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actuelle de la société parmi nous est bonne, raisonnable, légitime; la plupart des hommes ont lieu d'être contens de la justice des relations qu'elle établit entre eux, de la liberté des carrières qu'elle leur ouvre, de l'ensemble des faits au milieu desquels s'écoule leur vie. Mais il manque à cet état social quelque chose dont l'absence se fait partout sentir, que tout le monde cherche souvent même sans le savoir: c'est un état intellectuel qui lui corresponde et le complète. Les révolutions ne changent pas le monde intérieur et moral aussi promptement que le monde extérieur et matériel; on s'enrichit plus vite qu'on ne s'éclaire; on monte sans grandir à proportion. Il y a maintenant un nombre immense de citoyens honnêtes, influens, importans par leur fortune, leur activité, leur clientèle, et dont l'instruction n'est pas au niveau de leur situation, qui n'ont pas les lumières de leur influence, ni les principes de leur conduite, ni les croyances de leurs sentimens, La civilisation intellectuelle, en un mot, est moins avancée que la civilisation sociale. C'est donc de la civilisation intellectuelle qu'il faut seconder les progrès; il faut se hâter de répandre des connaissances, des principes qui rétablissent entre les pensées et les situations, les esprits et les existences, cet équilibre, cette harmonie qui fait l'éclat et assure le repos de la société. C'est là le premier et le plus noble besoin de notre époque. Il y a un étrange aveuglement à lui en contester la satisfaction. Le désir de l'instruction, la soif du développement intellectuel, peuvent être, dans certains temps, des besoins révolutionnaires; ils peuvent provenir d'un contraste malheureux entre le droit et le fait, les conditions légales et les capacités réelles, et ils provoquent alors des bouleversemens. Tel était, il y a quarante ans, le sort de la France: une foule d'hommes, des classes entières de citoyens ne possédaient pas en fait ce dont ils étaient moralement capables; les lumières étaient pour eux un

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moyen de renverser les obstacles qui les tenaient écartés de la place à laquelle ils avaient droit, et c'était surtout dans ce dessein qu'ils recherchaient avec passion les moyens d'en acquérir. Aujourd'hui tout est changé ; le phénomène contraire se présente; les classes diverses se trouvent dans la situation qui leur convient; le fait est bon, invinciblement bon; rien ne le prouve mieux que sa résistance paisible à des passions ennemies et qui semblent souveraines. C'est l'état moral qui aspire à se développer, à se perfectionner pour se mettre en accord avec l'état réel; ce ne sont point des pauvres qui veulent s'instruire pour s'enrichir, ce sont des riches qui recherchent aussi la richesse intellectuelle. Bien loin donc que l'instruction, la propagation des connaissances positives, le développement complet et libre des esprits, soient maintenant une source de révolutions, c'est au contraire un élément d'ordre, de stabilité, un moyen d'affermir, de compléter ce qui est, d'assurer l'exercice régulier des forces qui possèdent l'empire. Ceci est encore un exemple de cet éternel anachronisme des passions et des préjugés, qui pousse tant d'hommes à s'effrayer de périls depuis long-temps évanouis avec l'ordre de choses qu'ils menaçaient. C'eût été, il y a cent ans, une grande injustice, et probablement une injustice vaine, que de vouloir empêcher, par crainte des révolutions, le progrès de l'instruction publique : aujourd'hui c'est une sottise. Les changemens dans l'état social, auxquels la France aspirait depuis plusieurs siècles, que l'administration de Louis XIV a favorisés et mûris plus efficacement peut-être que toute autre cause, sont accomplis et irrévocables; le public est en possession de la liberté et de l'influence; il ne s'agit plus que de savoir si, libre et influent, il doit être condamné à l'ignorance qui convient à la servitude. Un tel état serait, à coup sûr, le pire de tous, et personne n'a rien à y gagner. La propagation des lumières de tout genre et tous les moyens d'y concourir, Encyclopédies ou autres, sont donc maintenant au nombre de ces besoins pacifiques, réguliers, qui s'élèvent au dessus des querelles de parti, qu'on ne saurait sans absurdité refuser de satisfaire, et dont nul homme de sens ne peut raisonnablement s'alarmer.

Mai 1826.

GUIZOT.

L'idée de réunir en un seul ouvrage toutes les connaissances humaines n'a pas été étrangère à l'ancienne Europe. On peut croire qu'elle était présente à l'esprit de Varron (4), lorsqu'il écrivait ses Rerum humanarum et divinarum antiquitates, et ses Disciplinarum libri IX, malheureusement perdus pour nous, et à celui de Pline l'ancien (2), lorsqu'il faisait entrer dans son Historia naturalis tous les résultats de ses immenses études. Plus tard Stobée (3) et Suidas (4) composèrent, dans un dessein analogue, les recueils dont il ne nous reste que quelques parties. On a rangé parmi les tentatives du même genre le bizarre ouvrage mêlé de prose et de vers, où, sous le titre de Satyricon, Marcianus Capella (5), vers le milieu du 5me siècle, traita des sept sciences qui formaient alors toute la science humaine, la grammaire, la dialectique, la rhétorique, la géométrie, l'astrologie, l'arithmétique, et la musique qui comprenait la poésie. En avançant dans le moyen âge, on rencontre ces Encyclopédies spécialement consacrées à telle ou telle science, et connues sous le nom de Summæ ou Specula, comme la Summa theologiæ de saint Thomas d'Aquin (6), et plusieurs autres. Un évêque de

(1) Nél'an 116`et mort l'an 27 avant J.-C.

(2) Né l'an 23 et mort l'an 79 de J.-C.

(3) Jean de Stobi, ville de Macédoine, vivait dans le 5e siècle de l'ère chrétienne.

(4) Grammairien grec qui vivait à Constantinople, selon les uns au 10€, selon les autres au iie siècle.

(5) Né à Madaure en Afrique, et selon d'autres à Carthage.

(6) Né en 1224, mort en 1274.

Constance, du nom de Salomon, tenta même, au gme siècle, un Dictionarium universale, et au 13me siècle, sous le règne de Saint-Louis, le dominicain Vincent de Beauvais composa, à la demande, dit-on, du roi lui-même, et sous le titre de Speculum historiale, naturale, doctrinale et morale, un vaste recueil destiné à reproduire textuellement ce qu'avaient pensé et enseigné, sur tous les sujets, les plus illustres écrivains.

Mais, dans tous ces travaux, l'idée d'une Encyclopédie était vague et incomplète; les auteurs ne se rendaient pas bien compte eux-mêmes de leur dessein. Au commencement du 17me siècle, les rapides progrès de la civilisation suscitèrent à ce sujet des tentatives plus directes et plus précises. En 1606, Mathias Martins, recteur du Gymnase de Brême, traça, sous le titre de Idea methodica et brevis Encyclopædia, sive adumbratio universitatis, le plan d'une Encyclopédie. En 1620, Jean-Henri Alsted publia à Herborn une Encyclopædia VII tomis distincta. Vers le milieu de ce siècle enfin, Bacon, en donnant, sous le nom d'Arbre encyclopédique (1), une classification complète et raisonnée des connaissances humaines, sema le germe qui devait, dans le siècle suivant, produire les véritables Encyclopédies.

L'idée en est donc fort ancienne; mais c'est le génie de Bacon qui l'a fécondée, et, dans le 18me siècle, qu'elle a porté ses fruits. Depuis cette époque ont paru un grand nombre d'Encyclopédies ou recueils de même nature, dont nous joignons ici l'indication, en les classant selon le lieu et la date de leur publication,

FRANCE.

1o Dictionnaire universel français et latin, connu sous le nom de Dictionnaire de Trévoux; contenant la signification et la définition des mots de l'une et de l'autre langue, avec leurs différens usages, les termes propres de chaque état et de chaque profession, la description de toutes les choses naturelles et artificielles, leurs figures, leurs espèces, leurs propriétés, l'explication de tout ce que renferment les sciences et les arts, soit libéraux, soit mécaniques, etc., avec des remarques d'érudition et de cri

(1) Dans son Novum organum scientiarum (in-12, Leyde, 1650), et dans ses De augmentis scientiarum lib. 1x (in-12, Leyde, 1652).

tique : le tout tiré de plusieurs excellens auteurs, etc. Trévoux, 1704; 3 vol. in-fol. - Ila eu depuis cinq autres éditions; la dernière, et la plus complète, est de Paris, 1771; 8 vol. in-fol.

Cet ouvrage ne conserve guère aujourd'hui que le mérite d'avoir été le premier de ce genre, et d'indiquer par le rapprochement de deux langues un grand nombre d'étymologies.

2o Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, par une société de gens de lettres, mis en ordre par Diderot, et, quant à la partie mathématique, par d'Alembert; Paris, 1751 à 1772; 28 vol. in-fol., dont 11 de planches. On ajoute à ces 28 vol. un Supplément, Amsterdam (Paris), 1776-77; 5 vol. in-fol., dont un de planches; et la Table analytique et raisonnée des matières (par Mouchon); Paris, 1780; 2 vol. in-fol. - En tout, 35 vol.

On a réimprimé les 28 premiers volumes à Genève, sous la même date; mais cette réimpression est peu estimée (1).

Nouvelle édition; Genève, 1777; 39 vol. in-4°, dont trois de planches.-Dans cette édition et la suivante, le supplément est fondu dans le corps de l'ouvrage. On joint à celle-ci 6 vol. de tables, imprimés à Lyon, en 1780.

- Nouvelle édition; Lausanne, 1778; 36 vol. grand in-8°, et 3 vol. in-4o de planches.

Nouvelle édition; Lucques, 1758-1771; 28 vol. in-fol. avec des notes d'Octavien Diodati.

Nouvelle édition; Livourne, 1770; 33 vol. in-fol. Malgré ses défauts, cet immense ouvrage contient une foule d'articles très remarquables, et conservera éternellement le mérite d'avoir imprimé un grand mouvement à la propagation des idées

(1) Elle se reconnaît: 1o à la page 241 du premier volume du Discours préliminaire, où le mot différence, qui termine la deuxième colonne, est imprimé en entier, tandis qu'il ne l'est qu'à moitié dans l'édition originale; 2o au tome VIII des planches, dans lequel, au lieu du portrait de Louis XV, qui se trouvait à l'article monnaie de l'édition de Paris, on a mis celui de Louis XVI dans l'édition de Genève. Il faut encore voir si, sur les frontispices des huit premiers volumes de planches, se trouve le mot livraison, précédant l'indication du nombre des planches contenues dans le volume. Ce mot n'est point dans l'édition de Genève.

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