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D'abord, on ne voulait pas, en principe, que vous viviez en commune, ensuite, on a consenti à vous donner des terres de façon à ce que vous puissiez vivre ensemble, tout en vous conformant aux lois existantes; chaque homme adulte recevrait 160 acres, et pourrait les confier aux délégués au profit de toute la Société. Aux Indiens, dont les ancêtres vivaient ici avant tout autre peuple on a laissé, des régions indivises, mais à tous ceux qui arrivent maintenant, on ne donne la terre que d'après les lois en vigueur.

Ainsi, le gouvernement ne vous empêche pas de profiter de la terre en commun: c'est, dit-il, votre affaire; mais, si quelques-uns parmi vous préféraient la propriété personnelle (comme la plupart des Canadiens), vous ne pourriez les en empêcher que par la persuasion. mais non par l'intervention du gouvernement.

C'est ce qui a été dit il y a deux ans. Quelle réponse le gouvernement fera-t-il à présent, je l'ignore, mais songez bien qu'il ne sera pas facile de changer les lois foncières : le gouvernement ne peut le faire sans le consentement du peuple et la majorité ne partage pas vos opinions. Moi-même je pense qu'il est très bien que vous désiriez vivre en commune; mais si la commune ne peut exister qu'autant que les Doukhobors seront empêchés de recevoir la terre individuellement, je ne sais pas si ce sera très bien.

Vous écrivez encore que vous ne pouvez pas vous soumettre à l'obligation de déclarer les décès et les naissances qui se produiront parmi vous, parce que vous n'en voyez pas la nécessité d'après les lois de Dieu, et que les hommes, dites-vous, meurent également, qu'ils soient inscrits ou non; mais vous ajoutez que vous ne refuserez pas de répondre si l'on vous interroge sur le nombre des naissances et des décès. Je vous demande de bien réfléchir encore à cette déclaration. Pour ce qui est de la terre, non seulement je vous comprends, mais je sympathisavec vous. Au contraire, pour l'inscription des naissances et des décès, je ne vous comprends pas. Vous-mêmes, du Caucase avez demandé au gouvernement du Canada de vous indiquer l'endroit où vous tous (plus de 7.000) pourriez vous installer commodément sans déranger les autres habitants; or, le gouvernement n'a pu vous donner si vite et si équitablement satisfaction, que précisément parce que, au Canada, on tient un compte exact des terres, du nombre des habitants et du mouvement de la population. A présent, après avoir bénéficié de cette organisation vous écrivez, tout en remerciant d'abord le gouvernement, que vous ne voulez pas donner tel renseignement, non pas parce que c'est contraire à la loi divine, mais seulement parce que vous n'en voyez pas la nécessité d'après cette même loi. Il me semble que c'est bien différent. Vous savez que vous ne devez pas tuer et vous ne tuez pas; mais que le gouvernement vous demande des renseignements sur les naissances, vous les donnerez si l'on envoie quelqu'un chez vous pour les recueillir, et si l'on vous demande une fois par an de venir pour une déclaration, vous

dites que vous ne le pouvez pas. Je trouve que ce n'est pas bien. Si vous avez un motif sérieux d'opposer un refus au gouvernement, il faudrait l'expliquer plus clairement, et cela, de façon que non seulement le gouvernement du Canada, mais moi, les quakers et tous ceux qui s'intéressent à vous et vous montrent de la sympathie puissent tous savoir pourquoi vous refusez.

Reste la question des mariages. Je tombe d'accord avec vous, que le mariage n'est pas sanctionné par l'inscription sur le registre ou le paiement d'un impôt, et je pense que la conception que vous en avez est plus claire et plus juste que celle de la majorité des hommes qui vous entourent. Mais il me semble qu'il faut savoir ce qui est essentiel et ce qui ne l'est pas, et s'efforcer, au lieu de créer un désaccord avec ceux qui nous entourent, de vivre en bonnes et amicales relations avec tous; ainsi je crois, à propos des mariages, qu'on peut se conformer aux lois du Canada sans violer celles de Dieu.

Chez nous, chacun sait qui il épouse; quel mal y a aura-t-il donc si les nouveaux mariés, par respect pour les institutions du gouvernement, s'inscrivent dans les registres de l'état-civil et paient deux dollars? Vous pouvez bien déclarer que pour vous le mariage n'y consiste pas, et que vous ne donnez pas à l'inscription plus d'importance qu'à la déclaration des naissances et des décès. Quant au divorce et à l'adultère, les lois ne vous gêneront pas si vous vous en abstenez; personne ne vous demandera de divorcer, personne non plus ne vous empêchera de vivre à part s'il y a consentement réciproque du mari et de la femme. Ainsi on ne vous empêchera même pas de commettre l'adultère, bien que vous-même en fassiez un péché, et que je sois convaincu que c'est chez vous qu'il est le moins fréquent. Réfléchissez que si vos voisins apprennent que vous ne savez pas et ne croyez pas nécessaire de savoir si l'on est uni par le mariage, ils penseront que vous approuvez n'importe quelles relations entre hommes et femmes et cela vous nuira beaucoup aux yeux de tous. Ce sera même un obstacle à l'acceptation des vérités importantes pour lesquelles vous avez tant souffert. Je vous dirai encore: Au nom de Dieu, on doit s'abstenir de pécher, mais on ne peut, au nom de Dieu, refuser de se soumettre à des exigences qui ne sont qu'incommodes sans nous mener au péché. Mieux vaut faire une chose désagréable que de se quereller.

Je vous souhaite tout le bien possible et serai très heureux que l'exemple de votre vie soit utile aux Canadiens et les dispose à apprécier votre morale.

ALEXIS MOOD.

A cette lettre, les délégués des Doukhobors ont fait la réponse qu'on va lire et dont la copie a été envoyée au gouvernement du Canada par l'intermédiaire de l'agent des émigrants.

RÉPONSE A M. MOOD

Commune Kamenka, 20 septembre 1900.

Cher frère A. Frantzvitch,

Nous avons reçu votre lettre concernant notre requête au gouvernement du Canada. Cette lettre a circulé dans toutes nos communes et nous l'avons lue très attentivement, mais elle ne nous a pas causé le plaisir que nous éprouvons d'habitude quand on nous dit la vérité. Quand nous étions opprimés au Caucase, le gouvernement russe, maintes fois, nous a envoyé des émissaires qui, d'abord, commençaient par nous louer et nous exprimer leur sympathic et ensuite concluaient en disant que nous sommes des révoltés et de grands coupables vis-à-vis de l'autorité. A notre grand regret, nous avons remarqué la même chose dans votre lettre.

Vous écrivez que vous sympathisez avec notre désir de ne pas avoir de propriété foncière, et ensuite, comme pour nous forcer à y renoncer, vous dites que le gouvernement ne nous aidera pas à nous installer en communauté, qu'il est très difficile de modifier les lois foncières, et enfin Yous doutez aussi que notre désir soit bon parce que notre commune peut occasionner des violences de personnes et ne peut exister que si chaque individu est privé de la possibilité d'avoir une propriété foncière. Tout cela, il nous est très difficile de le comprendre et l'est d'autant plus si vous êtes sincère en disant que vous sympathisez avec nous, car alors pourquoi nous écrire comme vous faites et ne pas vous adresser au gouvernement du Canada en attestant la raison de nos vœux? De ceux qui nous sont vraiment sympathiques, nous sommes en droit d'attendre des paroles de réconfort, d'approbation, et non les paroles de blâme décourageantes que nous avons trouvées dans votre lettre. Tant que nous ne serons pas affaiblis et n'aurons pas perdu la foi dans notre œuvre, nous vous répondrons que jamais nous n'avons eu l'idée de demander au gouvernement son appui pour notre installation en commune. Nous avons voulu seulement qu'on ne l'empêchât pas. S'il est très difficile de modifier les lois foncières du Canada, la loi divine que nous voulons suivre avant tout est absolument immuable, et cette loi défend de partager la terre et de se l'approprier; quant à cette affirmation, que nous priverons quelques-uns de nos frères de la possibilité de sortir de la communauté et d'oublier les lois divines, pour devenir propriétaires fonciers, nous ne comprenons pas d'où vous l'avez tirée.

Vous nous exprimez une sympathie plus grande encore à propos de notre désir de laisser les questions nuptiales exclusivement dans le domaine de Dieu et de la conscience humaine.

Vous dites même que nos conceptions à ce sujet sont plus justes que celles de la majorité des hommes qui nous entourent, mais ensuite aussitôt vous le niez en disant que nous ne discernons pas l'essentiel de ce

qui ne l'est pas. et qu'au lieu d'être en relations amicales avec tous, nous cherchons à nous mettre en querelle. Et à ce propos, on peut déduire de vos paroles que vous nous conseillez à la fois de laisser nos unions nuptiales dépendre uniquement de Dieu et de la conscience et, par amitié pour ceux qui nous entourent, de les soumettre aux institutions humaines qui, on le sait, ne peuvent donner à ces unions leur vraie légalité. Il est reconnu que les lois humaines permettent et légalisent à chaque instant des unions nuptiales qui en réalité sont de vraies illégalités : mariages de lucre, de passions mauvaises, d'adultères, et les hommes qui appliquent les lois savent tout cela et cependant ne reconnaissent légaux que les mariages soumis à ces lois, si immoraux soient-ils, selon la vérité divine. Comment donc pourrions-nous soumettre nos relations nuptiales à des lois qui ignorent la vérité, et mettre même ces lois au-dessus de Dieu et de la conscience humaine? Non, nous restons convaincus que la soumission des unions nuptiales aux institutions humaines équivaut à la négation de Dieu et de la conscience humaine.

Ce n'est pas nous qui disons que les mariages parmi nous sont plus purs que chez les autres : vous-même en témoignez. Pourquoi donc voulez-vous que nous, qui avons des unions nuptiales plus pures sans les soumettre jamais aux institutions humaines, les y soumettions maintenant comme le font les hommes parmi lesquels ces unions nuptiales sont moins pures, selon votre propre témoignage? Cela ressemble-t-il à de la sympathie, surtout lorsque vous êtes prêt à nous soupçonner de chercher querelle à ceux qui nous entourent, parce que nous refusons de quitter le mieux pour le pire? Votre conseil de rester fidèles dans nos unions nuptiales non seulement à la loi de Dieu, mais aussi à celle des hommes nous rappelle ces temps où les premiers chrétiens souffraient les persécutions des autorités romaines. Alors les exécuteurs des lois humaines forçaient les chrétiens à adorer les idoles et les images des empereurs, en les menaçant des supplices en cas de désobéissance; les autorités trouvèrent un moyen pour convaincre les chrétiens d'obéir aux lois humaines qui sont en contradiction avec celles de Dieu. « Que vous importe de saluer une belle statue? disaient aux premiers chrétiens les hommes qui étaient chargés du rôle d'émissaires; pour cela vos têtes ne tomberont pas de dessus vos épaules, et vous ne perdrez rien, au contraire, à satisfaire aux demandes du gouvernement, vous conserverez votre vie, et pourrez servir votre Dieu autant que vous le voudrez? » Mais les chrétiens de l'antiquité comprenaient clairement que s'ils conservaient leur tête sur leurs épaules en obéissant aux lois du gouvernement, ils perdaient par contre un bien beaucoup plus précieux que la vie terrestre, qu'ils perdaient tout lien avec la vérité de Dieu, la pureté de la foi, source de la vie éternelle. Et ils ont refusé d'adorer les idoles et ils ont souffert les tortures et la mort. Mais le temps a passé et l'ennemi de l'homme a vaincu. Il a conduit, les faibles (et ceux-ci, par leur exemple, ont entraîné les forts) à agir de façon à plaire aux autorités et cela sans fâcher Dieu; il leur a appris que ce serait pour la forme qu'ils

s'inscriraient sur les registres de l'État, salueraient les idoles, paieraient aux fonctionnaires pour leur inscription, mais qu'en réalité ils ne salueraient pas. De ce temps, commence la chute du christianisme.

Vous écrivez encore que vous ne pouvez comprendre pourquoi nous refusons de faire nous-mêmes les déclarations d'état civil, alors que nous ne refusons pas de répondre à ce sujet si l'on nous interroge. Vous n'en voyez pas la raison et pensez que nous avons tort, et vous dites que, si nous avons une vraie raison d'agir ainsi, nous devons l'expliquer afin que tout le monde comprenne. Vous rappelez que vous avez demandé combien de nous désiraient émigrer au Canada, et dites que, maintenant, après avoir profité des avantages de la statistique, nous ne voulons plus nous soumettre à ses exigences.

Nous vous remercions de nous avoir montré notre erreur et nous vous expliquerons très volontiers ce qui dans notre requête n'est pas clair. Nous vous donnerons l'explication demandée dans l'espoir que vous aurez l'obligeance de la transmettre au gouvernement du Canada et à nos bienfaiteurs quakers qui, à en juger par vos paroles, s'intéressent à notre sort.

Nous pensons qu'il y a une grande différence entre la déclaration des renseignements statistiques et ce que demande de nous le gouvernement du Canada. Nous n'avons rien à reprendre à la déclaration des renseignements statistiques; nous pensons seulement, que, s'ils ne sont pas motivés par la nécessité directe, ils sont inutiles; néanmoins nous sommes prêts à donner pour la statistique tous les renseignements qu'on nous demandera. Mais nous savons bien que ce n'est pas ce qu'on attend de nous. Si l'on ne voulait que des renseignements statistiques, le gouvernement du Canada se contenterait de recevoir de nous chaque année le nombre des naissances et des décès, sans détails superflus et sans formalités à première réquisition nous donnerions ces renseignements. Mais nous savons que c'est autre chose qu'on exige de nous: on veut que, sous prétexte de statistique, chacun de nous s'inscrive volontairement, lui et sa famille, sur les livres du gouvernement, et par cela même reconnaisse le pouvoir des lois humaines et y soumette sa volonté et sa conscience. Mais c'est ce qui nous est insupportable.

Il nous faut vous expliquer à ce propos que ni nous ni nos ancêtres, comme nous le savons d'après leur vie, ne nous sommes jamais laissés juger par les institutions humaines, mais exclusivement par notre conscience et les conseils de nos frères. Jamais nous n'avons eu recours aux lois pour justifier nos mariages, ni aux tribunaux pour le divorce; nos vieillards seuls s'en occupaient et leur intervention consiste seulement en ce que, pour le mariage, ils conseillent de vivre dans l'affection et l'entente et, pour le divorce, tâchent de réconcilier les époux; tout le reste est laissé à l'appréciation des époux. De même nous n'avons jamais recours aux institutions et aux agents du gouvernement en ce qui concerne les biens. les fonctionnaires n'ont jamais mis aucun de nous en possession d'un héritage, personne n'a fait de partage par le

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