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Bélisaire est puisée dans les grands principes de la religion et de la morale; pardon des injures et soumission au souverain. Mais cet épisode bien conçu et bien amené n'auroit pas suffi pour concilier à l'auteur les suffrages des philosophes. Il a fallu le faire précéder par un récit invraisemblable. L'idée de mettre en scène avec Bélisaire, un roi qu'il a vaincu, qui a orné son triom→ phe, et qui cependant ne le reconnoît pas, est d'une grande absurdité. La philosophie de ce prince, qui ne consiste que dans un froid stoïcisme, et qui par conséquent ne peut lui donner aucune consolation réelle, est encore une marque de déférence pour les préjugés du temps : elle détruit tout l'intérêt que pourroit inspirer ce roi détrôné.

La marche de M. Marmontel continue d'être incertaine et pénible; mais on remarque bientôt une conception beaucoup plus singulière, qui ne peut s'expliquer que par les ménagemens auxquels l'auteur se croyoit obligé. Antonine, femme de Bélisaire, est instruite que son époux va lui être rendu; mais on lui a laissé ignorer qu'il est privé de la vue. Aussitôt qu'elle l'aperçoit dans cet état, elle tombe dans des convulsions affreuses, et meurt bientôt en vomissant les imprécations les plus violentes contre l'empereur et contre la cour. Bélisaire se console par la pensée que sa femme est transportée dans le séjour des justes. Vous serez probablement étonné, Monsieur, que M. Marmontel ait présenté sans aucun ménagement un tableau aussi hideux. N'aurait-il pas excité plus d'attendrissement, si, au lieu de peindre Antonine comme une mégère, il eût offert cette douceur et cette résignation qui jettent tant d'intérêt sur les malheurs des femmes; s'il eût marqué le repentir que devoit éprouver, dans cette situation, l'orgueil

leuse épouse du héros; s'il eût enfin entouré cette mort de toutes les consolations que peut fournir la religion? M. Marmontel avoit trop de goût pour que cette idée ne se fût pas d'abord présentée à lui. Mais il ne perdoit pas de vue les redoutables philosophes faire mourir une héroïne comme une sainte, auroit donné à l'auteur un ridicule. Il valoit beaucoup mieux peindre toutes les horreurs d'une rage impuissante, et placer hardiment une furie dans le ciel; par-là, on portoit une attaque indirecte à la religion chrétienne, et les sophistes étoient satisfaits. Vous remarquerez, Monsieur, que M. Marmontel se borna presque toujours à cette sorte d'attaque; c'étoit, à proprement parler, un philosophe honteux.

La partie systématique de Bélisaire est très - inférieure à la partie romanesque. On y distingue cependant que l'auteur avoit de l'honnêteté et de la droiture: c'est à cela que j'attribue plusieurs maximes assez justes sur les devoirs de ceux qui se consacrent au service de l'État. Leur désintéressement est bien peint dans les premiers chapitres de Bélisaire. La patrie ne leur doit rien; ils lui doivent tout que leurs services soient méconnus, oubliés et même punis, ils n'en sont pas moins obligés de se dévouer à sa défense, et de sacrifier leur ressentiment au besoin qu'elle peut avoir d'eux. Ces sentimens sont nobles et élevés: mais M. Mar montel n'a fait que les puiser dans nos grands moralistes du siècle de Louis XIV, où ils sont bien mieux développés que dans Bélisaire, parce qu'ils se lient au grand système religieux et politique, dont rien ne peut être détaché sans rendre ce système imparfait. L'au teur ne reste pas long-temps dans la bonne route; il se presse de faire la part aux philosophes. Ses spéculations sur la théorie de l'impôt, sur l'administration

générale de l'Empire, ne sont qu'un recueil des vues politiques et économiques de ce temps-là. Nulle ap→ plication ne peut en être faite sans danger; l'expérience nous l'a prouvé.

Le quinzième chapitre de Bélisaire a fait beaucoup plus de bruit qu'il ne méritoit. Il suffisoit de le soumettre à une critique purement littéraire pour en montrer l'absurdité. En effet, la première règle que l'on doive suivre dans un poëme ou dans un roman, c'est de conserver aux personnages les mœurs et les opinions qu'ils ont dû avoir. Cette règle est si vulgaire, que les auteurs les plus médiocres n'y manquent presque jamais. Or, que diroit-on de quelqu'un qui, consulté par un prince catholique sur un point de dogme, lui répondroit par une décision de Confucius ou de Pythagore? Le prince ne regarderoit-il pas le philosophe comme un visionnaire? ne lui riroit-il pas au nez? Bélisaire, dans le roman de M. Marmontel, joue absolument le même rôle que le visionnaire dont je parle. Interrogé sur l'autre vie par un chrétien zélé, il ne se conforme en rien à la doctrine alors généralement reçue; il compose un paradis suivant son goût ; tous ses désirs se bornent à jouir, pendant l'éternité, de la compagnie de deux ou trois philosophes payens. Convenez, Monsieur, que cette rêverie auroit paru bien singulière à Justinien, ou au père de Tibère, et qu'il auroit pu s'écrier comme l'oncle d'Ariste :

Ah! la philosophie a brouillé sa cervelle.

Il me semble donc qu'on n'auroit pas dû attacher tant d'importance à cette bizarre spéculation. Elle n'a pu réussir que parce qu'on l'a traitée trop sérieusement. Si l'on se fût borné à montrer combien elle est contraire au bon sens et aux premiers élémens de l'art,

il est à croire que, par pudeur, les philosophes euxmêmes n'auroient osé la soutenir, et qu'on en auroit porté alors le même jugement qu'aujourd'hui.

M. Marmontel avoit eu l'intention de faire un ouvrage de morale: mais comment en trouver la base sans le secours de la religion? On voit l'embarras de l'auteur : il lui faut des ames privilégiées, il a besoin de princes parfaits; sans ces hommes si rares, toute sa théorie tombe d'elle-même. Cependant il lui reste un ressort pour porter les hommes à la vertu, du moins apparente; et l'on sent qu'il n'a dû se décider à l'employer qu'avec beaucoup de peine. Vous connoissez, Monsieur, l'éloignement qu'avoit M. Marmontel pour la doctrine d'Helvétius; cependant, faute de mieux, l'auteur ne voit, comme lui, d'autre moyen pour diriger au bien le commun des hommes, que que l'amour propre et l'intérêt personnel. C'est un aveu qui a dû lui coûter beaucoup aussi ne le fait-il formellement que dans deux passages de son livre (1).

Il est assez curieux de remarquer l'effet que produisit Bélisaire, sur-tout dans le Nord. L'Énéïde de Virgile n'a pas été plus admirée sous Auguste. Les princes félicitèrent l'auteur; et pour lui montrer qu'ils étaient en état de l'entendre, quelques-uns outrèrent les conséquences de ses principes d'une manière toutà-fait comique. Vous aimez, Monsieur, ces sortes de rapprochemens, et je pourrois les multiplier ici; mais comme ma lettre est déjà beaucoup trop longue, je me bornerai à une courte citation. Le baron de Swieten fils, fut enthousiasmé de la doctrine de Bélisaire; on remarque dans sa lettre le passage suivant : : « Je compare dans mon idée les préjugés religieux à ces

(1) Chap. IX, pag. 101; chap. XIII, pag. 204. IX. année.

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faux dieux que mes ancêtres, les Germains, adoroient sans les connoître, et qu'on leur cachoit avec soin dans d'épaisses forêts dont l'accès étoit interdit aux profanes. Ces dieux ne sont plus aujourd'hui que des troncs informes, et l'objet de nos mépris. J'aime à me flatter qu'il en sera de même de ces préjugés ». Vous voyez, Monsieur, avec quelle rapidité la nouvelle école formoit la jeunesse. Le baron auroit pu craindre que la noblesse et les autres distinctions sociales ne fussent aussi bientôt mises au rang des troncs informes; mais cette prévoyance étoit trop vulgaire; d'ailleurs, les institutions religieuses et civiles devoient-elles être comptées pour quelque chose, quand il s'agissoit d'un principe philosophique?

J'ai cherché, Monsieur, à vous fournir quelques vues sur les talens littéraires de M. Marmontel, et sur sa philosophie. Il m'a paru qu'elles pouvoient compléter la peinture que vous avez faite du caractère de cet académicien. Si mon bavardage ne vous ennuie pas, je vous parlerai incessamment des Incas et des Élémens de Littérature. F. B.

XVII.

Seconde Lettre à M. FIÉVÉE, sur quelques ouvrages de M. MARMONTEL.

Les INCAS.

MON opinion sur les Incas vous paroîtra peut-être

un peu sévère ; mais je dois vous prévenir que je ne l'ai point hasardée sans y avoir mûrement réfléchi. J'ai cru trouver dans ce livre, bien plus que dans Bélisaire, l'intention de propager une doctrine antisociale. La religion, le gouvernement ne sont point

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