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nouvelle, dont peut-être ils étoient eux-mêmes un peu dupes les uns ne parloient que d'un ton d'inspirés aux grands, qui croyoient s'honorer en les admettant dans leur société; les autres payoient le dîner qu'on leur donnoit par l'insolence la moins déguisée, et quelquefois par des injures dites en face à leurs illustres Amphitryons. Tout cela augmentoit encore le respect qu'on avoit pour eux et le saint tremblement avec lequel on les envisageoit; car, encore une fois, un homme de lettres étoit alors une espèce de prophète dont la rudesse et l'orgueil passoient pour des attributions spéciales du ministère qu'il avoit à remplir. Je sais qu'il y avoit parmi ces hierophantes beaucoup de sycophantes, beaucoup de gens douceureux, mielleux, pleins d'une prudence exquise, d'une discrétion à toute épreuve, d'une politesse délicieuse; mais ce n'étoit pas là le caractère général et distinctif de la confrérie.

Veut-on se représenter l'idée que les gens de lettres (1) avoient d'eux-mêmes, ou que du moins ils vouloient inspirer aux autres? qu'on écoute ce que dit La Harpe dans son discours de réception à l'Académie, et qu'on se figure le ton et l'air que l'orateur a dû prendre en prononçant ces paroles emphatiques : Qu'est-ce qu'un homme de lettres?.... C'est un homme qui cultive saraison pour ajouter à celle des autres.Thomas semble enchérir encore sur son emphase et son enflure ordinaires, lorsqu'il s'écrie: J'aime à me peindre l'homme de lettres méditant dans son cabinet solitaire : la patrie est à ses côtés ; la justice et l'humanité sont devant lui; les images des malheureux l'environnent, la pitié l'agite, et des larmes coulent de ses yeux.....

(1) Le lecteur s'apercevra qu'il s'agit dans cet article, non des gens de lettres en général, mais d'une espèce toute particulière, c'est-à-dire des philosophes du dix-huitième siècle:

Alors il aperçoit de loin le puissant et le riche: il leur envie le privilége qu'ils ont de diminuer les maux de la terre..... Et moi, dit-il, je n'ai rien pour les soulager, je n'ai que ma pensée. Ah! du moins rendons-la utile aux malheureux..... Aussitôt ses 1 idées se précipitent en foule, et son ame se répand au-dehors.

Quand on compare tout ce beau idéal avec la réalité, on se trouve bien loin de compte: Qu'ont-ils done ajouté à notre raison, ces hommes qui ne cultivoient la leur que dans cette vue? Quelles sont les vérités nouvelles qu'ils nous ont apprises? Quelles découvertes ont-ils faites dans les choses qui intéressent le plus intimement l'humanité? Quelles sont les nouvelles lumières qu'ils ont répandues sur la morale, la politique et la religion? A-t-on eu plus de raison dans le dix - huitième siècle que dans les temps qui l'ont précédé? N'a-t-on pas même eu plus de niaiseries? N'est-ce pas dans ce siècle qu'on a vu succéder aux guerres civiles de la musique le goût noble et sublime des pantins, aux pantins les économistes, aux économistes Cagliostro et Mesmer; le tout accompagné do la fureur des jocquays, des chevaux anglais, des modes anglaises, et de toutes ces imitations ridicules et burlesques qui nous ont exposés à la raillerie du peuple même à qui nous paraissions rendre une sorte d'hommage en le copiant? Qu'ont donc fait ces espèces d'Héraclites que M. Thomas nous représente pleurant dans leur cabinet solitaire sur les maux de l'humanité? En quoi leur pensée a-t-elle été utile aux malheureux ? Qu'ont produit leurs idées qui se précipitoient en foule? Où sont les ouvrages philosophiques dont il soit résulté quelque bien? L'humanité en seroit-elle plus malheureuse, si Voltaire, qui ne pleuroit, lui, qu'en jouant la

tragédie, n'avoit pas écrit tant de volumes, si Rousseau n'avoit pas composé ses romans érotiques et moraux, si Diderot n'avoit pas fait la Vie de Sénèque et la Lettre sur les Aveugles, si Marmontel n'avoit pas enfanté le quatorzième chapitre de Bélisaire, sans lequel, suivant Voltaire, le dix-huitième siècle étoit dans la boue; enfin, si MM. Thomas et La Harpe eux-mêmes n'étoient pas auteurs, l'un de quelques discours très-enflés, l'autre de quelques faibles tragédies et d'un assez bon Cours de Littérature? Mais n'est-ce pas trop peu dire? et plusieurs de ces ouvrages, au lieu de faire du bien, n'ont-ils pas produit beaucoup de maux? Il seroit trop long et trop affligeant d'en faire ici l'énumération. Combien l'orgueil des gens de lettres de ces derniers temps n'est-il donc pas insensé! Les écrivains avoient plus de modestie dans un siècle où ils avoient plus de talens.

Ni Molière, ni Corneille, ni Racine, ni La Fontaine, ni Boileau, ni la Bruyère ne croyoient régler les destinées de l'univers : ils n'avoient pas la prétention de cultiver leur raison pour ajouter à celle des autres; leur imagination échauffée ne leur offroit pas cette fantasmagorie dont M. Thomas environne son homme de lettres; ils ne voyoient pas la patrie à leurs côtés, la justice et l'humanité devant eux, autour d'eux les images des malheureux, et dans le lointain le riche et le puissant; ils ne prononçoient pas de si beaux monologues dans leur cabinet solitaire; ils ne se croyoient ni prêtres, ni magistrats, ni ministres; ils ne s'exagéroient pas orgueilleusement les devoirs et les obligations de leur état; ils étoient fort éloignés d'une pareille petitesse.

Je suis fâché de voir que la révolution, qui a du moins produit le bon effet de dissiper beaucoup d'illu

sions, n'ait pas calmé l'imagination exaltée des gens de lettres, et je crois en trouver la preuve dans le sujet que l'Institut impérial avoit proposé pour le prix de poésie, et dans la manière dont ce sujet a été traité par les écrivains qui ont vu préférer leurs ouvrages. L'indépendance de l'homme de lettres pouvoit être envisagée de deux manières : on pouvoit, et c'étoit le parti le plus raisonnable, montrer le degré d'indépendance qui caractérise l'état d'homme de lettres dans la société; une comparaison développée de cet état avec les autres conditions, considérées également sous le rapport de la liberté, eût été la base de cette composition, qui n'auroit pas manqué d'offrir au talent poétique beaucoup de ressources: c'est ainsi que M. d'Aguesseau, dans un très-beau et très-solide discours sur l'indépendance de l'avocat, a cru devoir traiter sa matière. D'un autre côté, on pouvoit faire un morceau abstrait et purement idéal, qui ne reposant sur rien de solide, devoit nécessairement n'offrir que des tableaux imaginaires, et n'être par conséquent qu'une déclamation. C'est ce dernier parti qui a été choisi par les deux poètes que l'Académie a proclamés vainqueurs. On peut donc conclure hardiment du succès des deux pièces, qui ne sont que des déclamations emphatiques où l'on exagère l'importance encore plus que l'indépendance de l'homme de lettres, que nos gens de lettres d'aujourd'hui ne sont guère plus raisonnables que leurs prédécesseurs.

Le premier vers du discours de M. Millevoye, la proposition qui sert de texte à tout l'ouvrage, ne présente qu'un sens louche et indéterminé :

La noble indépendance est l'ame des talens.

Le poète entend-il que le talent et le génie ne doivent

connoître aucun frein, ne doivent respecter aucune convenance? Voyons comment il s'explique :

Rien ne peut du génie enchaîner les élans;
Il aime à parcourir des régions nouvelles :
Ce n'est point pour ramper qu'il a reçu des ailes.

Tout cela est vague, insignifiant: les écrivains qui se sont le plus distingués dans notre littérature par leur génie, n'ont pas parcouru des régions nouvelles; ils ont suivi les traces des anciens. La Fontaine n'a presque rien inventé; Racine ajustoit aux convenances du théâtre français les beautés des tragiques grecs; Boileau suit Horace pas à pas; Corneille imitoit Lucain et les poètes espagnols; Bossuet a puisé dans les livres saints et dans les Pères les plus beaux mouvemens de son éloquence; Montesquieu a pris dans Aristote ce qu'il y a de mieux dans l'Esprit des Lois; Rousseau a fait ses livres avec les ouvrages de Sénèque et de Montaigne : chez les Romains, Virgile copioit Homère et le poète d'Ascrée; Horace traduisoit Anacréon, Simonide, Sapho et Pindare; Térence transportoit dans sa langue les grâces de Ménandre; Salluste fut l'imitateur de Thucydide, et les principaux orateurs grecs servirent de modèles à Cicéron. M. Millevoye luimême ne fait ici que réchauffer de vieilles idées et d'anciens lieux-communs, sur lesquels les déclamateurs de tous les temps se sont exercés, et qui n'en sont pas meilleurs pour cela.

Après ces premières généralités, le poète circonscrit davantage son sujet; mais en voulant lui donner plus de précision, il me paroît s'en écarter tout-à-fait ; il nous fait le portrait du sage, qui élève un front libre au milieu des esclaves, dont l'air impur des cités ne corrompt point les mœurs, qui est sourd aux clameurs

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