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bien apprécié les hommes, quoiqu'en général avec un peu d'enthousiasme qu'on aime en s'en défiant. Ayant donc beaucoup vu, beaucoup réfléchi, il avoit beaucoup à dire aussi; et il l'avoit dit, à ce qu'il paroît un peu longuement, dans un immense recueil où il avoit déposé ses souvenirs, ses jugemens, ses réflexions, et sa correspondance. Il est probable que tout n'est pas également intéressant dans ce volumineux recueil; mais il étoit impossible qu'il n'y eût pas une foule de traits spirituels, de mots heureux, d'anec→ dotes piquantes, d'observations fines, de portraits curieux, le tout exprimé avec un aimable abandon et une amusante originalité : c'est-là ce que madame de Staël a bien voulu se charger d'en extraire, et ce qu'elle publie sous le nom de Lettres et Pensées du maréchal prince de Ligne. Ainsi nous avons dans ce livre l'esprit d'un des hommes qui en a le plus, recueilli par la femme la plus capable de choisir le

mieux.

Les premières lettres de ce recueil sont adressées au roi de Pologne Poniatowski, et elles parlent du roi de Prusse Frédéric II, sur lequel on a écrit de gros volumes fort ennuyeux, qui ne le font peut-être pas mieux connoître que les deux lettres fort amusantes du prince de Ligne: deux ou trois conversations vives, animées, semées de traits et de saillies, donnent une idée de l'esprit mobile de Frédéric, passant rapidement d'un objet à un autre, les effleurant tous avec grace; jugeant tantôt bien, tantôt mal les hommes et les événemens, mais toujours d'une manière originale et piquante, de son caractère inconstant et divers, de son humeur changeante, et quelquefois bizarre; tantôt fier et dur, tantôt doux et modeste. « Je n'ai pas

renne.

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été battu par le maréchal Traun, dit-il au prince de Ligne, parce que je ne me suis pas battu. - C'est ainsi, répond le prince de Ligne, que les plus grands généraux se sont souvent fait la guerre; on n'a qu'à voir les campagnes de Montécuculli et de M. de Tu- Il n'y a pas de différence de Traun à Montécuculli, réplique le roi ; mais qu'elle est grande, bon Dieu, de l'autre à moi! » Tantôt aimable, poli, il dit les choses les plus obligeantes et le plus agréablement exprimées à ceux qui l'entourent; tantôt, et par un sarcasme amer, et même grossier, il accable celui ou ceux de ses favoris que, par humeur ou passe-temps il veut humilier. Un jour, embarrassé sur le choix d'un ministre dans une cour étrangère, le major Pinto s'avisa de lui dire : « Que n'envoyez-vous M. de Luc chesini, qui est un homme d'esprit? C'est pour

cela, reprend le roi, que je veux le garder auprès de moi; je vous enverrois plutôt que lui, ou un ennuyeux comme M. un tel ». Et sur-le-champ il nomma effectivement ministre le major Pinto; ce qui, à la vérité, dut adoucir beaucoup l'amertume du mot. Au reste, ce pauvre Pinto n'étoit pas plus ménagé par le prince de Line que par le roi de Prusse. Il se vantoit des services qu'il avoit rendus à l'Autriche avant d'être attaché au roi de Prusse. De tous ces services, le prince de Ligne ne put que se rappeler un feu d'artifice fait pour son mariage. « Faites-moi l'honneur de me dire, interrompit le roi, si le feu d'artifice a réussi? Non, sire, répond le prince de Ligne; cela alarma même mes parens, qui croyoient que c'étoit un mauvais signe. M. le major, que voilà, avoit imaginé de joindre deux cœurs enflammés, image trèsneuve de deux époux. La coulisse sur laquelle ils de

voient glisser manqua ; le cœur de ma femme partit, et le mien resta là. »

Le prince de Ligne se laisse sans doute trop emporter par son enthousiasme, lorsqu'il appelle Frédéric le plus grand homme qui ait jamais existé; mais telle est, à ce qu'il paroît, la trempe de son caractère; il est naturellement admirateur, et c'est une disposition d'esprit qui tient à d'excellentes qualités. Dans une lettre adressée à un homme de beaucoup d'esprit, sans doute, il l'engage à devenir Montesquieu, sans cesser pour cela d'être Racine, Horace et Lafontaine. Je le répète, la personne à qui il adresse ce petit compliment a beaucoup d'esprit; mais c'est pour cela qu'elle a dû trouver que l'excès d'une pareille louange passoit toutes les bornes et toute l'exagération permise à l'urbanité et à la politesse. Je pourrois citer bien d'autres exemples de cette intempérance d'éloges; Enfin, quand le prince de Ligne n'a plus personne à admirer, il admire beaucoup les Turcs. Il trouve cependant un défaut dans son héros, dans Frédéric : c'est cette manie d'impiété qui lui faisoit ramener dans toutes ses conversations le pape, la cour de Rome, les catholiques, la religion, et le portoit à se vanter sans cesse de ce qu'il étoit excommunié et damné. Le prince de Ligne, qui n'étoit pas très-pieux lui-même, trouve cependant cela fort déplacé, et fait à ce sujet d'excellentes réflexions: « Je trouvois, dit-il, qu'il mettoit trop de prix à sa damnation, et s'en vantoit trop : indépendamment de la mauvaise foi de messieurs les esprits forts, qui très-souvent craignent le diable de tout leur cœur, c'est de mauvais goût au moins de se montrer ainsi ; et c'étoit avec des gens de mauvais goût qu'il avoit eus chez lui, comme un Jordans, d'Argens, Maupertuis, la Baumelle, la Mettrie, l'abbé de Prades,

et quelques lourds impies de son académie, qu'il avoit pris l'habitude de dire du mal de la religion, et de parler dogme, spinosisme, cour de Rome, etc. Je ne répondis plus toutes les fois qu'il en parla». A.

DANS

X X.

Suite du même sujet.

ANS une de ses lettres à madame de Coigny, le prince de ligne raconte le plus plaisamment du monde l'enchaînement des circonstances qui l'ont entraîné arrêté dans ces cours divers : « Mon fils Charles, ditil, épouse une jolie Polonaise (Massalska); sa famille. nous donne du papier au lieu d'argent comptant : c'étaient des prétentions sur la cour de Russie. Je me fais, on me fait Polonais en passant. Un fou d'évêque, pendu depuis ce temps-là, oncle de ma belle-fille, s'imagine que j'ai été tout au mieux avec l'impératrice de Russie, et se persuade que je serai roi de Pologne si j'ai l'indigenat. Quel changement, dit-il, dans la face des affaires de l'Europe! Quel bonheur pour les Ligne et les Massalski! Je me moque de lui; mais il me prend envie de plaire à la nation rassemblée pour une diète; la nation m'applaudit; je parle latin; j'embrasse et caresse les moustaches; j'intrigue pour le roi de Pologne, qui est lui-même un intrigant comme tous les rois, qui ne sont sur le trône qu'à condition de faire la volonté de leurs voisins et de leurs sujets : il est bon, aimable, attirant; me voilà tout-à-fait lié avec lui. J'arrive en Russie; la première chose que j'y fais, c'est d'oublier le sujet de mon voyage, parce qu'il me paroît peu délicat de profiter de la grace avec

laquelle on me reçoit, pour obtenir des graces, etc. », Je transcrirois volontiers la lettre entière, si elle no remplissoit pas quinze pages in-8°.

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-C'était dans l'année qui précéda la révolution française, que le prince de Ligne écrivoit ces Lettres ; et par quelques traits rares et épars dans cette correspondance, on voit qu'étranger à la France, et écrivant à l'une des extrémités de l'Empire russe, il jugeoit néanmoins très-bien les événemens qui se préparaient à quinze cents lieues de lui, et quelques-uns des hommes: qui devaient y prendre part. L'admirateur de Rousseau, de Voltaire et des plus beaux esprits du dix-huitième siècle, n'admire pas également les systèmes politiques de ceux qui se disoient leurs disciples, et se paroient fastueusement du nom de philosophes. Il se moque fort plaisamment des pédans ennemis des abus, des. curés législateurs, des avocats politiques, et de tous ees jeunes gens qui, ne pouvant pas payer le mémoire: de leur tailleur, veulent payer les dettes, de l'État. « Les sujets de cet Empire (la Russie), dit-il ailleurs, qu'on a la bonté de plaindre si souvent, ne se soucieroient pas de vos États-Généraux, et prieroient les philosophes de ne pas les éclairer, et les grands seigneurs de ne pas leur permettre de chasser sur leurs ferres.... Du reste, ils ne sont esclaves que pour ne pas faire de mal à eux et aux autres ». Ailleurs, il rêve aussi de son côté une petite constitution pour les Moldaves, déjà en proie aux dissensions qui n'ont, cessé de les agiter depuis: « Qu'à la paix, dit-il, les cours médiatrices s'amusent à leur faire un petit code de lois bien simple, qui sur-tout ne soit pas traité de la main de la philosophie, mais par quelques jurisconsultes bonnes gens, qui connoissent le climat, le caractère, la religion et les mœurs du pays ». Eufin,

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