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se demander quelle étoit la philosophie de Montaigne; eut-il d'autre philosophie que le scepticisme, et enfin quel étoit le scepticisme de Montaigne?

On a beaucoup vanté la puissance du doute : instrument utile s'il est sagement employé, c'està-dire s'il est uniquement appliqué aux sciences naturelles. Mais si vous le faites servir dans les choses morales, le scepticisme n'est plus qu'un instrument de destruction, à-peu-près comme ces verres merveilleux avec lesquels vous parvenez à dissoudre les diamans les plus purs. C'est ainsi en un mot que, sous le miroir destructeur du sceptique, les vérités morales les plus solides et les plus brillantes s'évanouissent.

Le scepticisme n'est qu'une foiblesse de l'esprit humain qui se courbe sous le poids des vérités qu'il ne peut supporter: triste systême de probabilité négative qui ôte à la vie toute sa dignité, toutes ses consolations et toutes ses espérances. Loin de moi, dira le sceptique, la pensée qu'un Dieu n'existe pas! Moi, foible atôme, jetté dans les espaces de l'immensité, j'irois donner des bornes à l'infini! Dieu existe sans doute et j'aime à le croire; cet ordre si régulier, si universel, excite sans cesse mon admiration et doit être la manifestation extérieure d'une intelligence suprême; mais pourquoi ne seroit-il pas une loi de l'univers lui-même, une modification nécessaire de cet univers, dont la seule existence me prouve aussi la nécessité..... Homme pusillanime! suis du moins

le vol de ta pensée; elle t'élevera malgré toi-même au-delà de cet univers qui ne pense point et qui ne peut t'avoir donné cette pensée qu'il n'a pas. Oui, dira-t-il encore, ma pensée prouve que l'homme est une créature intelligente, et mon ame est sans doute une émanation de la sagesse incréée. Toutes ces espérances magnifiques d'immortalité plaisent à mon cœur et agrandissent mon imagination. Cependant qu'étois-je avant de naître? que serai-je après ma mort? que devient cette ame dont la grandeur m'étonne, dont la foiblesse m'effraie tour à tour? Elle fut créée sans doute pour être immortelle ; mais la matière ne peut-elle recevoir de son auteur cette faculté de penser qui enfin semble naître, se modifier et se dissoudre avec elle ?... Ah! laissons de pareils doutes, résolus tant de fois. Ici la sagesse n'est pas de douter, mais de croire; et sur ces grandes questions qui intéressent l'ordre, le bonheur et les destinées du hugenre main, la Raison, dit Bayle lui-même, n'est propre qu'à faire connoître à l'homme ses ténèbres son impuissance et la nécessité d'une révélation.

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C'est ainsi que, dans le sein du paganisme, Platon demandoit si l'homme ne trouveroit pas enfin quelque promesse divine, quelque révélation, pour lui aider à traverser, comme sur un vaisseau qui ne craint point les tempêtes, la mer orageuse de cette vie! Oui, divin Platon, elle existoit cette promesse céleste que tu invoquois par toute la puissance de ton génie ; elle étoit promise cette révé

lation sans laquelle notre cœur et notre esprit s'égarent chacun dans un abyme; et ton ame, qui pressentoit le christianisme avant qu'il fût notifié au monde, oui, ton ame étoit créée immortelle.

Mais tel ne fut point le scepticisme de Montaigne. En vain ses adversaires s'écrient que son génie est de tout risquer, bon sens, religion, conscience, doctrine, pour faire valoir une pensée forte et une expression hardie. Tous les reproches, et nous ne voulons pas même dissimuler les plus graves, tous les reproches d'impiété tombent devant ce fait avéré, que s'il a souvent écrit sur des matières spéculatives, suivant les maximes d'une philosophie purement payenne, il s'est toujours prononcé nettement sur sa religion; et qu'en un mot il a vécu, il a pensé, il a écrit et il est mort en professant la foi de ses pères. Si l'évidence d'un fait aussi positif n'est pas démontrée par Montaigne lui-même, quel nom donner à cette franchise, à cette probité, à cette candeur qui l'a toujours caractérisé? Croirat-on qu'il fut tour à tour impie comme Lucrèce, et superstitieux comme le plus obscur pélerin de Lorette? ou enfin devons-nous retrouver en lui ce Gnostique fameux qui, dans les murs d'Alexandrie, osant revêtir le double sacerdoce de l'idolatrie et du christianisme, parvint à l'horrible bonheur d'envelopper son hypocrisie sous le manteau du génie et de la vertu ?

Le dévoir du panégyriste n'est point de faire l'apothéose de son héros, ni d'adorer téméraire

ment jusqu'aux passions même de sa nouvelle divini té. Culte honteux et frivole, vous n'étoufferez point sa conscience. Heureux de trouver des vertus à célébrer, ou de nobles exemples à rappeler, il ne déguisera ni les foiblesses, ni les fautes, lorsqu'il en pourra tirer des leçons salutaires; et alors même il dira comme cet ancien Je suis homme, et je ne sépare point un grand homme des erreurs de l'humanité.

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Et ce seroit bien vainement que dans un éloge public il feindroit d'oublier tout ce que ce philosophe écrivit de condamnable. La voix des Pascal, des Nicole, des Mallebranche, de Montaigne luimême et de tout l'avenir s'éleveroit contre lui. Louons donc Montaigne comme il voudroit l'être : il s'est représenté avec ses erreurs et avec ses fautes; imitons sa franchise, admirons son génie, aimons la noblesse de son ame, condamnons ce qu'il condamneroit lui-même.

Il est plus facile de louer ou de blâmer Montaigne que de l'entendre. L'un vantera sa candeur qui ne se dément jamais, l'ingénieuse application des pensées qu'il s'est appropriées, la liberté de son esprit, la variété de son style, la vivacité de ses images, l'abondance et la richesse de ses métaphores. Où trouver un jugement plus droit, une connoissance plus approfondie de nos inclinations et de nos misères ? En nous faisant connoître les hommes avec toutes leurs foiblesses, en nous apprenant tout ce qu'ils sont et tout ce qu'ils peuvent, c'est lui qui nous apprend l'usage de la

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bonne et de la mauvaise fortune. Ne semble-t-il pas né pour réformer les mœurs et redresser la raison? pour imprimer dans nos ames cette vigueur sans laquelle notre vie entière n'est qu'une onde qui s'écoule ? Toujours entre la crainte et l'espérance, toujours entraînés par les flots de nos passions, ne trouvons-nous pas la sagesse sur les pas de Montaigne? n'est-ce pas lui qui nous montre le port où viennent expirer tous les orages? Mais écoutons d'autres moralistes aussi graves. Pourquoi, nous disent-ils sans cesse, les Essais de Montaigne plaisent-ils à notre esprit ? ne seroit-ce point que le secret de sa vanité est le nôtre; que la mollesse de ses principes, le pyrrhonisme de ses opinions, son indulgence pour tous les plaisirs, son indifférence sur l'avenir, se trouvent toujours secrètement d'intelligence avec la corruption du cœur humain? Quelle vanité de n'entretenir ses lecteurs que de ses humeurs, de ses inclinations, de ses fantaisies, de ses maladies, de ses vertus et de ses vices! de ses vices, non pour les détester, mais pour les faire connoître. Il n'a d'autre morale que celle d'Epicure, et comme lui tous ses principes, toutes ses actions, toutes ses espérances. ne se rapportent qu'à l'égoïsme. Comme lui ses maximes n'ont qu'une fausse élévation et sont indignes de l'homme, puisqu'il ne recherche la vertu que pour la volupté. Un ancien philosophe nous représente cette volupté comme la reine du monde, assise sur un trône, ayant pour esclaves les vertus, et ne les occupant qu'à la

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