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devoit lui interdire! Si la sagesse est le vêtement des vieillards..... Je m'arrête enfin, ô Montaigne ! pardonne au plus sincère de ceux qui t'aiment et t'admirent; oui, que ta franchise pardonne à la mienne, si tu me vois détacher ici quelques feuilles de la couronne que je t'avois destinée.

Mais on cherchera peut-être à excuser notre philosophe par les exemples et les mœurs de sor tems. En effet, il est des langues, suivant l'expression de Boileau, qui ont le privilège de braver l'honnêteté. Les Italiens, à la renaissance des lettres, imitèrent trop souvent Horace, Pétrône et Juvénal dans leur extrême liberté. Léon X et Clément VII, Henri VIII et Charles Quint comblèrent de faveurs et de récompenses Pierre Aretin, dont la vie et les écrits furent le triomphe perpétuel de l'impudence, et ses ennemis l'accablèrent de satyres aussi obscènes que ses ouvrages. On pourroit citer d'autres auteurs fameux, qui furent même décorés de la pourpre, et à qui les réformateurs ne reprochèrent jamais leurs écrits licencieux. Tel étoit le siècle où vécut Montaigne. Ses voyages en Italie et l'exemple ont sans doute égaré son jugement; d'ailleurs la langue sortoit à peine de la barbarie; la liberté des expressions n'avoit encore point de limites, et même elle se maintint jusques au siècle de Louis XIV, sans exciter de trop vives réclamations.

Le goût est dans les arts ce que la conscience est en morale. Le goût est la conscience de l'esprit ; mais sa perfection est inséparable de la perfectionde l'état social. Si un peuple est encore dans son

enfance, les mœurs plus simples, plus familières, ont une expression plus naïve. Les mœurs peuvent être pures et le langage peu décent. Les passions, les sentimens, s'expriment par des images vives et des métaphores hardies. L'imagination tient lieu de la pensée; elle emploie toute la nature à peindre des sensations; tels les anciens hiéroglyphes, langage qui ne peut plus exister, et dont l'intelligence ajouteroit sans doute peu de choses aux connaissances humaines. Cependant les facultés intellectuelles se développent et s'étendent, les peuples se dépouillent de leur enfance, et leurs idées s'élèvent à l'ordre moral. Bientôt de nouvelles expressions sont créées avec la pensée qui entre enfin dans son immense domaine. Peu à peu les images sensibles disparoissent, et à mesure que le langage de la pensée se fortifie, celui de l'imagination s'affoiblit, ou plutôt se modifie par le goût qui s'épure. Telle fut l'histoire de la littérature chez tous les peuples, et particulièrement en France où elle devint parfaite dans le tems même que l'état social parvint à sa perfection.

Considéré sous ces rapports généraux, le livre de Montaigne est le plus précieux monument d'un peuple qui sort de l'enfance, et qui s'avance à grands pas dans la civilisation. Mais nous ne pourrions revenir à un tel ordre d'idées et d'expressions, sans éprouver toutes les révolutions politiques et morales qui ont conduit les Gaulois, de la civilisation romaine à l'ignorance des barbares, et de la barbarie à une civilisation nouvelle.

Un apologiste de Montaigne a pourtant regretté que notre langue n'ait pas conservé le caractère que lui imprima ce philosophe. Il osa dire que louer Pascal d'avoir deviné la langue, c'étoit le déclarer chef ou complice de ses corrupteurs, et que, pour recouvrer ses forces, il faudroit qu'elle rétrogradát de deux siècles. Un pareil sophisme n'a plus besoin de réfutation; si nous recouvrons l'immense supériorité conquise par notre littérature dans le siècle où vécut Pascal ce ne peut être en copiant Amyot ni Montaigne, mais en recouvrant les grands principes qui alors ont préparé cette noble conquête. La langue est fixée, elle ne peut ni rétrograder ni se modifier sans cesser d'être ; et elle reviendra toujours à sa pureté primitive, tant que la France sonservera inaltérable le principe de sa force, c'est-à-dire l'unité politique et religieuse, parce qu'alors sa littérature, loin d'égarer la pensée publique, sera toujours en harmonie avec des institutions parfaites.

Ainsi Montaigne ne peut devenir un modèle pour notre langue; mais nous n'appliquerons point à son style les règles ordinaires de la critique, et ce n'est point à nous d'imiter ses contemporains qui lui reprochèrent de les avoir oubliées. Sans doute on ne peut justifier sa marche toujours. irrégulière. Il commence à peine un discours et 'ès l'entrée même il s'égare. Il ressemble à celui i abandonne le tronc d'un arbre pour s'attacher

a

ne branche voisine qu'il abandonne encore

pour une plus petite, et successivement de ramifications en ramifications jusqu'aux dernières feuilles. En effet, les dissertations de Montaigne ne tiennent souvent à son sujet que comme la feuille au tronc de l'arbre. Mais supprimons des réflexions souvent renouvelées et toujours inutiles. La critique s'emploie quand le goût est fixé, jamais pour ces ouvrages que le tems a consacrés, et qui sont devenus des monumens. Ne seroit-il pas ridicule de juger Le Dante sur la poétique d'Aristote? Appliquez cette observation à Montaigne; sa philosophie seule appartient à la discussion publique.

Lorsque Montaigne publia son livre des Essais, le vulgaire l'accueillit d'abord assez froidement ; bientôt Juste Lipse le fit connoître, et ne trouva *point d'expressions assez vives ni assez magnifiques pour louer l'auteur et l'ouvrage. Il le nommoit le Thales français; il le plaçoit au-dessus des sages de la Grèce ; il le conjuroit d'écrire encore; il l'accusoit d'indifférence pour la véritable gloire. Au moins, lui écrivoit-il, considérez les misères de l'homme, si vous dédaignez l'immortalité. De pareils éloges, donnés par un écrivain très-célèbre, étendirent bientôt la renommée de son héros ; et les Essais furent connus dans tous les pays où les lettres étoient florissantes. Alors les malheurs de la France et des infirmités douloureuses le déterminèrent à voyager. Il fut devancé en Allemagr et en Italie par une grande célébrité.

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Le journal de son voyage n'a été découvert ue

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deux siècles après sa mort; il est tout entier de sa main, et, sans fournir des détails très-curieux, il peut servir mieux que les Essais à faire connoître Montaigne et son caractère un peu trop personnel. Occupé d'une santé toujours souffrante, il avoit déjà visité les eaux minérales de la France. Il passe en Lorraine et delà en Suisse; enfin il arrive en Italie.

Cette belle contrée, éternellement vouée au génie de la gloire ou du malheur, étoit alors enrichie des travaux de Palladio et de Vignole, de Michel Ange et de Raphaël, de Jules Romain, du Corrège, du Titien et de Paul Véronèze. Comment ne lui inspira-t-elle aucun sentiment, aucune pensée sur sa gloire antique et sur les nobles efforts des Médicis pour lui assurer l'indépendance politique ou du moins la souveraineté des arts? Son journal n'est rempli que de minutieux détails sur les soins de sa santé et sur les honneurs qu'il reçut à son passage. En un mot, Florence, Bologne, Ferrare, l'Italie entière ne lui présentent que de muets monumens. Cependant l'aspect de Rome lui arrache un cri sublime de surprise et d'effroi. » Ce ne sont point là, dit-il, les ruines de Rome, >> mais son sépulcre. Le monde, ennemi de sa » domination, avoit premièrement brisé et fracassé toutes les pièces de ce corps admirable; et parce qu'encore tout mort, renversé et défi»uré, il lui faisoit horreur, il en a ensevely la » ne mesme. » Non, l'éloquence humaine n'a point té au-delà de ce magnifique tableau, et le grand tossuet pouvoit seul l'égaler.

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