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tons telle invraisemblance sans nécessité (la fausse signature, par exemple) et, plus encore, certaines adresses qui ressemblent terriblement à des maladresses, telles que l'annonce de cette opportune maladie de cœur qui emportera la grand'mère, Mme Fontenais, et la rencontre de Stangy sur une cime providentielle de l'Alpe parricide. Enfin, pour ne rien oublier, déplorons qu'en son admirable dernier acte M. Hervieu, sans doute pour reposer nos sensibilités surmenées, ait cru devoir se livrer à des variations comiques sur les guides romanches. Et après, quand nous aurons encore relevé contre lui une demidouzaine de griefs analogues, ferons-nous que nous n'ayons pas été étreints d'une émotion si poignante qu'elle éveille dans notre mémoire reconnaissante le seul souvenir d'œuvres de Shakespeare ou d'Ibsen? Ah! si M. Hervieu n'avait pas voulu soutenir une thèse; s'il n'avait pas tenu à nous doter d'un symbole supplémentaire; s'il n'avait pas cru devoir généraliser une vue psychologique profonde, mais qui, d'être élevée indùment à la nécessité de loi, perd quelque chose de sa beauté; s'il s'était contenté simplement de nous faire assister à un drame particulier entre des personnages particuliers, Mme Fontenais. Sabine Revel et MarieJeanne, au lieu d'instituer un débat universel entre la grand'mère, la mère et la fille, quelle œuvre admirable il nous aurait donnée, digne d'être apparentée aux plus grandes, digne de prendre place à côté de ce chef-d'œuvre incomparable, le Roi Lear!

Et cependant, il y a un si beau courage intellectuel dans cette Course du Flambeau; la construction psychologique en est si inflexiblement ordonnée; les résolutions morales des personnages en conflit y naissent avec une nécessité si impérieuse des fatalités instinctives où ils sont asservis; ils sont tous, à la fois, si pitoyables d'être victimes, si lamentables d'être bourreaux ; il y a tant de cris de douleur dans leurs cris d'amour et tant de souffrance dans leurs bonheurs volés ; il est d'une si cruelle beauté d'art de dévoiler à quelles extrémités féroces se porte l'égoïsme des passions que nous voulions croire le plus désintéressées -que M. Paul Hervieu, avec cette ruvre incomplète et par endroits contestable, nous a certainement donné l'oeuvre la plus puissante de notre théâtre, depuis les Corbeaux.

Et quand nous lui décernons de tels éloges, nous sommes parfaitement conscients de tous les reproches qu'il est juste de lui adresser, dont le moindre, certes, ne sera pas celui qui concerne la forme indistinctement infligée par M. Hervieu à ses personages; ils parlent tous cette langue extraordinairemeiit abstraite et composite où des réminiscences du xvIIIe siècle se mêlent à un vocabulaire juridique exceptionnel que ne rendent point plus familier un certain nombre d'élégances empruntées aux formules cérémonieuses de la diplomnatic: toutes ces femmes expriment des sentiments très simples et très naturels avec une absence de naturel et de simplicité qui semble une gageure; et jamais l'amour et la colère n'ont fait un choix de mots plus rares pour manifester leur violence. Faut-il que les situations soient puissamment établies et les

heurts de passions fortement présentés pour que l'émotion ne soit pas atteinte d'une si choquante invraisemblance et que le plaisir d'art subsiste tout entier !

Nous ne saurions bien dire la joie inoubliable que nous avons due, ce soir-là, à Mme Réjane; dans sa prestigieuse carrière, elle n'a encore rien fait, même de loin, qui approche cette bouleversante création de mère crucifiée et parricide; pour tout dire en un mot très fort, elle a été digne de l'œuvre. Elle et cette admirable Daynes-Grassot, qui a supérieurement incarné un des plus farouchement vrais, un des plus saisissants personnages de vieille femme qui soient au théâtre, nous ont donné une émotion telle que peut-être nous devrons attendre de longues années avant de la retrouver.

Gymnase

Le public de la grand'ville est décidément un animal fort routinier; il n'admet pas qu'on se permette de l'amuser d'autre façon qu'il a coutume et il ne sait aucun gré à l'auteur audacieux qui tente de substituer aux procédés surannés, écœurants à force d'avoir servi, une forme de comique inédit.

20.000 Ames est la première comédie de cet humoriste charmant qu'est M. Franc-Nohain; pour la première fois cet écrivain ingénieux et fantasque s'essayait à présenter scéniquement une peinture caricaturale des petites mesquineries de tout ordre où s'absorbent toutes les petites villes françaises de 20.000 âmes, de 20.000 petites âmes. Tout de suite et parce que l'aventure vaudevillesque manquait et parce que l'histoire, un peu mince sans doute, ne tournait pas suffisamment à la bouffonnerie échevelée, le public s'est montré rétif. Si bien que M. FrancNohain, avec une philosophie où se percevrait facilement quelque ironique mépris, a cru devoir réduire à deux actes cette œuvre fantaisiste et narquoise qui primitivement en comportait trois. Telle qu'elle est aujourd'hui, elle n'excède aucune attention, même parmi les moins complaisantes et elle constitue un spectacle exquis plein de trouvailles du meilleur comique et d'un imprévu savoureux.

La fois prochaine qu'il abordera l'art un peu spécial de la scène, M. Franc-Nohain, averti, ne jouera plus la difficulté et, autour d'une intrigue congrue à quoi s'accrocheront les amateurs de petites histoires, son esprit alerte et mordant continuera à nous ravir; mais il aura pris la précaution préalable de s'assurer l'assentiment des intelligences élémentaires à qui ne suffit pas une parodie diverse et discrètement sarcastique des hommes et des choses d'au delà des fortifs.

20.000 Ames a trouvé en Gémier un interprète extraordinaire; il a rendu avec un bonheur singulier le subtil mélange de vérité et de fantaisie bouffe qui fait de l'anarchiste Jewnhomme un personnage appartenant en toute propriété à M. Franc-Nohain. A côté de lui, il convient de féliciter tout particulièrement MM. Arquillière et Noizeux dont le souple talent s'affirme chaque jour d'une façon plus heureuse. Et il

faut regretter que MM. Janvier, Frédal, Baudouin, Séruzier n'aient des silhouettes; mais ils font qu'on s'en souviendra.

que

Avant 20.000 Ames, nous avions eu le plaisir d'applaudir une alerte et cavalière comédie en un acte, la Joie du Talion. Les auteurs de cette fantaisie brillante, nos excellents confrères MM. F. Bloch et L. Schneider. ont bien de l'esprit. Ils nous doivent des comédies plus amples. Celle-ci, dont le tour ironique et le dialogue railleusement paradoxal ont été fort goûtés, n'a en effet qu'un défaut, capital d'ailleurs : elle est trop

courte.

Le Pain de Ménage de Jules Renard complète le nouveau spectacle. Ce n'est qu'une scène à deux personnages; ce n'est qu'un marivaudage, parfois mélancolique, entre un homme et une femme qui pourraient devenir des amants, qui ont même le goût de s'aimer, mais qui, mari et femme fidèles d'une dame et d'un monsieur qui restent à la cantonade, ne se laisseront pas séduire par ce caprice d'une heure et rentreront, chacun de son côté, dans la chambre conjugale, après avoir en imagination fané d'avance l'aventure où, s'ils étaient moins sages et moins soucieux des bonheurs dont ils ont la garde, ils auraient pu se laisser entraîner. Ce n'est qu'une scène et c'est l'histoire de toute une crise sentimentale, entre deux âmes qui sè valaient, qui étaient dignes de se comprendre, et qui, ravies de s'être rencontrées, auront épuisé d'un coup tout le bonheur indu qu'elles se pouvaient donner.

L'importance psychologique et morale de cet acte excède infiniment ses dimensions. Comme toutes les œuvres dramatiques de Jules Renard, il grave dans nos mémoires un certain nombre de pensées profondes, de réflexions singulièrement clairvoyantes, d'images de grand poète, voire de boutades humoristiques, avec un relief saisissant qu'elles doivent au privilège d'une forme impeccable.

Cette délicieuse artiste qu'est Andrée Mégard a su prodiguer les plus beaux sourires du monde et les inflexions de voix les plus caressantes pour persuader à son excellent partenaire Gémier que le pain de fantaisie, si doré, tentant et savoureux qu'il pùt ètre, préféré au solide, robuste, et loyal pain de ménage.

ne valait pas d'ètre

Ambigu

La presse quotidienne nous assure que le Petit Muet, drame en cinq actes et neuf tableaux de M. Henry Kéroul, est destiné à longtemps émouvoir le public spécial des Deux Gosses et des Deux Orphelines. Résignons-nous donc, bien que ce petit muet, opérant tout seul, ait tout de mème deux fois moins de chances de forcer les cœurs plébéiens et d'en cambrioler les trésors d'émotion. Toutes les fausses clés drama-. tiques et toutes les pinces-monseigneur sentimentales sont bien enployées selon les méthodes techniques; mais le tour de main n'y est pas. Ah! qui nous délivrera du mélodrame larmoyant! qui saura restaurer le drame d'aventures!

De celle-ci, il n'est que juste de retenir les noms de quelques artistes; ceux de Mlles Reyé, dont le succès a été très vif et très mérité, Barbier, artiste extrêmement intéressante et destinée à des rôles moins élémentaires, Reine Roy, fort touchante en Yvonne Patureau;, et ceux de MM. Laroche, Modot, Hemery, Lassalle et Liezer, qui, après tout, ne sont pas responsables de ce qu'on leur fait jouer.

ROMAIN COOLUS

DEUX AUTEURS DRAMATIQUES

Nous voulons considérer la pièce de M. Paul Hervieu dans une intention particulière, qui est de déterminer, d'après cette pièce, la nature des croyances philosophiques de l'auteur, la famille éthique à laquelle il appartient.

Tout d'abord, une telle intention est-elle raisonnable? En général, non. Prétendre déterminer, d'après sa pièce de théâtre, la nature des croyances philosophiques d'un homme, cela est en général déraisonnable, étant donné que, si, d'une part, il est indéniable que la nature de ces croyances entre en facteur dans la composition d'une pièce de théatre comme dans celle de chacun de nos gestes, d'autre part, il est clair que l'expression de ce facteur est exposée, chez la plupart des auteurs, à être singulièrement adultérée par la préoccupation qu'ils ont de satisfaire au besoin de succès ou d'argent ou encore au besoin de présenter leurs idées sous une forme artistique et vraisemblable. L'absence évidente. dans la pièce de M. Iervicu, de préoccupations de ce genre nous autorise à penser que, dans ce cas particulier, il n'est pas déraisonnable de considérer cette pièce en tant que symptome fidèle et immédiat de la tendance philosophique de son auteur.

Cette tendance nous semble comporter trois éléments :

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I. Croyance à une volonté métaphysique. Certains enfants sont ingrats, certains parents sont sacrifiés. C'est là, diront les gens terre-àterre, l'effet d'une certaine sensibilité déterminée par une certaine éducation, déterminée elle-même par une certaine « table de valeurs morales » particulière à notre temps et à notre pays et susceptible de transformation; c'est aussi l'effet d'un arrangement social modifiable. Non, dit M. Paul Hervieu, c'est là un effet de la volonté du « génie de l'espèce »> (1): divinité métaphysique qu'avait déjà cru distinguer Schopenhauer

(1) « Métaphysique de la sociologie », tel pourrait être le sous-titre de la Course du Flambeau. (C'est le sous-titre de la Cité Moderne de M. Izoulet dont certaines pages doivent ravir M. Hervieu.) Or, étant donné que, d'une part, le seul sens raisonnable du mot « métaphysique » c'est abstraction ultime fondée sur des données positives », et que, d'autre part, la sociologie est compréhensive de toutes les sciences, il s'ensuit que la métaphysique de la sociologie », raisonnablement entendue, c'est la plus profonde loi contenue dans le domaine scientifique. C'est en un mot une chose telle que, le jour où le savant l'aura trouvée, il n'aura plus qu'à se croiser les bras. Donc, prétendre avoir trouvé aujourd'hui la métaphysique de la sociologie, cela prouve que le mode visuel dont on releve ce n'est certainement pas celui des hommes raisonnables. J'ai peur pour MM. Hervieu et Izoulet que ce soit celui des hommes de génie.

en voyant des hommes grands aimer des femmes petites, et qui semble singulièrement mal obéie si l'on en juge par le nombre respectable des hommes grands qui aiment des femmes grandes, des enfants qui laissent d'être ingrats et surtout des parents qui laissent d'être sacrifiés (1). Notons en passant que cette croyance de l'auteur à une loi métaphysique explique immédiatement la forme de son théâtre et l'attitude des divers publics à l'égard de cette forme. Cette loi que l'auteur croit avoir distinguée, il veut la rendre sensible: c'est là son seul but. A cet effet, il confectionne des symboles représentatifs des différents termes de la loi (ici la « sacrifiée », chose en soi, l'« ingrate », chose en soi), puis il assujettit ces symboles à gesticuler rigoureusement et uniquement suivant la logique de ladite loi (2). D'où il suit que: 1o le public « philosophique », lequel s'attend à assister à la recherche de la solution d'un problème, est tout désappointé d'assister à la tentative de vérification d'un théorème, énoncé à l'avance comme juste; que, si ce théorème en effet lui paraît juste, la vérification lui en semble fastidieuse; que, s'il lui paraît faux, la vérification lui en semble arbitraire; 2o le « gros » public, lequel, dans son béotisme, s'imagine que l'auteur le convie au spectacle de la réalité, se plaint d'être lésé, déclarant que la réalité est bien autrement complexe et qu'elle se refuse à tenir dans une formule de deux lignes.

II. Cette volonté métaphysique a pour attributs : l'inflexibilité et la cruauté. En ce qui concerne l'« inflexibilité », on peut dire que l'auteur n'avait pas le choix : on se représente mal un homme qui, concevant une volonté métaphysique, ne la concevrait pas inflexible. — II n'en est pas de même pour la « cruauté » : concevoir des volontés métaphysiques non cruelles et même caressantes, cela est possible: les Grecs l'ont prouvé. L'attribution de la cruauté constitue donc ici un trait psychologique nouveau: M. Hervieu est un métaphysicien pessi

miste.

III. Cette inflexibilité et cette cruauté sont de la part de l'auteur l'objet d'un culte. - Là encore, il y a un trait indépendant des précé

(1) Tout le monde conviendra que pour un public anglais par exemple, étant donné quels sont en Angleterre les rapports économiques et moraux de parents à enfants, la pièce de M. Hervieu est lettre morte; que, plus généralement, la « loi » qu'il signale, si tant est qu'elle s'exerce quelque part, ne s'exerce pas au delà de la frontière française. Pour une loi « scientifique », c'est insuffisant. A la vérité, M. Hervieu est d'une parfaite bonne foi; seulement, par une conformation d'œil commune à beaucoup de ses concitoyens, il prend la France que dis-je ? quelques familles françaises ! pour l'humanité.

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(2) L'état d'esprit qui préside à la construction de ce théâtre algébrique a été divulgué avec toute la candeur désirable par Victor Hugo (Préface de Lucrèce Borgia). « Prenez la difformité physique la plus hideuse, la plus repoussante...; placez-la où elle ressort le mieux...; et puis, jetez-lui une âme et mettez dans cette âme le sentiment le plus pur qui soit donné à l'homme, le sentiment paternel. Qu'arrivera-t-il? C'est que ce sentiment sublime, chauffe selon certaines conditions, transformera sous vos yeux la créature dégradée...; c'est que l'Être difforme deviendra beau... » Et plus loin: « A ceux qui trouvent, par exemple, que Gennaro se laisse trop candidement empoisonner par le duc, l'auteur pourrait demander si Gennaro, personnage construit par la fantaisie du poète, est tenu d'être plus vraisemblable que, etc., etc. >>

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