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les moyens purement célestes. C'est à notre foi chrétienne, non à la vertu stoïque, de prétendre à cette divine et miraculeuse métamorphose.

Malgré ces déclarations si positives, déclarations que rien n'obligeoit Montaigne d'écrire et de multiplier dans son ouvrage, on l'a représenté comme le plus dangereux ennemi de la religion, et cette accusation méritoit sans doute un examen sévère. Une telle discussion pourroit-elle paroître frivole dans notre siècle? Ah! sachons respecter la mémoire de nos grands hommes et lorsqu'il faut se prononcer entre l'imposture et la vérité des sentimens qu'ils professent, ne souffrons plus que la postérité puisse dire: Il exista en France une époque où une pareille alternative étoit indifférente.

Néanmoins, ce que nous venons d'écrire pourroit être contesté; on trouvera même facilement dans Montaigne toutes les opinions que l'on voudra lui attribuer, à-peu-près comme on trouve dans les nuages toutes les conceptions d'une imagination préoccupée. En effet, si vous ne le jugez que sur ses opinions de morale spéculative, toujours vous le trouverez ondoyant et divers ; mais en morale positive ses principes sont invariables.

Depuis long-tems son livre est une source intarissable pour ses amis et pour ses ennemis; de graves écrivains y sont venus puiser quelquefois sans l'avouer. Les savans solitaires de Port-Royal y ont pris littéralement de solides argumens sur

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des doctrines de théologie ; le génie de Pascal n'a pas dédaigné de fortifier ses pensées sur la religion de tout ce que notre philosophe a écrit sur le néant de la raison humaine; d'autres moins heureux n'y ont cherché que l'erreur, et l'on peut y découvrir tous les paradoxes du philosophe de Genève sur les sciences, sur l'état de nature et sur l'éducation.

Montaigne qui vivoit dans le siècle des grandes découvertes faites en Amérique, raconte avec admiration tout ce que les voyageurs disoient des peuples sauvages : « Ils passent leur vie, dit-il, dans une admirable simplicité et ignorance, sans lettres, sans loy, sans roy, sans religion quelconque. N'est-ce pas ainsi que Rousseau disoit l'homme qui médite est un animal dépravé, comme si l'usage des facultés intellectuelles n'étoit pas l'état de nature pour l'être intelligent. De ce faux principe découlent nécessairement, contre les sciences, toutes ces vaines déclamations qui prouvent seulement qu'il est facile de revêtir un sophisme des couleurs de la vérité. Cependant Montaigne croyoit triompher en citant l'ignorance et les victoires des Ottomans qui venoient de renverser Bysance, et qui déjà se trouvaient en Italie; mais les barbares ne sont-ils pas sur le point d'être chassés au-delà du Bosphore par les nations civilisées! Il ne faut plus sans doute chercher dans les sciences la cause de l'affoiblissement des Empires; elle ne se trouve que dans la mollesse des gouvernemens et dans

la fausse direction donnée à l'éducation publique. C'est par l'éducation, en effet, que le monde se renouvelle, et c'est dans les épreuves d'une éducation forte et généreuse que les grandes ames se préparent. Aussi Montaigne, témoin des agitations de la France et de l'Europe entière, vouloit que, dès le berceau, l'enfance fût préparée aux nobles destinées de l'honime; observer ses premiers mouvemens, repousser la mollesse domestique, favoriser le développement du corps, voilà pour le premier âge. L'enfant devra étudier, non pour acquérir la science, mais la sagesse. Des exercices pénibles roidiront ses muscles, et le rendront insensible à la peine et à la douleur. Il s'accoutumera au silence et à la modestie. Des voyages étendront son jugement, régleront son imagination, détruiront ses préjugés. Il verra les usages, les lois et les mœurs; le monde sera son livre, l'histoire et les voyages lui apprendront la véritable philosophie, le but de l'étude et la limite de ce qu'il faut savoir ou ignorer. Les passions, les vertus, les vices tour à tour paroîtront et s'animeront devant lui; enfin il connoîtra, non par de stériles définitions, mais en réalité, le courage et l'opprobre, la modération et l'injustice, la servitude, la licence et la liberté. Alors et quand il saura tout ce qui apprend à bien vivre et à mourir, l'étude des sciences pourra succéder à celle des mœurs; tel est en général le plan de Montaigne, où l'on trouve presque tout l'Emile de Rousseau; mais l'examen de ce qui est commun

à ces deux philosophes s'éloigne de notre sujet, et l'expérience a jugé souverainement leurs théories.

L'éducation comprend les rapports de l'homme envers lui-même, envers la société, envers son auteur; ainsi tout systême qui omettra l'un ou l'autre, sera nécessairement vicieux. Tels sont ceux de Montaigne et de Rousseau qui, trop souvent, ont considéré leur élève hors de l'état social; qui, tous deux, méprisèrent l'étude et les sciences, et qui, tous deux enfin, négligèrent entièrement Péducation religieuse.

L'homme cependant n'existe que par la pensée et par l'ordre social; par la pensée qui seule peut P'élever au-dessus des animaux ; par l'ordre social dont les principes sont essentiellement émanés du ciel! Eh! comment la culture de la pensée pourroit-elle être séparée de l'éducation publique ? Hélas ! le prestige d'une imagination vive et d'une éloquence déréglée entraîna trop loin les admirateurs de ces deux philosophes, et l'on oublia trop long-tems que le siècle de Louis XIV avoit brillé sur la France; mais après avoir éclipsé les beaux siècles de Périclès et d'Auguste, la France n'affectera plus un superbe dédain pour leurs immortels génies, et l'aurore de nos enfans pourra s'embellir encore de tous les enchantemens de la Grèce. Je ne sais quel charme rappelle toujours notre imagination sur les rives poëtiques du Céphise et sur les sommets brillans d'Aonie. Oui, Athènes règne toujours par la puissance des souvenirs, et son ombre, qui s'élève sans cesse plus majestueuse

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sur la profondeur des siècles, semble enfin se consoler en voyant les jeunes Français admirer les titres de sa gloire, et se préparer peut-être à venger ses outrages.

La culture de l'esprit sera donc à jamais inséparable de l'éducation publique. Cependant, malgré les erreurs de Montaigne et de son disciple, leurs ouvrages contiennent des préceptes d'une grande sagesse pour l'éducation domestique. Tous deux, par une destinée commune, ils eurent de nom

breux adversaires et de nombreux admirateurs : succès qui prouve, sans doute, un génie et des fautes extraordinaires ; il faut donc les consulter avec une sage défiance, et ne les confier surtout qu'à l'expérience et à la raison.

Mais, pour ne parler que de Montaigne, son livre, comme il le dit lui-même, est un livre de bonne foi. C'est lui-même et lui seul qu'il a voulu peindre en sa façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice. Ses lectures. et ses études, ses affections, ses goûts, ses caprices, enfin ses actions les plus familières, tout de lui se trouve en cet ouvrage. On peut le blâmer, et avec raison, d'avoir occupé la postérité de choses qu'il ne devoit même pas confier à ses plus intimes amis. Laissons-le se justifier par l'autorité de quelques exemples respectables, et supprimons les objections légitimes qu'on lui oppose. Un reproche plus grave attire l'attention de l'homme de bien : c'est l'extrême licence de ses expressions. Pourquoi tous ces tableaux, que son âge au moins

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