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Rhodes. Sa famille était issue des anciens comtes de la Marche, et tous les honneurs étaient faits pour son ambition. Sa noblesse lui donnait le droit d'y prétendre. Le siége que Pierre d'Aubusson eut à soutenir dans Rhodes contre les généraux de Mahomet II, est sans contredit un des plus mémorables que l'histoire moderne ait inscrit dans ses fastes. Une flotte de cent soixante vaisseaux couvrait l'ile; une armée de cent mille homme forma des lignes puissantes autour des remparts de Rhodes, et une redoutable artillerie démentela complètement les fortifications de la place. Ce fut alors que les chevaliers se présentèrent sur ces ruines comme un mur de fer qu'il fallut démolir avec l'épée. Animés qu'ils étaient par l'exemple de leur grand-maître, ces braves gentilshommes, venus de tous les points de l'Europe, soulinrent avec un acharnement héroïque le choc d'une armée redoutable: ils couchaient, combattaient, mangeaient et dormaient aux armes sur les brèches. D'Aubusson reçut, pour sa part, cinq grandes blessures qui ne l'empêchèrent pas de commander et de combattre jusqu'au bout, parce que le courage, cette puissance du sang, cicatrise vite les blessures que le courage à faites. Malgré leur cent mille hommes et leur artillerie, les Turcs furent mis en fuite, et se retirèrent honteusement devant quelques blessés, sans comprendre leur défaite, sans pouvoir s'expliquer la puissance de leurs ennemis.

Ce fut un chevalier du Limousin, un d'Aubusson, grand-maître des religieux de saint-Jean de Jérusalem, qui eut la gloire d'arrêter la puissance musulmane; les forces de l'empire Ottoman vinrent se briser contre le rocher de Rhodes, et le fort bouclier de d'Aubusson servit alors d'abri à la chrétienneté tout entière.

Le voyageur qui s'arrête sur les bords de la Creuse à considérer ce vieux manoir où náquit et vécut un homme qu'attendaient d'aussi belles destinées, celuilà voit passer devant lui tous les événemens du siège mémorable qui convainquit d'impuissance le grand empire des Ottomans; et son imagination déroule à ses regards comme un chant de l'Illiade à l'honneur des héros qui n'ont eu d'autre Homère que l'histoire et la tradition.

Mais ce n'est pas seulement par des souvenirs de gloire qu'est embelli le château qui fut la demeure des seigneurs d'Aubusson. De grandes infortunes l'entourent de leur puissant prestige et viennent jeter, comme un voile de deuil, sur ces murs attristés déjà par l'outrage du temps. Mahomet avait laissé deux fils en mourant, Zizim et Bajazet. Ce dernier qui était l'aîné apprit en Egypte la nouvelle d'un événement qui l'élevait sur le trône. Il venait de faire son pélérinage de la Mecque, et plein de confiance dans ses droits, il se hâta de voler à Constantinople. Il craignait que son frère Jeni oa Zem, et que les chrétiens nomment Zizim, n'usurpåt en son absence une couronne qui lui était due. Zizim était jeune, ambitieux, hardi ; il eut bientôt assez d'influence pour gagner les troupes de l'Asie mineure et se faire couronner empereur dans

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la ville de Pruse. La guerre commença entré les deux frères par malheur pour Zizim, Ahmet pacha, le premier général de l'empire, tenait le parti de son frère: il est battu et contraint de se retirér en Egypte. Il revient l'année suivante à la tête d'une armée plus redoutable; mais il est encore trahi par la fortune, et ce dernier revers lui enlevá à la fois et les resources nécessaires pour relever son parti et l'espoir de trou→ ver parmi les siens un asyle sûr.

C'est alors que ce malheureux prince se souvint dáng ses malheurs des chevaliers et du grand maître dons il avait ouï vanter le courage et la grandeur d'âme par les vieux soldats de son père. Il résolut d'aller lui confier sa tête et les débris d'une grande fortune, certain qu'il était de trouver chez les chrétiens un refuge assuré, où la vengeance d'un frère ne pourrait l'attein dre.

Ce fut un spectacle bien étrange sans doute que do voir entrer dans le port de Rhodes les vaisseaux qui portèrent le fils de ce Mahomet, dont la puissance était venue se briser contre la valeur des chevaliers un spectacle bien étrange que de voir Pierre d'Aubus son accorder une noble hospitalité au fils de son plus grand ennemi, et trouver dans ces deux hommes l'occasion de faire éclater sa grandeur d'ame en les surpassant tous deux, Zizim par sa loyauté et Mahomet II par son courage. Toute fois il apprit bientôt que la haine de Bajazet voulait atteindre Zizim jusques dans son nouvel asile; d'Aubusson éprouva une de ces craintes que les nobles cœurs ne savent pas dompters Il eut peur de voir le noble transfuge qu'il avait reçu, emprisonné dans son palais par les ordres de son frère. Peut-être il craignit encore d'attirer contre Rhodes les armes de Bajazet, et pour que l'espoir de punir Zizim et de s'emparer de sa personne ne fut pas au près du sultan nu nouveau motif d'attaquer l'ile une seconde fois, il fit partir ce prince pour la France et lui assigna pour demeure son château d'Aubusson dans les forêts du Limousin.

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Le prince partit avec des trésors, des femmes et quelques compagnons d'infortune qui lui étaient resté fidèles, un Iman qui l'avait élevé, deux aga, ses frères d'armes, et plusieurs esclaves pleins de dé→ vouement pour lui. La traversée fut heureuse et Zizim arriva bientôt avec sa suite au château d'Aubusson que le grand-maître lui avait donné pour asile. Les chevaliers de la commanderie de Bourganeuf occupaient déjà le château pour le recevoir et lui rendre les honneurs qui lui étaient dus. Le grand mattre qui s'avait de qu'elle importance était le noble transfuge, avait même ordonné de le gardér à vuê de peur qu'il ne voulut s'échapper; mais de ne contrarier aucun de ses désirs. D'Aubusson savait d'ailleurs que, malgré son éloignement, ses jours pouvaient être menacés, et comme il en répondait sur son honneur, il voulait que ses chevaliers fussent toujours armés à ses côtés afin de pouvoir se défendre au besoin.

Lorsque Zizim vit le château d'Aubusson, cés tours hautes et larges, ces murs sans ornemens, il fut longtemps immobile et rêveur; longtemps il contempla

le séjour apre et sauvage où il devait ensevelir l'ambition, les amours, les rêves qui dévoraient sa jeu

nesse.

Les bords de la Creuse, qui coulait invisible au fond des vallées, et murmurait comme une eau souterraine ; les forêts du Limousin, profondes et solitaires, tout se présentait à lui sous l'aspect le plus sombre. Un ciel triste et brumeux qui se trainait sur la terre comme un froid linceul, lui fesait regretter l'orient, et le malheureux exilé courba la tête et cacha les larmes qui tombaient de ses yeux; bientôt il se tourna vers une jeune grecque, celle de ses femmes qu'il aimait le plus celle-ci partageait sa douleur et s'était penchée sur le cou de son beau cheval, comme pour cacher son désespoir. Almeida, lui dit le prince d'une voix affligée, où sont les plaines riantes de Mongery et le ciel de la Grèce qui t'a vu naitre, où sont les palais, les esclaves attentives à te servir, les honneurs de sultane, et ce bel avenir que je t'avais promis. Je te tralne à ma suite, pauvre femme en exil sur une terre froide et sous un ciel humide, où tu mourras faible fleur, toi qui avais besoin pour t'épanouir et du beau soleil de la Grèce et des brises chaudes de l'orient.

. Almeida, lui répondit : les douces plaines de Mongery et le beau ciel de la Grèce, je les trouverai toujours dans tes yeux; ô mon maître, tant que tu daigne ras jetter un regard de bonté sur ton esclave, tu es ma patrie, tu es mon Dieu !

Zizim se sentit consolé par ces paroles de la jeune grecque. Il jetta un regard autour de lui: le dévouement de tous ses compagnons d'infortune se peignait sur leurs visages: calmes, les yeux baissés, ils semblaient respecter sa douleur et craindre de voir couler ses larmes. Le prince reprit courage, il vit venir les chevaliers de Bourganeuf qui voulaient lui faire honneur en allant au devant de lui. Le peuple d'Aubusson accourait en foule de son côté pour voir le prince turc qui venait habiter le château, et Zizim reprit toute sa dignité pour faire bonne contenance devant les chrétiens.

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Le commandant de Bourganeuf installa le prince dans son nouveau séjour ainsi qu'il en avait reçu l'ordu grand-maître, et le frère de Bajazet put commander dans le manoir des d'Aubusson aussi librement qu'il l'aurait fait dans un de ses châteaux d'Alep ou de Natolie. Le premier soin de Zizim fut de disposer så demeure de manière à ce qu'elle put s'adapter aux mœurs de ses nouveaux habitans. Il fit élever une tour, il båtit une salle de bains, autour des fossés, il fit tracer des jardins.

Toute fois ce fut dans le commerce de bonne amitié qu'il entretenait avec les chevaliers de la commanderie de Bourganeuf, que Zizim trouva les plus grands dédomageriens aux chagrins de l'exil. Il discutait longuement avec eux des guerres que leur ordre avait soutenu contre ses ancêtres, et cette ame ardente se laissait distraire par les sules images d'une vie glorieuse dont elle regrettait les hazards et les dangers. | Zizim se plaisait à tous les exercices militaires des chevaliers. Il parcourait avec eux les forêts du Limou

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sin, il usait dans les fatigues de la chasse, une vigueur de jeunesse qu'il ne pouvait employer à combattre pour son ambition. Les chevaux arabes qu'il avait amenés en France, sur son vaisseau, le servaient admirablement dans ces plaisirs, et les bons paysans du Limousin qui le voyaient souvent passer à travers leurs sombres forêts, parlaient déjà dans tous leurs entretiens du prince infidèle et de ses beaux coursiers rapides comme le vent. Almeida, la jeune grecque, que Zizim avait amenée avec lui, vit avec peine le frère de Bajazet chercher une distraction à ses chagrins dans l'amitié du commandeur de Bourganeuf et dans la chasse. Cette femme était ambitieuse, et si elle avait partagé l'amour du jeune fils de Mahomet II, c'est que l'espoir de devenir sultane, et les qualités brillantes que Zizim fesait paraître lui avait montré comme certain l'avenir que son ambition avait rêvé. Mais l'infortune avait brisé les espérances de Zizim sans altérer son courage; l'exil était venu jetter comme un voile de deuil sur son caractère plein de sève et d'éclat, et le climat sombre où il se trouvait transplanté avait refroidi la chaleur de son sang.

Le frère de Bajazet n'avait pu rester insensible à la noble conduite du sire de d'Aubusson. Les chevaliers de la commanderie de Bourganeuf le traitait avec les égards dus à son infortune et à son rang; il trouvait en eux cette fraternité simple qui lie tous les hommes d'armes, et l'infidèle, modifié à son insçu par l'atmosphère toute chrétienne dans laquelle il venait d'entrer, sentait mourir dans son ame l'ambition, l'amour effréné du pouvoir et des plaisirs, ces vertnsde son sang et de son origine.

Au milieu des forêts solitaires, où il s'égarait quel-' ques fois, il avait reçu les influences du ciel nuageux qui s'étendait sur sa tète.

Il eut besoin de rêver à un bonheur plus pur que les plaisirs du paradis de Mahomet. Autrefois, il n'a pas levé les yeux au ciel parce qu'il trouvait sur la terre tout ce que le prophête promet à ses élus. Mais à mesure que la fréquentation des chrétiens développa dans son âme des penchans qui, jusqu'alors, n'avaient point été réveillés, il trouva, dans les mystères de la contemplation, une volupté secrète qui consolait son' ame attristée; sa vie passée dans ses amours, ainsi que dans ses haines, lui parut abjecte et grossière; il rêva des amours plus pures, des haines plus généreuses, sans connaître où le poussaient ces nouveaux penchans,' il crut entrevoir devant lui comme une existence nouvelle.

et

Ce changement n'avait pas échappé au regard d'Almeida. Cette femme cachait une âme forte et calme, sous des formes délicates; et sa paleur, son œil languissant, toutes les apparences de la faiblesse, dont elte s'embellissait avec art, ne servait qu'à voiler plus sûrement les profondes pensées d'orgueil qu'elle nourrissait dans son cœur. Elle avait des espions et des courriers qui lui apportaient des nouvelles des cours de l'Europe; elle savait que plusieurs souverains demandaient à grands cris le prince Zizim, pour commander les armées qu'ils fesaient marcher contre le

sultan; aussi lorsque un émissaire secret venait solliciter le frère de Bajazet à se dérober par la fuite aux mains qui le gardaient et à combattre de nouveau pour remonter sur le trône, Almeida. l'astucieuse, lui parlait, quelque temp avant l'arrivée des émissaires de la patrie, et de la gloire et du plaisir qu'il éprouverait à fouler à ses pieds ses lâches ennemis.

Non loin du château d'Aubusson, Zizim avait vu dans une ferme d'assez belle apparence, une jeune fille qu'il jugea noble à ses riches habits, au respect de ceux qui l'entouraient. Souvent il l'appercevait au retour de la chasse, seule à la croisée du manoir; car il y avait auprès de la ferme une habitation mieux bâtie et plus élevée que les toits de chaume qui recouvraient les étables où l'on renfermait les troupeaux. Cette jeune fille se nommait Marie; sa naissance était mystérieuse, et l'on ne prononçait jamais à haute voix. le nom de sa parentée. Une vieille demoiselle veillait auprès d'elle et protégeait l'inexpérien e de ses jeunes amies. Mais Marie qui n'était déjà plus un enfant se trouvait malheureuse d'être isolée et de n'avoir pas auprès d'elle une mère qu'elle put chérir avec tout l'abandon et toute l'énergie de son cœur.

On avait raconté à Marie les malheurs de Zizim, et lorsqu'il passait sous ses fenêtres, elle aimait à considérer ce jeune homme grave et morne sur un cheval lancé de toute sa vitesse. Il maitrisait la fougue de son coursier par la seule force de l'habitude, et sans prêter la moindre attention à ses élans les plus désordonnés. Cet homme, disait-elle, est seul comme moi. Que dis-je, il sait du moins qu'une mère pleure pour lui, que des amis dévoués comptent les jours de son absence: mais moi je n'occupe aucune pensée et nul ne s'afflige de mes chagrins ni ne se réjouit de mon bonheur. Il est loin de son pays; mais il a connu des amis, des parents, il peut avoir présentes à son cœur ces images chéries, ces rêves peuvent lui rendre son bonheur; mais moi qui suis inconnue à moi-même, vers qui tourner mes souvenirs ou mes espérances; cet homme est exilé sans doute, mais moi qui suis seule au monde ne suis-je pas plus exilée que lui.

Un jour qu'elle admirait comme à son ordinaire son adresse à manier un cheval, et qu'elle s'étonnait de le voir toujours pensif et les yeux fixés en terre; cette tête baissée se releva lentement, et cet homme si profondement affligé, cet homme qui ne se laissait distraire par aucun des objets qui l'entouraient, cet homme se tourna vers elle et la regarda.

Marie fut troublée : la puissance de ce regard la dominait et le charme de cette noble figure pâle et attristée réveillait en elle toute sa sympathie pour ce malheur. Elle rougit, elle ne put triompher de son émotion et elle se retira brusquement de la croisée pour échapper à la fascination du regard de Zizim.

Le frère de Bajazet ne fut pas insensible à la beauté de Marie, quoiqu'il l'eut à peine entrevue. Lorsqu'il passait devant la ferme, plongé dans ses réflexions, il avait bien cru voir une femme qui toujours se présentait à la fenêtre et disparaissait aussitôt. Il avait bien entendu une douce voix de jeune fille qui cessait Mosaïque du Midi. II Année.

de chanter aussitôt qu'il s'approchait; mais il n'avait jamais daigné ralentir la course de son cheval, jamais détourné son regard vers elle.

Un jour que Zizim, suivi du chevalier de Bourganeuf et de ses compagnons d'infortune, poursuivait un sanglier de toute la vitesse de son cheval; il entendit à quelques pas de lui des voix de jeune fille; il crut même reconnaitre celle de Marie, et il s'arêta tout à coup.

Sa suite fut emportée par son ardeur, à la suite de le meute aboyante qui courait à travers les bois. Mais Zizim descendit de cheval et s'approcha vers les lieux où il avait entendu les chants des jeunes filles. Il so tint caché derrière une haie pour tout voir sans être aperçu; les voix vinrent à lui, et le jeune homme vit les bons paysans d'un hameau voisin venir se ranger, avec recueillement autour d'une croix plantée sur le chemin. Sur cette croix, les jeunes filles qui entouraient Marie déposèrent des couronnes de fleurs. Le prêtre bénit les moissons, et pria. Les vierges chantèrent des cantiques, et l'on se retira bientôt dans lơ' même ordre et dans le même recueillement.

La ferme et le manoir de Marie n'étaient pas éloignés de la croix où la procession venait de s'arrêter. La jeune fille resta là seule et pria quelque temps pour se retirer bientôt dans sa demeure. Zizim crut que le ciel voulait favoriser son amour. Il s'approcha d'elle et lui frappa sur l'épaule pour la distraire de sa méditation.

Marie allait se troubler, mais il la rassura. Ecoute, lui dit-il, ne me fuis pas parce que je suis un infidèle. Jésus est un grand prophète, et j'ai lu dans le Coran les éloges que Mahomet donne à la vierge Marie, la mère de Jésus. Ecoute-moi parce que je suis malheareux et exilé, et que la vertu de la femme est la pitié envers le malheur. Ecoute-moi encore parce que je t'aime depuis que je t'ai vue, et que tu dois m'aimer toi qui cours à ta fenêtre lorsque je passe près de ta demeure.

Marie rougissait et baissait les yeux. Je vous écoute, monseigneur, lui dit elle; mais songez que je ne suis qu'une pauvre fille sans nom et sans parents, et que je suis chrétienne et que vous suivez la loi de Mahomet; quel amour, quelle amitié peut exister entre nous.

Ainsi parlait Marie, et Zizim se laissait conduire comme un enfant, docile qu'il était à suivre ses pensées, à accepter ses espérences. Alors qu'elle le quitta, il se trouva malheureux loin d'elle, et il revint lentement vers le château d'Aubusson où on l'attendait.

Ces retards excitèrent la jalousie de la jeune grecque. Depuis quelque temps, elle se voyait délaissée par Zizim, et ses soupçons avaient déjà pénétré la cause de ce changement. Parmi les chevaliers de la commanderie de Bourganeuf qui veillaient au château d'Aubusson, sur la personne de Zizim, un jeune homme avait été séduit par la beauté d'Almeïda. Il n'attendait qu'une occasion favorable pour lui décou– vrir la nouvelle passion du prince et la rendre ainsi plus facile à écouter son amour. Cette occasion allait se présenter.

Pendant la nuit suivante, la jeune grecque espionna

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son maître jusques dans le sommeil. Elle visita ses armes et ses vêtemens avec cet instinct de jalousie si ardent à découvrir les preuves du malheur qu'il redoute. Rien n'accusait Zizim d'infidélité, rien ne découvrait à la jeune grecque le fatal secret dont elle avait le pressentiment. Poussée par son malheur, elle osa chercher jusques dans le sein de Zizim ce qu'elle ne pouvait trouver autour de lui, et sa main alla saisir sur le cœur du jeune prince la preuve de son nouvel amour cette couronne de fleurs que lui avait donnée Marie.

La jeune grecque habituée à la dissimulation n'éclata point en sanglots quoiqu'elle se crût trahie par son maitre. Elle se garda bien de troubler son sommeil et d'arracher ces fleurs cachées sur son sein. Toujours silencieuse et calme, elle sortit de la tour où dormait Zizim pour se retirer dans son appartement.

Mais à la porte de la chambre où Zizim reposait, un chevalier de la langue de Provence, Pierre de Montmajour, veillait en armes, comme le commandeur de Bourganeuf l'avait ordonné. Almeida qui avait observé toutes les démarches de ce chevalier, avait compris qu'elle pouvait disposer de cet homme et qu'elle était aimée; aussi, pour lui donner un pretexte de lui parler et de l'arrêter au passage, elle feignit d'essuyer ses larmes et de dissimuler une profonde douleur.

Almeida ne se trompait pas. Pierre de Montmajour l'arrêta lorsqu'il vit briller ses larmes, à la lueur de la lampe de nuit qui éclairait ses veilles.

La jeune grecque écouta favorablement Pierre de Montmajour, et ne craignit pas de lui donner des espérances s'il consentait à la venger de Zizim; le chevalier frémit au mot de vengeance, mais Almeida le rassura avec un sourire où il aurait pu lire tout le dédain que lui inspirait ces vaines frayeurs. Tont ce que j'exige de vous, lui dit-elle, pour prix de cet amour que vous me demandez, c'est que vous fassiez dire au grand-maître que le princз Zizim cherche à s'échapper, et que Mathias Corvins, le roi de Hongrie, veut s'emparer de sa personne pour le mettre à la tête d'une armée qu'il va faire marcher sur Constantinople. Je ferai parvenir cette nouvelle à la Sublime-Porte et Bajazet obtiendra que son frère soit renfermé dans une étroite prison. Le traître sera chargé de chaînes. Il ne verra plus la femme qu'il aime et je serai vengée; alors vous pourrez me conduire partout où vous voudrez, alors je serai votre esclave comme je fus la sienne, alors j'accepterai votre main et je serai fière de passer auprès de vous le reste de mes jours dans une retraite ignorée.

Pierre de Montmajour crut aux promesses de cette femme, et jura de lui obéir sans retard: il accomplit aussitôt les conditions qu'elle lui avait imposées.

Tous les jours Zizim et Marie se voyaient vers le soir, auprès de la croix où ils s'étaient rencontrés. Marie convertissait Zizim à l'évangile, et Zizim inclinait à l'amour le cœur de Marie; la séduction qu'ils excercèrent ainsi l'un sur l'autre fut telle, que Marie promit de s'unir à Zizim aussitôt que Zizim aurait reçu le

baptême, et que Zizim à son tour promit de recevoir le baptême aussitôt que Marie l'aurait accepté pour époux. Un bon père hermite des environs, qui desservait un oratoire, fut mis dans la confidence des deux amans, et favorisa des projets que le ciel devait protéger. Le jour fut fixé qui devait voir le bonheur et la conversion du frère de Bajazet. Zizim et Marie prolongèrent l'entretien ordinaire qu'ils avaient aux pieds de la croix des rogations; quand ils touchèrent à la veille de leur bonheur, il y eut dans leurs discours plus d'abandon et plus de confiance, et Zizim avoua que dans la loi de Mahomet il n'y avait point les chastes voluptés et les suaves émotions que donne la loi de Jésus-Christ. L'infidèle arrivait à la religion par l'amour. Marie était pour lui comme une personnification de la religion du christ, et cette femme lui semblait tellement supérieure aux autres femmes, elle lui inspirait tant de vénération et son amour était plein d'une si haute estime, qu'il ne pouvait s'empêcher de concevoir la plus grande idée du Dieu que Marie de Bourganeuf adorait.

Lorsqu'ils se séparèrent pour se retrouver le lendemain aux pieds du saint ermite, dans l'oratoire qui lui était confié, ils étaient pleins d'espérance et d'amour; leurs sermens, leurs aveux, et jusqu'à ce ciel pur et cette nature calme qui les entouraient, tout les portait à marcher avec confiance vers l'avenir.

D'autres passions que les leurs avaient eu cependant leurs cours depuis que la jeune grecque avait conçu des soupçons, et qu'elle avait acquis la preuve de leur amour, le grand-maître d'Aubusson avait été averti par Montmajour que Zizim cherchait à s'évader. Almeida avait envoyé des espions affidés jusqu'à Constantinople, pour irriter la haine jalouse de Bajazet. Le grand maître d'ailleurs se voyait chaque jour pressé par plusieurs souverains de remettre le prince Zizim en leur pouvoir; le pape Sixte IV, Ferdinand roi de Castille, d'Arragon et de Sicile, un autre Ferdinand de la même maison, et roi de Naples; enfin, et surtout Mathias Corvin, fils de Huniade, grand capitaine comme son père, faisaient à la fois de vives instances auprès de Pierre d'Aubusson pour mettre Zizim à la tête de leurs armées. Le grand- maitre dut ajouter foi aux faux avis que lui fesaient donner les chevaliers de Bourganeuf; en même temps Bajazet lui envoya des députés pour se plaindre et menacer. D'Aubusson, agité par de si graves intérêts, se vit obligé de prendre un parti violent, pour ne pas attirer sur l'tle de Rhodes les armes du sultan Bajazet; mais il ne perdit jamais de vue les devoirs que l'honneur lui imposait envers un prince qu'il avait pris sons sa protection, et le désir d'assurer sa vie eut autant de part aux résolutions nouvelles qu'il fut obligé de prendre, que la nécessité de veiller à la défense de Rhodes.

Pendant que tant de passions s'agitaient à cause de lui, et que l'ambition, aussi bien que la haine, se tournaient vers sa retraite, le prince infidèle était loin de sa vie passée. Il avait renoncé à ses projets de grandeur que les ennemis des Turcs voulaient représenter plus séduisans à ses désirs. Il n'éprouvait aucun sen

timent de haine contre un frère qui ne dormait pas tranquille, parce qu'il craignait de voir les Hongrois, les Français, ou les Espagnols venir fondre sur Constantinople avec des armées et des flottes commandées par Zizim. Zizim ne savait pas que Charles VIII, jeune et chevaleresque, voulait aller à Constantinople gagner une couronne d'empereur. Il ne savait pas que le pape Innocent VIII, successeur de Sixte IV, voulait aussi se servir de son nom pour humilier le croissant. Tout entier à l'avenir de bonheur que lui promettait l'amour de Marie, Zizim attendait le lendemain pour croire au Christ et pour s'unir à celle qu'il aimait.

Dès que le jour parût, il se leva, appela des esclaves, et se fit revêtir de ses plus beaux vêtemens. Le bonheur était dans ses yeux, le sourire le plus confiant était sur ses lèvres; il prit des armes et il partit. Mais à peine avait-il fait quelques pas, pour descendans la cour du château, que plusieurs chevaliers armés se présentèrent à lui pour lui fermer le passage. Il eut beau se plaindre et menacer, ou le ramena dans sa chambre, et le commandant de Bourganeuf lui dit qu'il venait de recevoir de Rhodes de nouvelles ins1ructions qui ne lui permettaient pas de le laisser sortir du château.

Ce fut un coup de foudre pour Zizim. Marie l'attendait, et il ne pouvait accourir auprès de Marie. Ses transports de colère furent terribles, et les deux chevaliers qui veillaient à la porte de sa chambre frémissaient de garder dans sa cage ce lion furieux.

Le chevalier de Montmajour qui connaissait l'amour de Zizim, et peut-être les projets qu'il avait formés, en avertit secrètement le commandeur, et l'on fit entendre au prince qu'il pourrait bientôt avoir la demoiselle de Bourganeuf; alors il se calma et il attendit.

Lorsqu'Alméida n'entendit plus les cris et les emportemens du prisonnier, elle comprit aussitôt quel moyen l'on avait employé pour le calmer, et elle forma la résolution de prévenir les intentions du commandeur.

On avait instruit Marie de tout ce que les nouveaux ordres du grand maître avaient ajouté de rigueur au destin de Zizim, et ce surcroit d'infortunes avait rendu le prince infidèle plus cher encore à ce noble cœur. Elle n'attendit pas qu'on vint la prier de venir auprès de lui; elle se présenta au château d'Aubusson et, sans retard, elle fut introduite auprès de sa rivale qui avait tout préparé pour la recevoir.

Alméida était couchée sur des coussins. Elle s'était placée de manière à faire ressortir sa pâleur; et lorsque Marie l'apperçut elle ne douta pas que cette femme ne fut travaillée par une maladie de langueur. La jeune grecque dit à Montmajour qu'elle avait une grâce à demander à Marie, et le chevalier les laissa seules et sortit pour ne pas gêner leur entretien.

Oui, dit Alméida pour qui le langage du pays était déja familier, oui, madame, j'ai une grâce à vous demander; nous counaissons la puissance que vous avez sur le prince et vous obtiendrez de lui, pour moi, ce que je ne puis obtenir moi-même. Madame, je suis née dans la Grèce et je fus enlevée jeune encore par les

turcs qui me vendirent à leur sultan: d'esclavage en esclavage, je suis tombée sous la puissance de Zizim, prince généreux et digne de votre amour. Maintenant qu'il se convertit à la loi de Jésus-Christ, j'ose espérer qu'il me rendra la liberté, à moi chrétienne, à moi qui ai souffert pour ma foi. Si vous daignez parler pour moi, madame, il ne vous résistera point, et je serai libre. Je reverrai la Grèce ma chère patrie, mon vieux père qui maintenant est esclave comme moi, je pourrai faire tomber ses fers... Oh! madame, par le sang de JésusChrist et par votre amour pour le prince, ayez pitié d'une femme qui va mourir dans l'exil et dans l'esclavage si on ne lui accorde l'air de la liberté.

En finissant ces mots, Alméida se prit à pleurer et Marie promit de parler pour elle à Zizim; Marie la consola, la jeune grecque reprit aussitôt :

Pardonnez madame si je vous demande un gage de la sincérité de votre promesse : il est d'usage dans mon pays d'obliger ceux de qui l'on reçoit une parole, à boire avec vous dans une même coupe pour rendre leurs engagements plus sacrés; voilà une coupe que je vais remplir, buvez la première et je ne douterai point de votre sincérité ; je me croirai sur le point d'être libre. J'ai tort sans doute de vous demander ce gage de franchise; vous avez promis de me servir parceque vous voulez me servir en effet. Mais pardonnez cette faiblesse à une tête malade; pardonnez à une pauvre femme qui désire depuis si longtemps un bonheur que vous seule pouvez lui donner.

Marie n'hésita pas : elle but à demi le breuvage que la jeune grecque lui présenta, et celle-ci vida la coupe d'un air satisfait. Puis elle conduisit Marie jusqu'à la porte de sa chambre où le chevalier de Montmajour l'attendait.

Alméida se hâta de rentrer dans son appartement et d'avaler un second breuvage pour détruire l'effet du poison qu'elle venait de boire et de donner à Marie. Puis elle s'étendit tranquillement sur sa couche et elle attendit l'heure favorable pour se présenter à Zizim et pour suivre le cours de ses projets.

Sa chambre était à côté de celle qui servait de prison au frère de Bajazet; elle entendit bientôt des cris, des pas précipités, les gémissemens de Zizim qui appellait au secours. Le poison à fait son effet, se dit-elle; Marie est morte en ce moment. A l'instant même le chevalier de Montmajour entra précipitament et lui reprocha d'avoir empoisonné la jeune fille. Je me suis vengée, lui répondit-elle froidement; car je suis vraie dans mes haines, aussi bien que dans mes amours. Est-ce à vous de m'en faire le reproche, et craignez vous déjà ma vengeance si vous m'ètes infidèle, mon amour, si vous êtes indifférent? Elle était sûre de fermer la bouche à cet homme, en le rappellant à sa passion, et il fut convenu entre eux qu'ils prendraient bientôt la fuite. Montmajour ne demanda qu'une heure afin de tout préparer.

Cependant les chevaliers étaient réunis dans la chambre de Zizim où le spectacle le plus lugubre attirait tous les regards. Le prince infidèle assis au fond de sa prison, tenait dans ses bras le corps de Mario

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