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personnes, tombe à genoux el maintenant c'est elle tout entière qui gémit...

Mon cœur était douloureusement fraternel à cette désolation du peuple: je me jetai aussi à genoux et oubliai tout. Quand je revins à moi, l'église était vide, toutes bougies étaient éteintes ; seule une petite lampe brûlait devant la sainte image de la Reine du Ciel. Sous cette faible lumière, l'expression de son visage changeait il n'était plus miséricordieux mais indifférent et peut-être sévère.

Je sortis de l'église avec le faible espoir de rencontrer quelqu'un. Hélas! autour de moi, même silence et même solitude. Comme auparavant, le ciel était obstinément gris: comme auparavant tombait une pluie serrée, les feuilles étaient jaunes et le vent, insupportablement, courbait jusqu'à terre les branches nues des saules et effrayait l'âme par un sifflement monotone.

VII

Le cadre de mes souvenirs s'élargissait. Devant moi passaient des pays lointains oubliés depuis si longtemps qu'il me semblait ne les avoir jamais vus; des forêts sauvages et des luttes dans lesquelles aux hommes se mêlaient des animaux. Mais c'étaient de vagues croquis, sans aucune image précise. A travers ces tableaux circulait une petite fille en robe bleue qui depuis longtemps m'était connue. Durant ma dernière existence, elle m'était rarement apparue en rêve, mais toujours ces rêves m'avaient semblé de mauvais augure. Elle avait dix ans; elle était maigre, pâle, pas jolie, mais ses yeux étaient remarquablement noirs et profonds et leur expression n'avait rien d'enfantin. Parfois ils exprimaient une telle angoisse qu'à rencontrer son regard, je m'éveillais immédiatement inondé d'une sueur froide et le cœur battant. Il m'était impossible de me rendormir, et, pendant plusieurs jours, je restais étrangement nerveux. Maintenant, je suis convaincu que cette fillette a existé, que je l'ai connue jadis ; mais qui était-elle ? Ma fille, ma sœur ou une étrangère, et pourquoi ses yeux navrés d'une souffrance surhumaine? Quel bourreau avail torturé cette enfant? Moi peut-être, et cela eût expliqué pourquoi son apparition dans mes rêves revêtait le caractère d'une punition. Chose étrange, de tous mes souvenirs, aucun n'était gai, mes yeux spirituels ne voyaient que des pages de douleur et de cruauté. Il y a eu sans doute dans mes existences des

jours joyeux, mais en très petit nombre, faut-il croire, puisqu'ils ont disparu, enfouis dans un océan de souffrances, et si c'est ainsi, pourquoi? On ne peut admettre que la vie soit faite pour la seule souffrance; elle doit avoir quelque autre but; mais le connaîtrai-je jamais? Au prix de cette ignorance, mon état actuel, c'est-à-dire l'immobilité et la tranquillité absolue, devrait me sembler le bonheur, et pourtant, dans tout ce chaos de souvenirs indécis, de pensées éparses, je sentis s'affirmer en moi un sentiment étrange et qui m'attirait encore dans ces régions de ténèbres et de douleur d'où je venais de sortir. Je voulus résister à cette attirance, mais elle se fortifia, vainquit tous mes arguments et enfin se manifesta à nu comme le désir passionné et incoercible de vivre.

VIII

Oh! vivre! seulement vivre! je ne demande pas la continuation de mon existence passée; peu m'importe comment renaître, prince ou moujik, riche ou mendiant. Les hommes disent : l'argent ne fait pas le bonheur, et néanmoins ils tiennent pour le bonheur ces biens de la vie qui s'achètent par l'argent. Cependant, le bonheur n'est pas dans ces biens, mais dans la satisfaction intérieure. Où commence et où finit-elle ? Cela dépend de la condition, du milieu. Le mendiant qui tend la main pour avoir un kopek et reçoit un rouble éprouve peut-être plus de joie que le banquier qui en gagne à l'improviste cinquante mille. Les préjugés d'éducation avaient pu me masquer la relativité du bonheur; mais maintenant qu'ils se sont évanouis, je vois tout d'un œil perspicace. J'aimais passionnément l'art et je pensais que le sentiment esthétique est fonction de la haute culture. Mais qu'est-ce que l'art? La notion de l'art est aussi conditionnelle que celle du bien et du mal: chaque siècle, chaque pays définit à sa façon le bien et le mal; ce qui est vertu ici est crime là-bas. Et en matière d'art, il faut tenir compte, non seulement du temps et du lieu, mais des goûts individuels. La France, qui se considère comme le pays le plus cultivé qui soit, a méconnu Shakespeare jusqu'au XIXe siècle. On citerait maints exemples semblables, et je ne crois pas qu'il y ait de mendiant ou de sauvage en qui ne brille parfois le sentiment de la beauté, mais leur conception de l'art est différente de la nôtre. Il est très probahle que le moujik qui, par une chaude soirée de printemps, s'assied

sur l'herbe près d'un gratteur de cithare ne goûte pas un plaisir moins vif que le professeur de Conservatoire qui entend, dans une salle surchauffée, une fugue de Bach.

Oh! seulement vivre, voir seulement des visages humains, entendre de nouveau le son de la voix humaine, entrer de nouveau en communion avec les hommes, avec tous les hommes, bons et mauvais! Mais y a-t-il au monde des hommes absolument mauvais ? A tenir compte des conditions d'ignorance et de faiblesse dans lesquelles les hommes sont destinés à vivre, à agir, on s'étonnerait plutôt qu'il y ait parmi eux des justes. L'homme ne sait rien des choses essentielles : il ignore pourquoi il naît, pourquoi il vit, pourquoi il meurt ; il oublie ses existences passées et ne pressent pas les futures? Et veut-il sortir des ténèbres, s'efforcer de comprendre, essayer d'améliorer son existence, ses efforts sont vains, ses inventions, même géniales, ne résolvent pas une seule des questions qui le troublent. De toutes parts, il se heurte à d'infranchissables limites. Par exemple, il sait, qu'outre la terre, existent des planètes, des mondes; par la mathématique, il sait que ces planètes se meuvent, il sait quand elles s'approchent ou s'éloignent de la terre; mais y a-t-il là-bas des êtres semblables à lui? sur ce point, il en est réduit aux hypothèses; assurément il ne saura jamais à quoi s'en tenir, et cependant, il espère et il cherche. Sur l'une des plus hautes montagnes d'Amérique, on projette d'allumer un foyer électrique qui soit un signe aux habitants de Mars. Ce foyer, n'est-il pas touchant de naïveté enfantine!

Oh! je veux revenir parmi ces pitoyables, patients et chers. êtres. Je veux vivre de leur vie. Je veux de nouveau me mêler à leurs querelles, à leurs petits intérêts qui leur paraissent si vastes; j'aimerai nombre d'entre eux, je lutterai contre quelques-uns, je haïrai les autres, mais je veux cel amour, cette haine, cette lutte.

Oh! seulement vivre! Je veux voir le soleil se coucher der rière la montagne, le ciel bleu se ponctuer d'étoiles, les vagues courir, crêtées d'écume, sur l'étendue de la mer, je veux me jeter dans un canot à l'encontre de la tempête ; je veux, sur une troïka vertigineuse, traverser le steppe neigeux; un couteau au poing, je veux lutter contre un ours; je veux goûter à tous les émois de la vie, je veux voir l'éclair cingler le ciel, et le vort scarabée grimper sur les ramilles; je veux humer l'odeur du foin coupé je veux entendre garruler le rossignol dans les lilas, les grenouilles coasser sur l'étang, les cloches sonner à toutes

volées sur les campagnes, et les drochkas rouler sur le pavé; je veux entendre les triomphants accords d'une symphonie héroïque, et les stridulations d'un chant tzigane.

Oh! seulement vivre! seulement pouvoir respirer l'air de la terre, prononcer une seule parole humaine, crier, crier...

IX

Et soudain j'ai crié, crié à pleins poumons, crié de toutes mes forces; une joie folle m'a empoigné à ces cris; mais le son de ma voix m'a étonné ce n'était pas ma voix ordinaire, c'était un cri faible, grêle. J'ai ouvert les yeux, la lumière cruelle d'un matin glacial m'a presque aveuglé. Je me trouvais dans la chambre de Nastasia. Sophie Franzovna me tenait dans ses mains. Nastasia était au lit, toute rouge, entourée de coussins et respirait péniblement.

Ecoute, Vasintka, prononçait la voix de Sophie Franzovna, grimpe comme tu le pourras dans le salon et appelle Séméon pour un moment.

Mais comment pourrais-je passer, petite tante? répondit Vasintka. On est sur le point d'emmener le prince : c'est plein d'invités.

Vas-y quand même. Après tout, c'est le père.

Vasintka disparut, et, un instant après, revient avec Séméon; il était en frac noir, avait un crêpe au bras, et tenait à la main une grande serviette.

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Quoi ? demanda-t-il de l'air d'un homme fort pressé.

Tout va bien, je vous félicite, prononça triomphalement Sophie Franzovna.

Grâce à Dieu! dit Séméon qui, sans me regarder, s'éloigna en courant. Un garçon ou une fille ? demanda-t-il, déjà dans le couloir.

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Un garçon, un garçon.

Grâce à Dieu! répéta Séméon, et il disparut.

A ce moment Judichna achevait sa toilette devant une commode sur laquelle était une vieille glace dans un cadre de cuivre. Tout en se couvrant la tête d'un mouchoir noir pour aller à la levée du corps, elle jeta un regard indigné sur Nastasia :

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Tu as bien pris ton temps, il n'y a pas à dire... On emmène

le prince et juste à ce moment, elle se décide à accoucher. Que le diable...

Judichna cracha avec mépris, ct, faisant le signe de la croix, sortit dans le corridor.

Nastasia ne répondit rien, mais elle sourit d'un sourire heureux. Et moi, on me lava dans une bassine, on m'emmaillotta et l'on me mit au berceau. Je m'endormis immédiatement comme un voyageur fatigué d'une route longue et pénible. Au bout de quelques heures je m'éveillai. J'étais un être sans force, sans raison, dévolu à la souffrance.

J'étais entré dans une nouvelle vic.

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