Images de page
PDF
ePub

la théorie générale du langage ou la grammaire générale, métaphysique déduite ordinairement d'un petit nombre de langues. Dans notre âge, surtout depuis qu'on étudie le sanskrit, ces abstractions ont été remplacées par la comparaison des langues et des diverses familles de langues. On a étudié les lois du langage dans les faits plutôt qu'a priori, et par des rapprochements on est arrivé à des résultats et à des lois de la parole que les métaphysiciens ne soupçonnaient pas'. La linguistique a eu dès lors, comme le droit, son école historique, aujourd'hui triomphante.

L'étude de faits nombreux observés dans tous les domaines de la linguistique est donc le fondement de la science du langage. De même l'étude d'une langue en particulier, observée dans toute son étendue et dans tout le cours de son développement, en d'autres termes, l'étude de l'histoire d'une langue est indispensable pour en comprendre la formation, la composition, le génie, les lois, ainsi que les droits de ceux qui en font usage. Ici, comme en politique, l'histoire apprend aux hommes les droits et les limites de la liberté.

Les langues ne sauraient demeurer toujours dans le même état. Souple et transparent vêtement de la pensée, elles suivent les mouvements de l'esprit humain, dont la vie est activité et progrès. Elles ne languissent que chez les peuples frappés de langueur par le despotisme. Chez toute nation libre de céder aux impulsions généreuses de la nature, la langue, comme la pensée, est une source incessamment jaillissante, dont les eaux sont toujours de même nature et toujours nouvelles.

Les langues se modifient et se développent sous des influences diverses, dont l'effet est d'étendre leur domaine. Résumons celles qu'a subies' la notre. Influence des peuples et des mœurs rapprochés par la conquête et la domination: les Romains et le reste de l'Europe méridionale, les Saxons, les Normands et la Grande-Bretagne. Influence de la civilisation générale et des grands événements, qui rapprochent les hommes et les pays : la chevalerie, les croisades, les découvertes, les inventions, les vastes expéditions du quinzième siècle, la Renaissance, la Réformation, la révolution française. Influence des institutions nationales et de leur progrès la vie parlementaire en Angleterre et en France, la splendide royauté et la vie de cour sous Louis XIV. Influence des grands écrivains, dont le génie est le représentant de la vie intellectuelle de leur nation, et qui tirent de la mine inépuisable de la langue de nouvelles richesses, neufs sans choquer la raison, hardis sans sortir de la nature, originaux sans faire violence au

1 Ne citons qu'un exemple, la loi de la transformation des consonnes dans les langues germaniques exposée par Jacob Grimm, Deutsche Gramatik et les observations analogues sur les langues romanes faites par M. Diez.

caractère national de la langue. Toutes ces causes ont concouru à former et à perfectionner notre idiome, à l'assouplir, à l'étendre.

La langue d'un peuple civilisé devrait donc s'enrichir à chaque progrès de l'intelligence, ajouter à ses anciennes richesses de nouvelles acquisitions et jouir des trésors amassés par les siècles. Il n'en va pas ainsi pourtant. Le contact avec d'autres peuples, la culture des sciences, des causes fortuites font naître des mots nouveaux; l'incurie ou le dédain font négliger les anciens; les noms savants des choses l'emportent sur les noms populaires; pour le mot élégant on abandonne le mot énergique ; le langage du bon ton met en oubli la naïveté charmante du langage champêtre et la touchante familiarité de l'intimité domestique. La mode aussi, avec ses préférences et ses dédains, étend son empire sur le parler des hommes comme sur le reste de l'existence sociale; elle a laissé des traces nombreuses de sa tyrannie dans l'appauvrissement de notre langue et jusque dans ses lois. En France, la patrie de la mode, où Paris donne le ton au pays, et les salons à Paris, la mode a peut-être plus puissamment qu'ailleurs déterminé les changements du langage. Plusieurs des changements les plus importants sont provenus de la cour ou du grand monde. Marie de Médicis, la seconde femme de Henri IV, a opéré une modification. essentielle dans la prononciation'. Qui oserait nier la part de l'hôtel de Rambouillet à une proscription de mots sanctionnée par l'Académic française? Un homme, à son point de vue personnel, avait commencé cette réforme tyrannique avec une incroyable hardiesse. La langue d'un peuple, souvenir de toutes ses impressions, représentation des idées de toutes ses générations, est un vaste trésor et passe successivement à des héritiers

[ocr errors]

Le changement du son oi en ai. Marie de Médicis a déterminé le changement du son oi en ai dans la prononciation de la cour et, de proche en proche dans celle de la ville et de toute la France. Ce changement avait été préparé par le son intermédiaire ouè, qu'une partie de la France attachait à la diphthongue oi. — Dès le XIIme et le XIIIme siècle le dialecte normand remplaçait par la terminaison eie, à l'imparfait de l'indicatif, la terminaison oe ou oie, usitée en Bourgogne et en Picardie. Dans l'Ile de France, et à Paris surtout, comme le fait remarquer M Burguy (1, 223), la prononciation picarde, que représentait l'orthographe oi, fut de bonne heure abandonnée pour la prononciation normnande, et néanmoins on y a continué d'écrire par oi ces syllabes qu'on prononçait en ei. De là ces rimes de Villon: Moyne, essoyne, royne, Seine. Estre, congnoistre, senestre. Etroicte, disette. Chayeres, cocquetoeres. Anthoine, Seine, essaine. Exploitz, laiz. Poise, aise. Dans Regnier poète rime avec maladroite et chois (choix) avec cherchois. Des rimes semblables abondent dans les vers de Malherbe, Corneille, Molière; on en trouve chez Boileau et Racine; Voltaire même, dans le Pauvre diable, fait rimer être avec craître, écrit suivant la nouvelle orthographe, et M. Victor Hugo le vers françois avec sois (Contempl. t. I, 7).

d'humeur diverse, qui parfois, comme les gouvernements, pour une partie de leur fortune, négligent les autres. Malherbe, s'étant emparé par droit d'audace du superbe héritage légué par le seizième siècle, abattit des forêts, tarit des sources, aplanit des collines ombreuses. Il appauvrit, au grand regret de Fénelon, ce sol merveilleux de la langue française, assez riche néanmoins par lui-même pour produire toujours d'admirables mois

sons.

Dans l'histoire des langues il y a une différence entre appauvrir et modifier. Indépendamment des richesses qu'elles acquièrent ou qu'elles perdent, les langues modifient les éléments qu'elles possèdent; elles suivent le mouvement des idées et des mœurs et passent en général de la rudesse à des formes plus adoucies, dans la composition des mots, dans la flexion des verbes, dans la prononciation, dans l'orthographe. Les aspérités s'effacent par la longue circulation comme les empreintes des monnaies. Les souvenirs historiques, l'étymologie, disparaissent dans l'usage journalier; l'intérêt scientifique s'oublie pour la facilité gracieuse du parler. Les poésies françaises du XIIe et du XIIIe siècle prouvent que la terminaison ent, si fréquente dans le pluriel de nos verbes, se rapprochait alors, par une prononciation plus marquée, des terminaisons latines ant, ent, unt, d'où elle dérive. Dans les mots latins abrégés par la suppression d'une voyelle, comme temps, les consonnes gardaient primitivement leur valeur; peu à peu elles l'ont perdue. Ce n'est qu'au XVIe siècle qu'on a décidément cessé de prononcer l's dans teste, fenestre, etc. '

Les substantifs changent parfois de genre; on en trouvera des exemples dans la Grammaire.

Les grammairiens de plus en plus sévères, jaloux de tenir le sceptre de

La grammaire qui sait régenter jusqu'aux rois

Et les fait à main haute obéir à ses lois,

ont progressivement érigé en règles des distinctions auparavant inconnues. Du temps de Corneille on employait indifféremment comme prépositions dans et dedans, hors et dehors, sur et dessus, sous et dessous. Ensuite on n'a plus admis comme prépositions que les premiers de ces mots, les seconds ont été déclarés adverbes.

L'ancienne latitude à l'égard des régimes des verbes a été rétrécie.

Les modifications qu'une langue subit sans s'appauvrir portent aussi sur l'orthographe. Très-anciennement déjà on a eu deux manières d'écrire, dont les théoriciens ont fait ensuite deux systèmes : l'orthographe étymologique, qui rappelle l'origine des mots, et l'orthographe phonétique, qui

1 Pasquier dans un morceau de notre Grand Recueil.

en reproduit la prononciation. Mais l'histoire de la langue signale des habitudes et des changements étrangers à l'un et à l'autre de ces systèmes. Autrefois, par exemple, la langue française et la langue allemande faisaient grand usage de l'y, plus tard remplacé par l'i'. Au XVIIe siècle encore on écrivait moy, le roy, je croy, amy, fuy, ayeux, luy, icy, senty.

La prononciation a changé aussi, même sans donner lieu à des changements d'orthographe. Dans la première moitié du XVIIe siècle la forte et grave prononciation de l'infinitif de la première conjugaison permettait les rimes normandes, alors si fréquentes, d'aimer avec luner, d'enfler avec l'air. Cette prononciation s'accordait avec la déclamation ampoulée à la mode.

2

Une partie intéressante de la science de notre langue, nécessaire parfois pour sa complète intelligence, l'étymologie, a été longtemps livrée à l'arbitraire du goût individuel. La lice des opinions ouverte, on y a rudement jouté. Les celtomanes, ayant pour eux la haute antiquité, ont flairé partout des origines celtiques; l'hellénisme a exagéré l'influence trèsrestreinte du grec; les latinistes ont prétendu soumettre de nouveau à la domination romaine toutes les provinces de la langue gauloise; il n'est pas jusqu'aux hébraïsans qui n'aient réclamé leur part, comme les Juifs prélèvent un tribut sur toutes les nations. De nos jours la science de l'étymologie, solidement assise sur l'étude comparative des langues, a fait justice de l'esprit de système et des exagérations; elle a ramené chacune de ces prétentions à ses limites légitimes; elle a suivi avec érudition et sagacité les influences germaniques; elle est remontée jusqu'à leur source et a signalé, d'après les lois ou les faits généraux de la linguistique, les transformations de cet élément, en rapport avec les mutations des lettres provenant du jeu naturel des organes de la parole. Il appartenait à un savant qui avait si bien éclairci la formation et la Grammaire des langues romanes, M. le professeur Diez3, d'en traiter l'étymologie avec la même rigueur scientifique et de bannir enfin du terrain de la science, par une complète comparaison des faits, les caprices d'un art conjectural. Son Lexique étymologique des langues romanes servira désormais de code dans cette matière.

[ocr errors]

Nous ne connaissons pas un homme ou un peuple pour l'observer å

Un fourrier allemand demandait à son lieutenant s'il fallait écrire tel mot

avec i ou y. " En cas de doute, répondit l'officier, mettez toujours un y, c'es plus sûr.

Cl. Mleitarii, Epist. de vocabulis quæ Judæi in Galliam introduxerunt, à la suite de Henrici Stephani Hypomneses de Gall. lingua. 1552.

3 Grammatik der Romanischen Sprachen. Bonn 1860; 3 vol. 8o, 2me édit. Etymologisches Wörterbuch der Romanischen Sprachen. Bonn, 1853; 8o.

l'heure présente et le voir agir sous nos yeux; nous avons encore besoin de savoir son enfance, son éducation, l'usage qu'il a fait de sa jeune liberté, sa destinée enfin jusqu'au moment où nous avons fait sa connaissance. Il en est de même d'une langue, organisme humain le plus complet, qui seul exprime toute la nature de l'homme et tout le caractère d'une nation. L'histoire des transformations est aussi importante que la vue des derniers résultats. Pour toute chose qui dure, le présent n'est qu'un fragment de l'existence.

La connaissance de l'histoire de la langue est indispensable pour l'appréciation équitable des écrivains. Il semble par trop naïf d'établir comme règle qu'un écrivain ne peut être tenu de parler que la langue de son temps et non celle de l'avenir. Que penserait-on d'un philologue qui blâmerait dans le style d'Ennius et de Plaute ce qui n'est pas conforme à Virgile et à Horace? Autant vaudrait-il leur reprocher de n'avoir pas écrit en français. Est-il quelqu'un qui ait cru devoir reprendre dans les fabliaux du XIIIe siècle ce qui s'écarte de la langue et du style des contes de Voltaire? Et pourtant une erreur semblable a été commise par de célèbres critiques du dernier siècle et du nôtre, par Voltaire lui-même dans son commentaire sur Corneille; par Laharpe, dans quelques-unes de ses notes sur Racine; par M. Auger, dans son édition de Molière.

La critique philologique appliquée à l'intelligence et à l'interprétation du vieux français n'a pas d'autre base que l'histoire de la langue. Ce n'est pas par des approximations, ou en devinant, qu'on saisit le sens de nos anciens auteurs. La science ne se contente pas d'à peu près, et l'ignorance ingénieuse ne la remplace pas. Il faut connaître les mots, leurs significations diverses, simultanées ou successives, leur histoire, l'esprit littéraire de chaque siècle, éclairé par l'esprit des siècles précédents. Par lå seulement on évitera les erreurs lexicologiques, si nombreuses, par exemple, dans les notes sur les Poésies de Charles d'Orléans, édition de Paris, B. Warée, 1809, in-12. Par là, on ne sera pas réduit à remplacer la précision par le vague, comme il est arrivé à quelques interprètes du serment de 842 (ci-après Histoire abrégée de la langue française), ou de substituer à une traduction une paraphrase élégamment abrégée. On apprendra à discerner dans nos vieux auteurs l'ortographe, les formes grammaticales, les mots même modernisés par des éditeurs désireux d'en faciliter l'intelligence. Si l'on ne peut recourir soimême aux anciens manuscrits, toujours instructifs, on recourra aux travaux des savants voués à la critique des textes.

On appréciera l'importance des éditions originales ou premières de Froissart, de Rabelais, de Montaigne et même de Corneille, de Molière, de Bossuet, de Racine. Des élucubrations philologiques ne sont pas moirs

« PrécédentContinuer »