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nées, les travaux interrompus, la terre sans culture et sans moissons: bientôt le mépris de la vie succédant à la consternation; enfans, jeunes gens, vieillards, ne s'occupant maintenant que du soin de ne pas servir de pâture aux animaux de proie, et creusant eux-mêmes leur sépulcre : quelquesuns même s'y plaçant librement avant la mort, pareils à ces soldats romains qui, après la bataille de Cannes, se plongeoient vivans et s'étouffoient dans la terre qu'ils renversoient sur eux de leurs propres mains. Ce désastre enfin se dissipa; Montaigne, après avoir trouvé le calme qui naît de la force de l'ame, recouvra aussi la paix dans ses foyers, et il s'en servit pour revoir ses Essais qu'il publia de nouveau.

On le pressoit alors d'écrire l'histoire de son tems, et il avoue que, pour toute la gloire de Salluste, il n'auroit pas voulu l'entreprendre. Hélas! en reportant sa pensée vers ces années funèbres qui ont précédé le règne de Henri IV, en voyant le flambeau du génie éteint dans le sang des peuples, il pouvoit dire comme Tacite au commencement du règne de Trajan: « L'espérance enfin nous ranime; un nouveau siècle commence pour le bonheur du genre humain. Cependant par une destinée inséparable de notre foiblesse, toujours les remèdes sont plus tardifs que les calamités. Nous croissons lentement et la mort nous frappe avec une rapidité infatigable. Ainsi se flétrissent le génie et les arts; mais que de soins difficiles pour les rendre à leur premier

état! Que sera-ce enfin si, pendant trente années, espace qui occupe la vie presque toute entière, les hommes les plus vertueux et les plus mémorables sont tombés moissonnés par les fureurs civiles! Pour nous, qui survivons à ces grands hommes et à nous-mêmes, lorsque nous retranchons ces funestes années de notre existence, il nous reste à peine l'enfance et la vieillesse; et devenus presque tout à coup vieillards, déjà nous touchons en silence aux dernières bornes de la vie. >>

Tel pouvoit être le langage de Montaigne après ses malheurs et ceux de son pays. Cependant il retrouva, dans ses dernières années, le bonheur de sa jeunesse, l'amitié. Il étoit à Paris, lorsqu'une femme déjà célèbre, Marie Lejars, demoiselle de Gournay, vint le trouver avec sa mère, toutes deux amenées chez lui par le bruit de sa renommée. Il les reconduisit dans leur château ; il y séjourna plusieurs mois, et il y contracta des liens qui ont charmé le peu de jours qu'il devoit encore passer sur la terre. Mademoiselle de Gournay devint sa fille adoptive: heureuse adoption qui a rendu son nom immortel! et Montaigne en parle toujours avec une douce complaisance. Au nom de sa fille d'alliance, il retrouve les expressions de son ancienne amitié. « Elle est aymée de moi, dit-il, >> beaucoup plus que paternellement....... je ne » regarde plus qu'elle au monde. Si l'adolescence » peut donner présage, cette ame sera quelque >> jour capable des plus belles choses, et entr'au» tres de la perfection de cette très-sainte amitié

» où nous ne lisons point que son sexe ait pu >> monter encore. » Il ne fut point trompé dans son espérance; mais il devoit à peine jouir de son bonheur.

Depuis long-tems accablé d'une infirmité douloureuse, il opposoit en vain la patience et toute la force de son ame. On n'avoit alors ni les secours de l'habileté, ni les succès de l'expérience pour le délivrer de ses tourmens. Il fallut succomber dans un âge où la vieillesse n'est point encore. Mais la mort, objet perpétuel de ses méditations, ne put le surprendre. Elle se présenta, Montaigne la reçut sans crainte et sans faste; la religion qui avoit béni son berceau, le conduisit elle-même jusqu'au bord de la tombe. Environné de ses proches, de son épouse et de sa fille, il reçoit leurs tendres adieux; il s'offre lui-même sur l'autel qu'il a fait élever près de son lit funèbre; et dans ce moment auguste où s'achève l'ineffable mystère de l'union de Dieu et des hommes, il exhale son dernier soupir.

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Montaigne, né sous le règne de François I. mourut dans les premières années du bon Henry IV. Le tableau de son caractère, de son esprit et de ses vertus, il l'a tracé lui-même pour la postérité; ses traits n'avoient rien de bien élevé, mais il s'y trouvoit une certaine grace qui est toujours l'expression de la franchise et de la bonté ; si la mort qui le saisit au sortir de la maturité, l'enleva trop tôt à sa famille et à son pays, il vécut sans doute

assez pour la gloire ; et si les vrais biens sont dans une ame saine, Montaigne fut heureux. Les honneurs ne manquèrent point à sa vie. Son roi lui donna des marques glorieuses de son estime; Rome le reçut au nombre de ses citoyens; il fut le premier magistrat d'une cité, qui eût été célèbre même chez les anciens; que pouvoit de plus l'in→ constance de la fortune! Ses biens suffisoient noblement à sa famille, et il dédaigna de les accroître. Sa jeunesse fut couronnée par un sentiment sublime; sa vieillesse fut consolée par une alliance d'amitié, de piété filiale et de génie. Ses amis, sa femme, sa fille, espérance d'une maison toujours illustre, adoucirent ses derniers momens, et du bord de la tombe il put voir briller l'aurore de bonheur qui s'élevoit sur sa patrie.

Deux siècles ont pesé déjà sur la tombe de Montaigne, et sa renommée n'a fait que s'accroître. Si le marbre et l'airain assuroient l'immortalité, il faudroit sans doute regretter que son image n'ait pas encore été placée au milieu de ces antiques philosophes qu'il prenoit pour modèles ; mais il s'est élevé lui-même un monument plus durable que l'airain, monument qui subsistera autant que les passions humaines. Cependant, lorsque des hommages publics sont demandés pour sa mémoire, l'éloge le plus digne de lui étoit sans doute l'expression de la vérité. Si donc, soulevant la pierre qui couvre sa poussière, il apparoissoit tout-àcoup au milieu des sages qui vont couronner son heureux panégyriste, oui, Montaigne, tu

me verrois t'offrir avec confiance le tableau que j'ai tracé de tes erreurs et de tes vertus ; et j'en attesterois ton ombre vénérable : si je n'ai pas mérité la palme glorieuse du talent, j'ai cru du moins te montrer tel que tu étois à un siècle qui trop souvent peut-être abusa de ton nom et de tes maximes.

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