Imágenes de página
PDF
ePub

vive inquiétude et un profond ressentiment. Quelquefois il en jouissait avec orgueil, d'autres fois il en était effrayé. Il devinait, croyait traduire, et le plus souvent dénaturait les propos, les démarches d'amis qu'il n'aimait plus; il désirait qu'ils eussent des torts envers lui, et son imagination toujours effarouchée parvenait facilement à leur en prêter. A mesure qu'il s'isolait davantage, il se formait un chagrin fantastique ou s'enivrait de jouissances idéales. Quoiqu'il affectât un mépris superbe pour la gloire, elle dominait toutes ses pensées; il lui avait fait un monstrueux sacrifice. Cinq enfans qu'il avait eus de la fille obscure avec laquelle il vivait, n'avaient présenté à son esprit d'autre image que les soins de leur éducation et la distraction qu'ils apporteraient à ses travaux. Il les avait envoyés tous cinq à l'hôpital des EnfansTrouvés, et s'était même privé de la faculté de les reconnaître un jour. Ce n'était pas une ame que le remords dût épargner. Comment s'absoudre d'une dureté de cœur qui pouvait avoir les résultats d'un parricide? La pensée de faire par ses écrits un bien immense aux hommes, vint le calmer. Il se remplit de cette espérance, il en savoura les délices; elle enflamma ses pinceaux. Il fut en

paix avec le monde; mais bientôt après il crut que le monde était en guerre avec lui. D'abord il avait regardé comme le plus beau et le plus direct des actes expiatoires qu'il pût faire pour ses cinq enfans exposés, un traité sur l'éducation; mais soit que son cœur ne pût s'habituer tout de suite à remplir une tâche qui lui rappelait trop celle qu'il avait si indignement rejetée, soit qu'il y réservât la plus grande force que pût acquérir son génie, un autre travail vint le séduire et faire l'enchantement de sa retraite, c'était le roman de la Nouvelle Héloïse.

Peu lui importait de contredire par le tableau d'une passion brûlante la réputation d'austérité à laquelle il semblait aspirer. C'était une belle tâche à ses yeux de rendre le charme des illusions à des ames qui les perdaient chaque jour dans les langueurs de la mollesse, dans les plaisirs du vice, ou même dans les recherches d'une froide philosophie. Il craignait peu de séduire, pourvu qu'il s'abstint de corrompre. En réveillant les transports de l'amour, il sentait qu'il rendait aux femmes un empire qui leur échappait. Il jouissait de la secrète reconnaissance qu'elles lui en garderaient au fond du cœur, du dépit qu'il leur causerait par quelques traits de sa

1753.

tire, du plaisir de les voir braver l'hypocrite défense qu'il leur ferait de lire son roman; enfin, de la méprise où elles tomberaient en confondant l'auteur avec son héros. L'ivresse à laquelle il cédait était plus vive que ne l'est ordinairement celle même d'un poète. Il aimait cette Julie que son imagination douait de tant de charmes, de vertus si aimables et dont il avait décrit la faiblesse comme si le bonheur de Saint-Preux eût été le sien même. Malgré cette espèce de délire, il voulait en même temps remplir la mission d'un philosophe. Comme il avait peint l'amour sans l'avoir ressenti, et d'après le modèle idéal qu'il s'en était formé, il peignit non moins éloquemment la vertu vers laquelle un désir véhément et continuel le portait, mais dont sa conscience n'avait pu encore goûter les délices que par une sorte d'usurpation. La religion, qu'il avait pratiquée bien moins encore que la vertu, recevait dans ce même roman un pur et judicieux hommage. Il la montrait douce, tolérante, et voyait en elle le meilleur guide de la morale, sans en faire cependant un guide exclusif de la probité.

Pendant un voyage qu'il avait fait à Genève avant sa retraite à l'Hermitage, il était rentré

les specta

cles

dans la religion protestante. Les philosophes n'avaient vu qu'un acte de fierté dans cette manière de se fermer en France le chemin aux places et aux honneurs. Jean-Jacques voulut prouver que cet acte émanait de sa conscience. Pendant plus de six ans il fut chrétien dans ses écrits; et peut-être même crut-il l'être encore un peu, lorsque dans son Émile il eut attaqué toutes les bases historiques du christianisme. Le sentiment religieux domine surtout dans sa Lettre sur les Spec- Sa lettre sur tacles, celui de ses ouvrages où brille le plus la fraîcheur du coloris, et le seul où l'on croye sentir la paix de l'ame. La sienne était cependant fort agilée en l'écrivant ( c'était dans l'année 1757). Il avait réussi à se persuader qu'il était persécuté par une trame invisible. Il s'était déjà éloigné de cet Hermitage où il avait mieux préparé sa gloire. que son bonheur. L'amie qui lui avait offert cet asile était calomniée par ses reproches ou par ses soupçons ingrats. Les cercles de la capitale où il avait vécu lui paraissaient peuplés d'esprits malfaisans conjurés contre son repos et son honneur. Confiant et crédule pour les seuls êtres dont l'ignorance lui semblait garantir la candeur, il grossissait ses visions chagrines de récits qui lui

étaient faits par des domestiques ou par une compagne qui avait leurs penchans les plus bas. On ne pouvait l'aimer qu'en tremblant : son cœur cependant put faire quelques rares exceptions, et deux ou trois fois il garda un souvenir reconnaissant de l'intérêt qu'il avait inspiré. Mais l'exaltation qu'il mêlait à tous ses sentimens, finissait par l'éloigner même des personnes qui voulaient calmer cette ame inquiète. Déjà il était près de retomber dans le plus triste isolement, lorsque la maréchale de Luxembourg lui offrit une nouvelle retraite au château de Montmorenci; et il accepta un asile dans un lieu où il ne pouvait espérer, je devrais peut-être dire, où il ne pouvait craindre l'amitié.

La Lettre contre les Spectacles fut un signal éclatant de sa rupture avec les philosophes. De quelque amertume que son ame fût remplie, il veillait à conserver dans sa polémique littéraire un ton de noblesse, un calme altier et presque dédaigneux, secret que ne connut jamais l'irascible Voltaire. D'Alembert qu'il réfutait à l'occasion d'un des articles du Dictionnaire encyclopédique, était ménagé dans cette lettre. Diderot y était attaqué par un trait détourné qui devait lui faire une profonde blessure.

« AnteriorContinuar »