'Athènes.

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Il en est du monde littéraire comme du monde politique plus les grands événemens y sont rares, plus ils excitent un intérêt d'autant plus général qu'il peut moins se partager, une curiosité d'autant plus vive qu'elle a moins de distraction. Ainsi un poëme de M. Delille est-il annoncé? il tient tout le monde dans l'attente et le désir. Paroît-il? aussitôt il devient un sujet de conversations, de discussions littéraires, d'éloges, de critiques, de débats entre certains lecteurs, et bien certainement de plaisir pour tous. Ces

circonstances si flatteuses pour l'auteur, et que lui seul parmi nous a le droit de produire, ont dû surtout accompagner la publication du poëme de l'Imagination, annoncé depuis tant d'années, attendu avec tant d'impatience, et déjà connu par plusieurs fragmens pleins de grace ou d'énergie, d'esprit ou de sentimens, d'images et de poésie.

ans,

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Déjà cependant quelques critiques s'étoient mêlées aux applaudissemens et aux éloges avec lesquels ces divers fragmens avoient été accueillis, et dans les salons, et dans les sociétés littéraires, et dans tous ces almanachs ou recueils périodiques qui, depuis trente croient avoir assez fait pour leur gloire et leur succès, lorsqu'au milieu de tant d'autres mauvais vers, ils offrent aux lecteurs cinquante beaux vers de M. Delille. L'homme, sur-tout l'homme de lettres (et qui est-ce qui ne l'est pas, qui est-ce qui du moins ne se constitue pas juge dans cette partie? ), aime médiocrement à louer. L'admiration est un sentiment qui lui pèse et le fatigue s'il est obligé de l'accorder à quelques parties, il s'en dédommagera en le refusant à d'autres ; s'il loue les détails, il blâmera l'ensemble; s'il ne peut critiquer ce qu'il connoît, il critiquera ce qu'il ne connoît pas encore, ou ce qu'il ne connoît qu'imparfaitement. C'est ainsi que lorsqu'on étoit forcé de louer les vers de M. Delille, on blâmoit son plan qu'on ne pouvoit connoître, on annonçoit d'avance qu'il n'y en avoit point dans son poëme; on critiquoit le sujet; et cette critique étoit du moins prématurée, car tout sujet étant modifié par le génie qui s'en empare, et par la manière dont il le traite, n'est parfaitement connu que par la publication des chants qu'il a inspirés.

M.Delille avoit le droit de défendre son poëme contre

les critiques que jusqu'ici peut-être on n'avoit pas le droit de faire, et il use avec beaucoup d'art de ce droit dans sa préface. « La vaste étendue du sujet, dit-il, est plutôt un avantage qu'un inconvénient : l'important est d'en bien diviser les masses en parties bien distinctes et bien circonscrites»; et il prouve qu'il s'est acquitté de ce point, le plus important de tous, en soumettant au lecteur l'analyse de son poëme, où liant sans cesse des systèmes très-philosophiques à des tableaux très-poétiques; faisant succéder aux idées d'un esprit juste et réfléchi les images d'un poète brillant et harmonieux, au langage de Platon et de Leibnitz, les mouvemens, les tours et les expressions de Virgile, de Racine et de Boileau, il cueille dans les vastes champs de l'Imagination ses plus belles fleurs, ses plus riches moissons, et la considère dans ses principaux rapports avec l'homme et son intelligence, avec l'homme et ses sentimens, et ses affections, et ses devoirs, et son bonheur, et ses relations avec les objets extérieurs, avec les autres hommes, avec la Divinité.

Quelque magnifique que paroisse ce plan et cet ensemble, quelqu'esprit philosophique qui ait présidé à la division de ses parties, et sur-tout quelque génie poétique qui ait présidé à l'exécution de l'ouvrage, j'oserai cependant disputer et contre le plaisir qu'il m'a fait, et contre le sentiment de M. Delille. J'observerai que ces parties qui paroissent d'abord si distinctes, le sont cependant quelquefois si peu, que tableaux qu'on voit développés dans un chant, pourroient tout aussi bien être transportés dans un autre et peut-être y seroient mieux placés: observation que j'aurai lieu de prouver dans l'examen des détails du poëme ; ici je me borne à l'ensemble. Enfin, sans ren

tels

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