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humain, que les Socrate, les Platon et les Cicéron. Ce seroit donc reculer vers l'enfance du monde que d'asservir l'étude de la sagesse à la philosophie des anciens. Les écoles de l'antiquité ne peuvent plus se renouveler sous le règne du christianisme et si l'on recherche avec franchise pourquoi Montaigne, disciple tour-à-tour de Platon et d'Epicure, de Zénon et d'Aristippe, rejeta successivement tous leurs systêmes, on en trouvera la cause dans la contradiction de tous ces systêmes qui l'avoient séduit, avec les principes qui ont dirigé son éducation, éclairé sa vie entière et soutenu ses derniers momens. Montaigne, parlant d'Epicure avec le même enthousiasme que Lucrèce, et du Christianisme avec une vénération que son horreur pour le mensonge ne permet pas de contester, semble présenter un phénomène inexplicable: cependant, au milieu de ces contradictions inséparables de l'humanité, l'étonnement cesse alors que l'on considère Montaigne comme il doit l'être, c'est-à-dire, appartenant par ses opinions et par ses penchans à cette philosophie des anciens qui étoit toute bornée au tems et à la terre ; apparnant de même par sa patrie, par son éducation par sa raison et par ses vertus, à cette sagesse que le christianisme seul a révélée au monde.

Il n'a jamais été observé sous ce double point de vue, et peut-être est-ce le seul moyen de le juger avec impartialité. Car, pourroit-on le dissimuler? s'il n'est point d'honnête homme qui ne desirât ses vertus, en est-il qui voulût approuver

toutes ses doctrines? Et parmi ceux même que Cicéron appelle les plébéiens de la philosophie, qui oseroit, dans les conseils publics ou dans le secret des familles, avouer ses maximes sur le suicide, ses erreurs sur la volupté, ou l'audace de ses expressions? Ainsi toujours juste et respectueux envers un homme dont notre patrie s'honore et dont la renommée a déjà reçu le sceau de l'antiquité, nous essaierons l'éloge de Montaigne : entreprise téméraire sans doute ; mais si elle devient ; sans gloire pour nous, puisse-t-elle ne pas être sans utilité pour nos jeunes contemporains!

Michel, seigneur de Montaigne, est né dans le château du même nom en Périgord, le dernier jour de février 1533. Il a vécu sous six rois ; il a vu les agitations de l'Europe, la renaissance des lettres et le grand schisme de l'Occident sous François I.er; les déchiremens de la France sous Charles IX et sous Henri III; enfin les nobles conquêtes de Henri IV sur l'anarchie ou sur les descendans de Charles Quint.

Montaigne eut le meilleur des pères, et sa maison paternelle étoit l'asyle héréditaire des vertus domestiques et de l'honneur. Il fut destiné dès l'enfance à la magistrature.

Une grande révolution avoit ramené le siècle d'Auguste. Les Médicis avoient ouvert leurs palais, comme autant de sanctuaires, à la philoso

phie exilée de la Grèce ; et nos rois qui, depuis

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long-tems, portoient en Italie leurs armes infatigables, y avoient connu tous les charmes, toute l'utilité des sciences, des lettres et des arts; ils appellèrent, ils protégèrent les savans dans leurs Etats; une jeunesse ardente et guerrière s'honoroit également de la poussière des camps et des écoles: enfin les plus illustres familles cherchoient à imiter les princes d'Italie; et le père de Montaigne, qui suivoit une impulsion si généreuse, recherchoit les savans avec empressement et les recevoit avec une religieuse vénération; mais son fils ne fut pas l'héritier de son enthousiasme : <<< Pour moi, disoit-il long-tems après, je les aime » bien, mais je ne les adore pas. >>

Cependant aucun soin ne fut oublié pour son éducation littéraire. Envoyé à six ans au collége de Guyenne, il savoit la langue latine, même en y entrant, parce que les précautions ingénieuses de son père avoient entouré son enfance de précepteurs qui ne lui parloient que latin : il se déroboit à tous les plaisirs pour lire les Métamorphoses d'Ovide; le latin étoit sa langue maternelle.

On pourroit trouver dans les Essais quelques détails sur sa vie et sur son enfance; mais nous ne devons parler ici que des traits qui décèlent son caractère. Né avec une indolence invincible on ne pouvoit l'arracher de l'oisiveté, même pour l'entraîner aux jeux de son âge. Sans autre défaut que sa langueur et sa paresse, on ne pensoit pas qu'il. pût devenir méchant; seulement on jugeoit qu'il seroit inutile. Cependant, malgré sa lenteur,

il avoit un esprit juste et solide. « Ce que je >> voyois, dit-il, je le voyois bien; et sous cette > complexion lourde, je nourrissois des imagina>>tions hardies et des opinions au-dessus de mon » âge. »

On n'a point de mémoires sur la jeunesse de Montaigne. On sait pourtant que son père lui fit obtenir la charge de conseiller du roi au parlement de Bordeaux. Faut-il répéter ici les reproches que lui adressent quelques savans de PortRoyal, d'avoir gardé un silence absolu à cet égard, tandis qu'il n'oublie pas même de nous apprendre qu'il avoit un page italien dans sa maison? Plaignons Montaigne, s'il est vrai que sa vanité fut humiliée de la toge du magistrat. Mais combien nous semble-t-il supérieur à une foiblesse de ce genre, celui qui, à vingt-six ans, devint le modèle de l'amitié la plus parfaite qui jamais ait honoré le cœur de l'homme !

Etienne de la Boëtie, conseiller comme lui au parlement de Bordeaux, s'étoit fait connoître par des poésies qui eurent alors beaucoup de réputation, par quelques morceaux traduits de Xénophon et de Plutarque; enfin par un traité de la servitude volontaire. Mais à cet âge même où trop souvent murmurent encore les orages de la jeunesse, il possédoit l'ame d'un sage. Eloquent et grave, nourri de ces maximes qui font naître de grands sentimens et de belles actions, né avec un esprit ferme, pénétrant et vaste, n'ayant de passion que la haine du vice, capable enfin de

tous les sacrifices dus au prince, à la patrie, à la religion, il donnoit, dans un siècle corrompu, des exemples généreux mais inutiles: pareil à ces marbres antiques trouvés sur des ruines, qui rappellent vainement à l'homme dégénéré le type inaltérable et pur de sa beauté primitive.

L'amitié est l'harmonie des belles ames; toute sa force est dans la raison et la vertu. Ses héros sont en petit nombre ; l'antiquité les a quelquefois relégués dans ses fables, comme si alors le cœur humain étoit peu capable de porter un sentiment si noble. Il n'en sera pas ainsi de Montaigne et de la Boëtie ; le premier, immortel par son génie, tous deux immortels par leur amitié ; et la postérité, venue déjà pour eux, les a placés parmi ces ames excellentes, rares et privilégiées, qui paroissent de loin en loin sur la terre, pour prouver que les passions ne sont pas tout l'homme.

<«<< Nous nous cherchions avant que de nous >> être vus, dit Montaigne. Nous nous embrassions » par nos noms; et à nostre premiere rencontre qui » fut par hazard, en une grande fește, nous nous >> trouvasmes si prins, si cognus, si obligez entre » nous, que rien dès-lors ne nous fut si proche » que l'un à l'autre, Ce n'étoit pas une spéciale con» sidération, ny deux, ny trois, ny quatre, ny » mille c'est je ne sçay quelle quintessence de >> tout ce meslange, qui ayant saisi toute ma vo» lonté, l'emmena se plonger et se perdre dans la » sienne, qui ayant saisi toute sa volonté, l'em» mena se plonger et perdre en la mienne. Si on

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