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de son mariage, comme complément et comme souvenir de l'éducation qu'il lui avait donnée. Un domestique infidèle, chargé de recopier le Télémaque, en prit à la dérobée une autre copie, qu'il vendit à un libraire (1700). Aussitôt, grand scandale; la malignité s'empare de ce livre, l'interprète, le commente et le torture de façon à y trouver à chaque page la satire de Louis XIV. Le roi, déjà prévenu contre Fénelon, prête l'oreille aux dénonciateurs, auxquels semble donner raison le succès du Télémaque en Hollande, en Angleterre, chez tous les ennemis de Louis XIV et de la France. C'en fut assez pour faire écarter à jamais Fénelon de la cour.

Sans doute Louis XIV n'avait pas tort de voir dans le Télémaque la condamnation de sa politique; mais il ne faudrait pas croire que Fénelon ait eu pour but de faire des portraits satiriques du roi et de tel ou tel de ses ministres. C'est une imputation qu'il a toujours, jusqu'à son lit de mort, désavouée comme une calomnie; et il mérite d'être cru, lorsqu'il dit dans un mémoire manuscrit daté de 1710, et adressé au P. Letellier, confesseur du roi : « Il aurait fallu que j'eusse été non-seulement l'homme le plus ingrat, mais encore le plus insensé, pour vouloir faire dans le Télémaque des portraits satiriques et insolents. J'ai horreur de la seule pensée d'un tel dessein. C'est une narration faite à la hâte, à morceaux détachés.... Je n'ai jamais songé qu'à amuser le duc de Bourgogne par ces aventures, et à l'instruire en l'amusant, sans jamais vouloir donner cet ouvrage au public. Tout le monde sait qu'il ne m'a échappé que par l'infidélité d'un copiste. J'ai mis dans ces aventures toutes les vérités nécessaires pour le gouvernement, et tous les

défauts qu'on peut avoir dans la puissance souveraine; mais je n'en ai marqué aucun avec une affectation qui tende à aucun portrait ni caractère; plus on lira cet ouvrage, plus on verra que j'ai voulu dire tout, sans vouloir peindre personne de suite. » Le véritable dessein de Fénelon, en composant le Télémaque, c'était de donner à un jeune prince, qui pouvait être appelé au trône, des conseils sur l'art de régner: or Fénelon n'avait pas tout à fait sur cet art les mêmes idées que Louis XIV et Bossuet.

Ces idées, Fénelon les avait déjà exposées dans une Lettre adressée à Louis XIV en 1693, qui contenait plus d'une remontrance sur la politique suivie par le roi et par ses ministres; et c'est même la ressemblance entre quelques passages de cette lettre et divers passages du Télémaque qui donnait à ce dernier livre l'apparence d'une irrespectueuse témérité. Pour perdre l'archevêque de Cambrai dans l'esprit de Louis XIV, il suffit de lui montrer ce qui est dit dans la lettre de 1693 sur « les ministres qui ont accoutumé le roi à recevoir sans cesse des louanges outrées qui vont jusqu'à l'idolâtrie », et dans le Télémaque le portrait d'Idoménée, « que la flatterie avait empoisonné, et qui n'avait pu, même dans ses malheurs, trouver des hommes assez généreux pour lui dire la vérité »; d'un côté, la censure de l'amour du roi pour la guerre, tandis que « les peuples meurent de faim »; de l'autre, ce même Idoménée, qui, « entièrement tourné à la guerre, voudrait toujours la faire pour étendre sa domination et sa propre gloire, et ruinerait ses peuples »; là, le roi, qui, dans ses conquêtes « a préféré son avantage à la justice et à la bonne foi»; ici, la peinture d'Adraste, « prince

violent, qui ne connaît que son intérêt, et qui ne perd aucune occasion d'envahir les terres des autres Etats, qui se fait rendre les honneurs divins, » etc., etc., enfin, dans la Lettre ce passage: « Je sais bien que, quand on parle avec cette liberté chrétienne, on court risque de perdre la faveur des rois; mais cette faveur est-elle plus chère que votre salut?» et, dans le Télémaque, ce propos de Mentor à Idoménée : « J'aimerais mieux vous déplaire que de blesser la vérité. »

Retiré dans son diocèse, Fénelon s'y fit admirer et chérir; son ardente charité le consola des déceptions d'une ambition qui n'avait rien que de légitime. Il y eut cependant un moment où il put se croire appelé à devenir premier ministre : c'est lorsque la mort du dauphin (1711) sembla réserver le prochain héritage de Louis XIV au duc de Bourgogne, qui avait toujours gardé à son ancien maître disgracié le plus vif attachement, et qui ne cessait de réclamer ses conseils. Ce rêve s'évanouit bientôt la mort du duc de Bourgogne suivit celle du dauphin à un an d'intervalle. Il restait à Fénelon l'amitié et la faveur du duc d'Orléans, qui le consultait aussi fréquemment, et qui devait être régent sous la minorité du futur roi; mais l'archevêque de Cambrai précéda de quelques jours dans la tombe le grand roi, qui ne lui avait pardonné les allusions volontaires ou involontaires du Télémaque (1715).

pas

Tout le temps que Fénelon n'avait pas consacré dans sa vieillesse aux devoirs de l'épiscopat, à la bienfaisance et à l'amitié, il l'avait donné aux lettres. Si, comme on le croit, il avait écrit avant ce temps ses Dialogues sur l'éloquence, c'est dans la dernière partie de sa vie qu'il composa d'autres œuvres non

moins importantes, notamment le Traité sur l'existence de Dieu (1711), et la Lettre sur les occupations de l'Académie française (1714).

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JUGEMENTS SUR LE TÉLÉMAQUE.

Il y a de l'agrément dans ce livre, et une imitation de l'Odyssée que j'approuve fort. L'avidité avec laquelle on le lit fait bien voir que, si on traduisait Homère en beaux mots, il ferait l'effet qu'il doit faire. Je souhaiterais que M. de Cambrai eût fait son Mentor un peu moins prédicateur, et que la morale fût répandue dans son ouvrage un peu plus imperceptiblement et avec plus d'art. Homère est plus instructif que lui, mais ses instructions ne sont pas des préceptes; elles résultent de l'action du roman plutôt que des discours qu'on y étale. La vérité est pourtant que Mentor dit de fort bonnes choses, quoique un peu hardies, et qu'enfin M. de Cambrai me paraît beaucoup meilleur poëte que théologien. De sorte que si, par son livre des Maximes, il me semble très-peu comparable à saint Augustin, je le trouve, par son ronian, digne d'être mis en parallèle avec Héliodore1.

(Lettre de BOILEAU à Brossette, 10 novembre 1699.)

« Le Télémaque est un livre singulier qui tient tout à la fois du roman et du poëme. Il semble que l'auteur ait voulu traiter le roman comme Bossuet traitait l'histoire, en lui donnant une dignité et des charmes inconnus, et surtout en tirant de ces fictions une morale utile au genre humain, morale entièrement négligée dans presque toutes les inventions fabuleuses.... Les juges d'un goût sévère y ont blâme les longueurs, les détails, les

1. Évêque du Iv⚫ siècle, auteur de Théagène et Chariclée, roman moral assez médiocre, qu'on s'étonne de voir mis en parallèle avec le Télémaque.

aventures trop peu liées, les descriptions trop répétées et trop uniformes de la vie champêtre. »

(VOLTAIRE, Siècle de Louis XIV, ch. xxxII.)

« Fénelon, épris des beautés de Virgile et d'Homère, y cherche ces traits d'une vérité naïve et passionnée, qu'il trouvait surtout dans Homère, et qu'il appelle lui-même1 cette aimable simplicité du monde naissant....Mais on se tromperait de croire que Fénelon n'est redevable à la Grèce que du charme des fictions d'Homère: l'idée du beau moral dans l'éducation d'un jeune prince, ces entretiens philosophiques, ces épreuves de courage, de patience, l'humanité dans la guerre, le respect des serments, toutes ces idées bienfaisantes sont empruntées à la Cyropédie de Xénophon. Dans les théories sur le bonheur du peuple, dans le plan d'un État réglé comme une famille, on reconnaît l'imagination et la philosophie de Platon. Mais il est permis de croire que Fénelon, corrigeant les fables d'Homère par a sagesse de Socrate, et formant cet heureux mélange des plus riantes fictions, de la philosophie la plus pure et de la politique la plus humaine, peut balancer, par le charme de cette réunion, la gloire de l'invention qu'il cède à chacun de ses modèles. Sans doute Fénelon a partagé les défauts de ceux qu'il imitait; et, si les combats du Télémaque ont la grandeur et le feu des combats de l'Iliade, Mentor parle quelquefois aussi longuement qu'un héros d'Homère; et quelquefois les détails d'une morale un peu commune rappellent les longs entretiens de la Cyropédie.

«En considérant le Télémaque comme une inspiration des muses grecques, il semble que le génie de Fénelon reçoive une force qui ne lui était pas naturelle. La véliémence de Sophocle s'est conservée tout entière dans les sauvages imprécations de Philoctète.

<< Quoique la belle antiquité paraisse avoir été mois1. Dans la Lettre à l'Académie française.

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