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Ils n'ont jamais connu ni leur infirmité, ni le médecin qui la peut guérir. Ils n'ont jamais pensé à désirer la santé de leur âme, et encore moins à prier Dieu de la leur donner: de sorte qu'ils sont encore dans l'innocence du baptême, selon M. Le Moine. Ils n'ont jamais eu de pensée d'aimer 5 Dieu ni d'être contrits de leurs péchés; de sorte que, selon le P. Annat, ils n'ont jamais commis aucun péché par le défaut de charité et de pénitence: leur vie est dans une recherche continuelle de toutes sortes de plaisirs, dont jamais le moindre remords n'a interrompu le cours. Tous 10

ces excès me faisaient croire leur perte assurée; mais, mon Père, vous m'apprenez que ces mêmes excès rendent leur salut assuré. Béni soyez-vous, mon Père, qui justifiez ainsi les gens ! Les autres apprennent à guérir les âmes par des austérités pénibles; mais vous montrez que celles qu'on 15 aurait cru le plus désespérément malades se portent bien. O la bonne voie pour être heureux en ce monde et en l'autre ! J'avais toujours pensé qu'on péchât d'autant plus, qu'on pensait le moins à Dieu. Mais à ce que je vois, quand on a pu gagner une fois sur soi de n'y plus penser2 du tout, 20 toutes choses deviennent pures pour l'avenir. Point de ces pécheurs à demi qui ont quelque amour pour la vertu. seront tous damnés, ces demi-pécheurs. Mais pour ces francs pécheurs, pécheurs endurcis, pécheurs sans mélange, pleins et achevés, l'enfer ne les tient pas : ils ont trompé le 25 diable, à force de s'y abandonner. »

Ils

Le bon Père, qui voyait assez clairement la liaison de ces conséquences avec son principe, s'en échappa adroitement; et sans se fâcher, ou par douceur ou par prudence, il me dit seulement : : «Afin que vous entendiez comment nous sauvons 30 ces inconvénients, sachez que nous disons bien que ces impies dont vous parlez seraient sans péché, s'ils n'avaient jamais eu

de pensées de se convertir, ni de désirs de se donner à Dieu. Mais nous soutenons qu'ils en ont tous; et que Dieu n'a jamais laissé pécher un homme sans lui donner auparavant la vue du mal qu'il va faire, et le désir ou d'éviter le péché, ou 5 au moins d'implorer son assistance pour le pouvoir éviter : et il n'y a que les Jansénistes qui disent le contraire.

Eh quoi! mon Père, lui repartis-je, est-ce là l'hérésie des Jansénistes, de nier qu'à chaque fois qu'on fait un péché il vient un remords troubler la conscience, malgré lequel on Io ne laisse pas de franchir le saut et de passer outre, comme dit le P. Bauny? C'est une assez plaisante chose d'être hérétique pour cela ! Je croyais bien qu'on fût damné pour n'avoir pas de bonnes pensées; mais qu'on le soit pour ne pas croire que tout le monde en a, vraiment, je ne le pen15 sais pas ! Mais, mon Père, je me tiens obligé en conscience de vous désabuser, et de vous dire qu'il y a mille gens qui n'ont point ces désirs, qui pèchent sans regret, qui pèchent avec joie, qui en font vanité. Et qui peut en savoir plus de nouvelles que vous? I Il n'est pas que vous ne confessiez & 20 quelqu'un de ceux dont je parle: car c'est parmi les personnes de grande qualité qu'il s'en rencontre d'ordinaire. There Mais prenez garde, mon Père, aux dangereuses suites de votre maxime. Ne remarquez-vous pas quel effet elle peut faire dans ces libertins,2 qui ne cherchent qu'à douter de la 25 religion? Quel prétexte leur en offrez-vous, quand vous leur dites, comme une vérité de foi, qu'ils sentent à chaque péché qu'ils commettent un avertissement et un désir intérieur de s'en abstenir ! Car n'est-il pas visible qu'étant convaincus, par leur propre expérience, de la fausseté de 30 votre doctrine en ce point, que vous dites être de foi, ils en étendront la conséquence à tous les autres? Ils diront que si vous n'êtes pas véritables 3 en un article, vous êtes sus

pects en tous et ainsi vous les obligerez à conclure, ou
que la religion est fausse ou du moins que vous en êtes mal
instruits. >>

Mais mon second,1 soutenant mon discours, lui dit :
« Vous feriez bien, mon Père, pour conserver votre doctrine, 5
de n'expliquer pas aussi nettement que vous avez fait ce
que vous entendez par grâce actuelle. Car comment pour-
riez-vous déclarer ouvertement, sans perdre toute créance
dans les esprits: que personne ne pèche qu'il n'ait aupara-
vant la connaissance de son infirmité, celle du médecin, le
se désir de la guérison, et celui de la demander à Dieu ?
Croira-t-on, sur votre parole, que ceux qui sont plongés
dans l'avarice, dans l'impudicité, dans les blasphèmes, dans
le duel, dans la vengeance, dans les vols, dans les sacrilèges,
aient véritablement le désir d'embrasser la chasteté, l'humi- 15
lité, et les autres vertus chrétiennes ?

10

<«<Pensera-t-on que ces philosophes, qui vantaient si haute-
ment la puissance de la nature, en connussent l'infirmité et
le médecin ? Direz-vous que ceux qui soutenaient comme
une maxime assurée: que ce n'est pas Dieu qui donne la 20
vertu, et qu'il ne s'est jamais trouvé personne qui la lui ait
demandée, pensassent à la lui demander eux-mêmes ?

«Qui pourra croire que les Épicuriens, qui niaient la providence divine, eussent des mouvements de prier Dieu? eux qui disaient que c'était lui faire injure que de l'im- 25 plorer dans nos besoins, comme s'il eût été capable de s'amuser à penser à nous.

((

«< Et enfin, comment s'imaginer que les idolâtres et les athées aient dans toutes les tentations qui les portent au péché, c'est-à-dire une infinité de fois en leur vie, le désir 30 de prier le vrai Dieu, qu'ils ignorent, de leur donner les vraies vertues qu'ils ne connaissent pas?

knowledge of his heale (= God)

Oui, dit le bon Père d'un ton résolu, nous le dirons; et plutôt que de dire qu'on pèche sans avoir la vue que l'on fait mal et le désir de la vertu contraire, nous soutiendrons que tout le monde, et les impies et les infidèles, ont ces 5 inspirations et ces désirs à chaque tentation. Car vous ne sauriez me montrer, au moins par l'Écriture, que cela ne soit pas. »

Je pris la parole à ce discours pour lui dire: «Eh quoi ! mon Père, faut-il recourir à l'Écriture pour montrer une 10 chose si claire? Ce n'est point ici un point de foi, ni même de raisonnement. C'est une chose de fait. Nous le voyons, nous le savons, nous le sentons. >>

Mais mon Janséniste, se tenant dans les termes que le Père avait prescrits, lui dit ainsi : «Si vous voulez, mon 15 Père, ne vous rendre qu'à l'Écriture, j'y consens; mais au moins ne lui résistez pas, et puisqu'il est écrit: que Dieu 25 n'a pas révélé1 ses jugements aux Gentils, et qu'il les a laissés errer dans leurs voies, ne dites pas que Dieu a éclairé ceux que les livres sacrés nous assurent avoir été abandonnés 2 20 dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort.

«Ne vous suffit-il pas, pour entendre l'erreur de votre 5 principe, de voir que saint Paul se dit3 le premier des pécheurs, pour un péché qu'il déclare avoir commis par ignorance, et avec zèle?

25 «Ne suffit-il pas de voir par l'Évangile que ceux qui crucifiaient Jésus-Christ avaient besoin du pardon qu'il demandait pour eux, quoiqu'ils ne connussent point la malice de leur action, et qu'ils ne l'eussent jamais faite,5 selon saint Paul, s'ils en eussent eu la connaissance?

30

«Ne suffit-il pas que Jésus-Christ nous avertisse qu'il y aura des persécuteurs de l'Église qui croiront rendre service à Dieu en s'efforçant de la ruiner, pour nous faire entendre

que ce péché, qui est le plus grand de tous1 selon l'Apôtre,
peut être commis par ceux qui sont si éloignés de savoir
qu'ils pèchent, qu'ils croiraient pécher en ne le faisant pas?
Et enfin ne suffit-il pas que Jésus-Christ lui-même nous ait
appris qu'il y a de deux sortes2 de pécheurs, dont les uns 5
pèchent avec connaissance et les autres sans connaissance; et
qu'ils seront tous châtiés, quoique à la vérité différemment ?»

Le bon Père, pressé par tant de témoignages de l'Écriture à laquelle il avait eu recours, commença à lâcher le pied; et laissant pécher les impies sans inspiration, il nous 10 dit: «Au moins vous ne nierez pas que les justes ne pèchent jamais sans que Dieu leur donne . . . - Vous reculez, lui dis-je en l'interrompant, vous reculez, mon Père, vous abandonnez le principe général; et voyant qu'il ne vaut plus rien à l'égard des pécheurs, vous voudriez entrer en 15 composition, et le faire au moins subsister pour les justes. Mais, cela étant, j'en vois l'usage bien raccourci; car il ne servira plus à guères 3 de gens. Et ce n'est quasi pas la peine de vous le disputer. »

N.p.275

Mais mon second, qui avait, à ce que je crois, étudié 20 toute cette question le matin même, tant il était prêt sur tout, lui répondit: «Voilà, mon Père, le dernier retranche- te ment où se retirent ceux de votre parti qui ont voulu entrer en dispute. Mais vous y êtes aussi peu en assurance. L'exemple des justes ne vous est pas plus favorable. Qui 25 doute qu'ils ne tombent souvent dans des péchés de surprise sans qu'ils s'en aperçoivent? N'apprenons-nous pas des saints mêmes combien la concupiscence leur tend de pièges secrets, et combien il arrive ordinairement que, quelque sobres qu'ils soient, ils donnent à la volupté ce 30 qu'ils pensent donner à la seule nécessité, comme saint Augustin le dit de soi-même dans ses Confessions ?4

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