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nécessairement plus rares de jour en jour; et l'on voit le torrent du mauvais goût se déborder dans cette prodigieuse multitude de productions de tout genre, où il semble que ce soit un des priviléges de la liberté de ne plus parler français. Le néologisme le plus barbare infecte presque toutes les feuilles, où l'esprit de parti est trop occupé pour faire la moindre attention au style; on voit par-tout l'ignorance la plus honteuse des premières règles de la langue et du goût ; et cette ignorance cesse d'être déshonorante, parce qu'elle est trop générale, et que personne n'y prend garde..... En vérité, je ne serois pas surpris que les étrangers qui ont appris notre langue dans les bons auteurs, n'entendissent pas la moitié de ce que l'on écrit aujourd'hui. Heureusement ils n'y perdent pas grand chose. Le théâtre sur-tout est retombé dans la plus pitoyable barbarie; nous sommes venus en ce genre au dernier degré de turpitude; la liberté de tout mettre, de tout dire sur la scène, dispense, depuis deux ans, nos auteurs dramatiques de toute espèce de talent, de la plus légère connoissance de l'art : ce sont des misères dont il n'est plus question; et pourvu que l'on mette sur la scène des moines, des religieuses, des curés, des évêques, des cardinaux; pourvu que l'on hurle en mauvais vers le mot de liberté, et que l'on dise de grosses injures aux rois, en prose platement empoulée, cet attrait populaire, qui a encore le mérite de la nouveauté, tient lieu de tout, et fait tout passer, pour peu de temps, il est vrai; mais les pièces se succèdent si rapidement, et se multiplient si aisément, sur douze ou quinze théâtres, qu'il n'y a guère de sottises qui ne puissent vivre une quinzaine de jours, et par conséquent rendre à l'auteur beaucoup plus que l'ouvrage ne

vaut ». Les jugemens littéraires que confirme cette Correspondance ne sont guère que le développement et l'application des vérités générales que présente ce résumé ; et ces jugemens ont d'autant plus de poids, que l'écrivain qui les porte ne peut être soupçonné d'avoir improuvé, à cette époque, les principes et les événemens dans lesquels nos prosateurs et nos poètes puisoient leurs inspirations. M. Laharpe vit bien ce que l'amour propre cachoit à nos auteurs, que l'esprit de parti étoit le seul gage de ces succès passagers et de cette gloire éphémère dont ils étoient si fiers. Il auroit pu remarquer encore que la plupart de ces faiseurs de prose et de vers ne composoient pas précisément leurs pièces pour favoriser la révolution, mais se servoient de la révolution pour composer des pièces : leur prétendu patriotisme n'étoit au fond que de la vanité littéraire.

On ne sera pas fâché de voir comment M. Laharpe jugeoit quelques-unes des brochures qui firent le plus de bruit au commencement de la révolution : « Parmi les ouvrages politiques qui méritent d'être distingués, il faut compter ceux d'un ministre protestant nommé Rabaud de Saint-Étienne, aujourd'hui député du Languedoc aux États-généraux, et sur-tout l'écrit qui a pour titre : Question de Droit public. Il y règne un style simple, et de la force sans déclamation. Un autre député, l'abbé Sieyes, a aussi attiré l'attention par un écrit qui a pour titre : Qu'est-ce que le Tiers? Il s'en faut de beaucoup qu'il écrive aussi élégamment que M. de Saint-Étienne; il a de l'incorrection; il manque de clarté et de méthode; sa tête est trop vive pour qu'il puisse assurer sa marche et mesurer ses idées; il outre les conséquences, et ne s'aperçoit pas qu'il y a dans ses raisonnemens une certaine

rigueur métaphysique qui ne sauroit s'appliquer aux choses ». On ne sauroit faire à un philosophe de plus graves reproches ; car la méthode, la clarté et la justesse sont les conditions les plus nécessaires de tout écrit philosophique : on peut s'y permettre quelques solécismes; mais il ne faut pas qu'ils nuisent à la netteté des idées et à l'exactitude du raisonnement : il est vrai qu'il ne s'agissoit point de tout cela dans le temps dont nous parlons.

Je me souviens d'avoir entendu beaucoup vanter une certaine Déclaration des droits, rédigée par M. de Condorcet; je crois même que je l'ai admirée, car j'étois alors fort jeune ; et peut-être les personnes qui ont pu l'admirer aussi naïvement que moi, lorsqu'elle parut, verront elles avec plaisir, aujourd'hui, ce qu'en pensoit M. Laharpe : « Pour notre confrère Condorcet, dit-il, c'est encore une métaphysique bien plus terrible (que celle de l'abbé Sieyes) : il a fait imprimer une Déclaration des droits, c'est-à-dire un modèle des lois constitutives pour la nation française ; et oubliant que ce qui est fait pour servir de règle et de protection à tous les hommes doit être entendu par tout le monde, et ne sauroit, par conséquent, être trop simple et trop clair; que, de plus, cette clarté et cette simplicité sont inséparables des principes de justice naturelle, qui sont les fondemens de toutes les bonnes lois, il a rédigé les siennes dans le goût des catégories d'Aristote : c'est un amas d'abstractions presque inintelligibles, et tellement embarrassé de distinctions, de divisions et de suppositions, que ce code, fût-il fait pour une société de philosophes, seroit à peine à leur portée. Il s'est avisé de le faire mettre en anglais, afin que le français passât pour une traduction. Ainsi l'ouvrage est en

deux langues, anglais d'un côté, et français de l'autre ; mais il est si obscur et si ennuyeux, que personne n'a pu le lire; et ce n'étoit pas la peine d'écrire en deux langues, pour n'être lu dans aucune ».

Je terminerai ce premier extrait par les réflexions que fait M. Laharpe à l'occasion d'un ouvrage de Brissot : « C'est un de ces fous de sang froid, de ces inspirés, qui se sont fait les singes de J.-J. Rousseau, et qui, en répétant avec une lourde amphase les mots de vertu et d'humanité, se croient aussi éloquens que lui. Il combat à outrance, dans une longue brochure, deux ou trois propositions qu'on pouvoit réfuter en deux pages; et ce texte lui fournit matière à une explosion d'injures brutales, qui, en bonne police, devroient être punies. Il y a dans cet écrit autant de mauvaise foi que de fureur. On voit que l'auteur n'a d'autre but que de faire du bruit, et qu'il a crié bien haut pour qu'on s'arrêtât à l'entendre ».

En lisant ces derniers volumes de la Correspondance, on se demande d'abord pour quelle raison ils n'ont pas été publiés en même temps que les autres ; et, ce qui a pu en retarder l'impression? C'est une question assez difficile à résoudre : on cherche ensuite pourquoi M. Laharpe n'y parle pas de quelques ouvrages assez remarquables, qui ont paru dans l'espace qu'embrassent ces deux volumes; et cette difficulté ne peut se lever qu'en supposant des retranchemens qui sont d'ailleurs assez manifestes.

Y.

SI

XI.

Fin du même sujet.

I cette Correspondance étoit fictive et supposée ; si, comme beaucoup d'autres, elle n'étoit qu'un cadre imaginaire, où l'auteur eût voulu renfermer le tableau de la littérature d'une certaine époque, elle offriroit sans doute tout l'intérêt dont les ouvrages de ce genre sont susceptibles; mais on désireroit peut-être alors que le style, sans cesser d'être aussi naturel, parût un peu plus travaillé; que l'auteur eût recherché davantage la précision; qu'il eût semé dans ses lettres un plus grand nombre de ces traits et de ces pensées qui sont les principaux ornemens de ces sortes de composition. Je trouve néanmoins que ce recueil gagne beaucoup à être un recueil, et non pas un ouvrage : s'il en a moins d'éclat, il inspire plus de confiance. La diction même, quoiqu'un peu négligée, n'est pas sans mérite, parce qu'elle est toujours pure, claire et coulante l'auteur ne cherche jamais à briller; il se renferme sévèrement dans ses fonctions: c'est un correspondant exact et judicieux, qui se borne à raconter avec fidélité ce qu'il voit et ce qu'il pense, et non un bel esprit qui cherche à mettre ses saillies à la place des choses, et qui veut plaire plutôt qu'instruire. Ces lettres ne placeront pas M. Laharpe au rang des écrivains qui ont excellé dans le style épistolaire, mais elles confirmeront la haute idée que ses autres ouvrages ont donnée de son goût et de son jugement: le secret et la nature d'une telle Correspondance pouvoient beaucoup favoriser la malice d'un écrivain qui n'eût

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