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Grégoire XIII régnoit alors, pontife plus occupé d'établissemens et d'ouvrages publics, que de beaux-arts et d'antiquités. Montaigne parle de lui avec respect. « Ce grand pape, dit-il, est grand aumônier, je dis hors de toute mesure. » Quoique l'affreuse journée de la Saint-Barthelemy soit arrivée sous son pontificat, on sait, par le témoignage des plus sévères historiens de la réforme, qu'il refusa d'approuver le plan qui lui fut présenté de la ligue, et renvoya les députés sans réponse. Il reçut Montaigne avec de grands égards; et quoique déjà la censure eût condamné ses Essais, le maître du sacré palais pria le philosophe français de ne point faire usage de cette censure, avouant ingénuement qu'elle contenoit plusieurs choses sur lesquelles on ne l'avoit pas bien compris ; mais, ajouta-t-il, on savoit honorer ses intentions et son affection envers l'Eglise : enfin l'on estimoit tellement sa franchise et sa conscience, que l'on s'en remettoit à lui-même de retrancher dans son livre ce qu'il y trouveroit de trop licencieux, et entr'autres choses les mots de fortune.

Il avoit souhaité vivement le titre de citoyen romain. « J'employai, dit-il, mes cinq sens de nature pour l'obtenir; ne fût-ce que pour que pour l'ancien honneur et religieuse mémoire de son autorité J'y trouvai de la difficulté; toutefois je la su montai. » En effet le diplôme lui en fut déi é dans les termes les plus magnifiques. « Ces un titre vain, ajouta-t-il; tant y a que j'ai reseaucoup de plaisir de l'avoir obtenu. >>

Il fit deux fois le voyage de Rome pendant son séjour en Italie. Après le premier, il se rendit à Lorette, et ce fut un vrai pélerinage. Il y consacra un ex voto pour lui, pour sa femme et pour sa fille unique; enfin il y accomplit des actes de piété qui prouveroient une fausseté révoltante, s'ils n'étoient le témoignage irrécusable de sa religion. Il retourne à Rome, et le jour même de son arrivée, il reçoit des jurats de Bordeaux la nouvelle de son élection à la charge de maire occupée par le maréchal de Biron. Indifférent aux dignités publiques, Montaigne accepta celle-ci malgré lui; mais elle étoit l'expression honorable de la confiance et de la vénération d'une grande et noble cité, il quitta l'Italie pour se rendre aux vœux qui l'appelloient dans sa patrie.

Son administration eut moins d'éclat que de sagesse. Ennemi de toute innovation, attaché à son pays plus encore par raison ou par affection légitime, que par sentiment ou enthousiasme, il se trouvoit au milieu des partis qui se disputoient la France, comme Atticus parmi les Romains. Il se conduisit enfin dans l'exercice de sa charge avec un systême de calme et de muette tranquillité qui ne pouvoit réussir qu'à lui: plus ami, disoit-il, d'une prudente obscurité, que d'une brillante mais orageuse renommée. Cependant il fut réélu; honneur qui avant lui ne fut accordé qu'à deux de ses prédécesseurs. Il fut remplacé par le maréchal de Matignon. « Je m'assure, disoit-il en se retirant, ne laisser ni offense ni haine.

Son caractère étoit si bien connu, que sa maison fut très-long-tems respectée pendant les guerres civiles; et lui-même s'étonne que sous de si grands orages elle fût demeurée vierge de sang et de pillage; mais il s'indignoit de ne devoir ce privilège qu'à sa prudence ou à la fortune, plutôt qu'à la justice et à la protection des lois. « Il faut vivre, disoit-il, par droit et par autorité, non par récompense ni par grace. » Enfin la fortune même cessa de l'épargner. Plusieurs fois il courut les plus grands périls. Tous les partis l'accabloient tour à tour. Il ne dut sa conservation et sa délivrance en plusieurs occasions très-périlleuses, qu'à la franchise de sa physionomie et à l'assurance qu'il témoignoit au milieu même de ses ennemis : << peu défiant, dit-il, et ne pouvant croire aux inclinations perverses et dénaturées. >> Cependant le sentiment des maux publics parvenu jusqu'à son cœur, lui arrache des plaintes douloureuses, et amères. Combien de fois alors les armes et les appuis de la philosophie lui parurent foibles pour apprendre à souffrir! car la pensée nous affaisse bien plus que le malheur. Néanmoins il souffroit avec une résignation stoïque. Souvent il prenoit plaisir à imaginer tous les maux extrêmes qui pouvoient l'accabler. Environné de désastres et de brigandages, il s'occupoit, quand l'heure du sommeil étoit venue, à composer avec la fortune pour supporter sans effroi et sans langueur les dangers de la nuit. « Dans cette pensée (il parle lui>> même) je me plonge la tête baissée stupidement.

»

» dans la mort, sans la considérer et la recognoî>>tre, comme dans une profondeur muette et >> obscure qui m'engloutit d'un saut et m'étouffe >> en un instant d'un puissant sommeil, plein d'in» sipidité et d'indolence, et en ces morts courtes » et violentes, la conséquence que j'en prévois >> me donne plus de consolation, que l'effet de >> crainte. >>

Ces paroles énergiques, prises dans un sens absolu, doivent être sans doute jugées sévèrement : aussi des auteurs célèbres qui les ont citées, accusoient Montaigne d'un mépris horrible pour la vie et pour nos plus sublimes espérances. Mais puisqu'il ne s'agissoit plus ici d'une spéculation purement philosophique, et puisque l'accusation tomboit sur un sentiment réel et personnel, pourquoi ne pas avoir jugé Montaigne sur sa pensée toute entière? Pourquoi ce passage si fameux l'isolez-vous au milieu de ceux qui le suivent et le précèdent? Rétablissez-le tel qu'il est dans son livre, alors, et loin de mériter l'anathème prononcé par les solitaires de Port-Royal, la religion de l'auteur que l'on accuse ici d'impiété est prouvée jusqu'à l'évidence..

Les maux qu'il souffroit devinrent si extrêmes et si multipliés, qu'il cherchoit déjà parmi ses amis ceux auxquels il pourroit commettre sa vieillesse. Une telle résolution étoit aussi honorable pour lui que pour eux, puisqu'au milieu des vices de son tems il croyoit toujours à l'amitié. « Mais pour se laisser » tomber de si haut, il faut que ce soit entre les

>> bras d'une affection solide, vigoureuse et for» tunée. » Pouvoit-il trouver un autre la Boëtie?

L'homme juste et affermi dans la sagesse, lui disoient alors les anciens, est inébranlable au milieu des tempêtes publiques: si les flots, si le glaive, si la foudre doivent l'atteindre, ils ne sauroient l'étonner; et si le monde brisé pouvoit se dissoudre en éclats, ses ruines le frapperoient immobile. Armé de ces principes stoïques, il résolut de se fier à lui-même et à lui seul : jugeant enfin que l'adversité ne pouvoit qu'être un mal extérieur à l'homme, il considère ses malheurs comme d'utiles inconvéniens qui le ramenoient à lui-même : Ils m'ont raffermi, disoit-il généreusement, comme lorsqu'il faut rebattre et resserrer à bon coups de mail un vaisseau qui se déprend, se descout, qui s'eschappe et desrobe sous soy.

L'auteur d'Emile pensoit que le siècle des grandes révolutions approchoit, et que, par une éducation vigoureuse, il falloit prévenir la jeunesse contre les fureurs et l'inconstance de la fortune. Ainsi Montaigne qui lui inspira cette pensée, observant l'effroyable confusion qui depuis trente années tourmentoit son pays, et assistant pour ainsi dire au lamentable spectacle de la mort publique, préparoit son ame à de nouvelles calamités : triste espérance qui ne fut pas même trompée. Au milieu de ses disgraces politiques, sa maison et le pays eurent à souffrir d'une peste extraordinaire, et il représente avec son énergie accoutumée ce terrible fléau Les familles errantes, les maisons abandon

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