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» me presse enfin de dire pourquoi je l'aimois, je >> sens que cela ne se peut exprimer qu'en répon>> dant: parceque c'estoit lui, parceque c'estoit » moi. >>>

Avec quelle énergie persuasive et touchante il sait peindre tout le bonheur, hélas! si fugitif, qu'il trouva dans l'amitié! Quatre années sont à peine écoulées, que dans cet âge même où commencent à se développer les vastes pensées et les longues espérances, la Boëtie est frappé d'une maladie rapide et mortelle. Au septième jour les secours sont inutiles. Montaigne qui le voit lutter vainement contre la douleur et la mort, s'arme lui-même du courage qu'inspire la religion de l'amitié. « Je vous ai vu en santé, lui dit-il, tou>>jours rempli de sagesse et de prudence; songez >> dans cette maladie à porter la même prudence » pour vos intérêts les plus chers. » La Boëtie entend ce triste langage; il appelle sa jeune épouse et son oncle qu'il aimoit comme un père ; il les voit pâles et tremblants de sa mort prochaine ; il les affermit et les console. Accoutumé dans les sujets importans à s'exprimer avec dignité, jamais il ne déploya tant de calme, d'éloquence et d'autorité; malgré des épreuves aussi vives, il dicte ses dernières volontés en leur présence; et Montaigne y reçoit un noble gage de sa vertueuse et fraternelle amitié. Sa famille entière vient ensuite recevoir ses adieux; il parle à chacun de ses parens avec une gravité religieuse; leurs sanglots interrompent ses discours, touchante inspiration d'un

sage; et cependant lui seul conservant de la fermeté, trouve la force encore de rappeler un des frères de Montaigne à l'antique foi de ses pères. Enfin, le matin du dixième jour de ses souffrances, dans la 32.° année de son âge, il mourut, donnant à son ami un dernier regard, et à Dieu son dernier soupir.

Montaigne manda sur-le-champ à son père tous les détails de cet événement par une lettre qui ressemble à un fragment retrouvé de Plutarque. Ah! jamais la douleur et l'amitié n'ont inspiré de sentimens plus touchans, ni d'expressions plus nobles. De tels souvenirs s'effaceront-ils jamais de son cœur? « Si je compare ma vie entière, disoit-il >> encore long-tems après dans sa vieillesse, si je » la compare toute aux quatre années qu'il m'a » été donné de jouir de sa douce compagnie et » société, ce n'est que fumée, ce n'est qu'une >> nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je >> le perdy, je ne fais que traisner languissant, et >> les plaisirs mesmes qui s'offrent à moy, au lieu » de me consoler, me redoublent le regret de sa » perte. Nous étions à moitié de tout ; il me semble » que je lui dérobe sa part. »

Il avait trente ans lorsqu'il perdit son ami. Son père, dont il parle toujours avec une tendre vénération, gémissoit sur les malheurs de son pays; il ne concevoit pas d'autres sentimens sur la religion que ceux de ses aïeux. Dans sa vieillesse il crut devoir payer la dette d'un vrai Français, en combattant les nouveautés qui divisoient sa patrie,

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avec cette simplicité d'une ame loyale qui croit les armes des passions peuvent tomber à la simple voix de la raison. Il charge son fils de traduire et de publier un ouvrage composé depuis plus de 200 ans sur les dogmes du christianisme; foibles armes contre le fanatisme et la guerre civile. Ce livre, monument ignoré d'une théologie subtile et quelquefois profonde, fut le premier ouvrage de Montaigne.

A cette époque les impressions religieuses avoient encore une grande énergie; elles causèrent en Europe une révolution que Montaigne jugea en homme sage, et qui mérite d'être observée dans ses rapports avec la civilisation.

Toutes les révolutions modernes ont un même principe; elles semblent, par une sorte de fatalité, se reproduire à des époques régulières comme pour renouveler le monde; mais elles sont toutes liées à la cause du christianisme qui, suivant la pensée de Montesquieu, a constitué la force et la perfection de l'ordre social; et en effet ces révolutions ne se manifestent que dans les tems où il se trouve attaqué ou méconnu. Les trois premiers siècles présentent d'abord le spectacle imposant de la confédération du genre humain contre Rome idolâtre. Trois siècles après, Mahomet paroît, qui étend son glaive sur le monde ; l'Asie qu'il a subjuguée abandonne le christianisme; elle tombe dans la barbarie. L'Europe est menacée; mais Charlemagne relève le sceptre de Rome, et l'Europe est préservée de l'esclavage qui depuis a toujours flétri

l'Orient. Trois siècles encore, et les peuples entrainés par la puissance des émotions religieuses, se précipitent vers les rives du Jourdain; l'Europe pèse sur un point de la Palestine, et l'Asie étoit délivrée s'il se fût trouvé un grand homme. Trois nouveaux siècles s'écoulent; la ville de Constantin qui, par un schisme imprudent, s'étoit séparée de l'unité européenne, tombe avec la Grèce devant Mahomet second; le terrible Soliman pénètre dans l'Italie, et l'Europe frappée d'aveuglement semble l'appeller à consommer sa ruine en déchirant de ses propres mains le pacte religieux qui étoit le principe de sa force. Heureusement elle trouva Charles Quint pour la défendre contre les barbares, et François I. pour la défendre contre Charles Quint. Mais la réforme de Luther l'avoit divisée en deux camps ennemis qui, pendant trois siècles, ne posèrent presque jamais les armes; et ces trois siècles se sont terminés enfin la dissolution de l'état social, partout où le par christianisme n'étoit plus qu'un vain simulacre.

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La réforme de Luther n'a point été jugée encore avec la souveraine impartialité de l'histoire ; ainsi l'opinion d'un illustre contemporain ne doit être ni sans intérêt, ni sans autorité. Montaigne, en effet, qui n'a étudié l'homme avec tant de patience que pour dévoiler toute la profondeur de ses misères, et qui juge les fautes et les vertus sans prévention comme sans enthousiasme, qui, enfin, par l'indépendance autant que par la franchise de sa pensée, étoit enclin naturellement à la

censure de tout ce qui fut si violemment attaqué dans son siècle, sera cru sans doute s'il juge les réformateurs avec la plus énergique sévérité. Mais oublions des événemens qui appartiennent plus à l'histoire qu'à notre sujet, et suivons Montaigne qui va enfin se livrer au penchant de son génie.

Déjà il avoit quitté la magistrature. Il s'étoit marié à l'âge de 33 ans ; et son père lui abandonnant le château de Montaigne à l'occasion de ce mariage, favorisa son goût pour la tranquillité, pour la retraite et pour la philosophie; mais en peu d'années il s'étoit vu frappé dans ses affections les plus chères: d'abord dans son ami, bientôt dans son père, dans ses enfans et dans sa patrie. A quarante ans la vie a peu d'illusions, et l'homme éclairé qui a le malheur de vivre dans un siècle corrompu, est naturellement porté à s'isoler, à se créer comme une solitude au milieu de lui-même. Le mépris que lui inspirent ses contemporains s'étend peu à peu sur tous les hommes; entouré d'erreurs, de scandales ou de crimes, s'il résiste à la contagion qui l'environne, peut-être il cessera enfin de croire à la vertu. Pareil à celui qui, appellé souvent au lit des mourans, n'aperçoit plus l'étincelle d'immortalité qui anime encore la poussière dont il ne voit que la dissolution: tel fut trop souvent Montaigne écrivant son livre des Essais.

Avant d'examiner ce livre extraordinaire qui nous représente l'homme sous des rapports si affligeans, qui nous montre le cœur humain enveloppé tout entier dans l'égoïsme, il faut peut-être

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