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Ensuite, à pas timides, entra mon vieux camarade Michel Svieguine, brave homme très viveur. Au commencement d'octobre, il était venu chez moi, m'avait expliqué sa grave situation el m'avait demandé, pour deux mois, cinq mille roubles qui devaient le sauver. Après quelque hésitation, je lui signai un chèque; il me proposa un billet à ordre, mais je lui répondis que ce n'était pas nécessaire. Naturellement, au bout de deux mois, il ne put me payer et commença à m'éviter. Durant ma maladie il envoyait de temps en temps demander des nouvelles de ma santé; lui-même ne se montra jamais. Comme il s'approchait de mon cercueil, je lus dans ses yeux les sentiments les plus divers: la tristesse, la honte, la peur, et même, là-bas, tout au fond des yeux une petite joie à la pensée qu'il avait un créancier de moins. Mais cette pensée même le rendit tout honteux, et il se mit à prier avec ardeur. Une lutte s'engageait dans son cœur d'une part, il était tenté de faire sur l'heure la déclaration de sa dette; d'autre part il se disait : « A quoi bon faire cette déclaration puisque je ne peux payer. Je me libérerai plus tard... Mais peut-être quelqu'un a-t-il connaissance de cette dette; peut être est-elle inscrite sur quelque carnet?... Il faut l'avouer immédiatement ».

D'un air trés résolu, Michel Svieguine s'approchait de mon frère et se mettait à lui parler de ma maladie. Mon frère répondait comme à contre cœur et en regardant d'un autre côté; ma mort lui donnait le droit d'ètre distrait et revêche.

Voyez-vous, prince, commença Svieguine en hésitant, j'étais débiteur du défunt.

Mon frère devint attentif et le regarda interrogativement. - Je voulais dire que j'avais de grandes obligations envers feu Dmitri Alexandrowitch. Pendant de longues années...

Mon frère se détourna de nouveau, et Michel Svieguine revint à sa place; ses joues rouges étaient agitées d'un tressaillement : ses yeux exploraient la salle. timides. Pour la première fois depuis ma mort je regrettai de ne pouvoir parler; j'aurais tant voulu lui dire : « Garde ces cinq mille roubles, mes enfants ont assez d'argent.

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Le salon fut bientôt plein, les dames entraient, la plupart deux par deux, et s'immobilisaient le long du mur. Presque personne qui s'approchât de moi je faisais horreur à tout le monde. Les dames les plus intimes demandaient à mon frère si elles pouvaient voir ma femme; mon frère, saluant silencieusement, leur montrait la porte du salon. Instinctivement elles

s'arrêtaient au moment d'entrer puis, baissant la tête, elles se plongeaient dans le salon comme les baigneurs qui, après une courte hésitation, piquent une tête dans l'eau froide.

A deux heures, le Tout-Pétersbourg était là. Si j'eusse été vaniteux, l'aspect de la salle m'eût fait grand plaisir; il vint même des personnages si considérables que mon frère, instruit de leur arrivée, se précipita à leur rencontre dans l'escalier.

J'ai toujours entendu avec attendrissement la messe des morts, bien que, de longues années, elle me soit restée incompréhensible. «< La vie infinie » me troublait surtout; cette expression, dans cette messe, me semblait une ironie: maintenant ces paroles ont pour moi un sens profond, moi-même ai vécu cette vie infinie; moi-même ai vécu là « où il n'y a ni maladie, ni douleur, ni soupirs », et, de fait, les soupirs terrestres me semblaient maintenant quelque chose d'étrange, d'incompréhensible. Quand le chœur chantait : « Les sanglots sur le cercueil »>, comme en réponse on entendait dans les coins de la salle des sanglots contenus. Ma femme se trouva mal de nouveau; on l'emmena.

La messe finissait. D'une voix basse le diacre prononçait : <<< Dans l'heureux sommeil...»; mais à ce moment il se produisit quelque chose d'insolite la salle devint toute sombre, comme si le crépuscule était descendu sur la terre; je cessai de distinguer les personnages, je ne voyais que des figures noires. La voix du diacre s'affaiblit puis se tut; les cierges s'éteignirent; tout disparut pour moi, et je cessai à la fois de voir et d'entendre.

(A finir).

Traduit du russe par J. W. BIENSTOCK.

A. N. APOUKHTINE.

Quand on examine le relevé officiel des grèves ouvrières on constate que l'une des causes principales de ces conflits réside dans la fluctuation. des salaires l'ouvrier réclame une augmentation, ou s'oppose à une diminution. Il n'a guère d'autre moyen de défendre ses intérêts que celui de paralyser momentanément la production.

D'autre part quand on étudie le mécanisme de la productivité on constate que la grève, la cessation du travail, ne résulte pas uniquement d'une action concertée des salariés, mais aussi, et fréquemment, d'une préméditation individuelle ou d'une entente collective de patrons, de commerçants, de grands et petits exploitants. Ces actes ont pris, suivant les cas. les noms de coalition ou de lock-out.

En général ils ont pour objet, soit de s'opposer à une baisse des prix de vente, soit de diminuer les frais généraux en réduisant les salaires, soit, plus carrément, de fermer des usines et des ateliers.

Ces actes sont loin d'être exceptionnels. Si on en parle peu c'est parce que les préoccupations de la politique pure ont absorbé les esprits, et fermé les yeux du plus grand nombre sur les questions fondamentales.

Or nous allons montrer que les grèves patronales ont joué un rôle considérable au dernier siècle. On verra que si elles ont été souvent fructueuses ou seulement efficaces, pour leurs promoteurs, leur répercussion sur la démocratic ouvrière a été profonde et désastreuse.

Si l'on s'en tenait aux seules indications fournies par l'Office du travail du ministère du Commerce on ne manquerait pas de dire que les grèves patronales sont de peu de conséquence au regard des grèves ouvrières (1). Nous ne connaissons, en effet, les résultats que depuis l'année 1893 date des premiers relevés très incomplets de ces conflits. Mais je montrerai, plus loin, les formes déguisées des grèves patronales. On verra que par l'étendue, la profondeur, l'intensité et l'universalité ces grèves peuvent rivaliser avec les grèves ouvrières.

Pour l'instant relevons simplement les petites grèves patronales visibles et classées.

En 1893 les bouchers d'Abbeville, de Besançon, de Nîmes, les boulangers de Marseille et de Propiano (Corse) se mettent en grève au sujet de certaines contestations sur la taxe de la viande et du pain.

En 1894 les bouchers de Clermont-Ferrand; les boulangers de Lave

(1.) C'est la réponse qui m'a été faite par M. Finance, le collaborateur principal de M. Fontaine à l'Office du Travail.

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lanet (Ariège), de Barcelonnette (Basses-Alpes) de Arreau (IIautes-Pyrénées) arrêtent la vente pour des motifs analogues. Les patrons carriers de Nantes font grève à cause des surtaxes d'octroi. A Marseille 700 patrons de barques s'opposent à une taxe sur les sardines. La grève atteignait 2,700 ouvriers. Elle triompha.

En 1895 une corderie d'Abbeville suspendait le travail à la suite d'une contravention dressée par l'inspecteur du travail pour prolongation excessive de la journée de travail. La grève atteignait 280 ouvriers dont 154 femmes et 60 enfants. A la suite d'une intervention des autorités le patron obtint l'autorisation de prolonger la journée de travail en été.

A Bruyères, dans les Vosges, les bouchers ferment leurs boutiques pour protester contre un nouvel arrêté municipal relatif à la vérification du bétail et des viandes.

A Aramon (Gard) les boulangers refusent de vendre parce que la municipalité ne veut pas consentir à augmenter le prix du pain.

En 1896 à signaler à Paris un lock-out de typographes. On remplace 13 ouvriers, dans une imprimerie, par des femmes, ce qui permet de réduire les salaires. Aucune discussion n'a précédé le renvoi des ouvriers qui ont été indemnisés par leur syndicat et leur fédération.

A Roubaix, lock-out d'ouvriers tisserands ayant chômé volontairement le lendemain des élections municipales. Aucun ne fut repris. A Toulouse, lock-out d'ouvriers chapeliers. A la suite de l'installation d'un outillage mécanique, le travail aux pièces avait été remplacé par le travail à la journée pour les apprêteurs, à raison de 5 francs par jour; les ouvriers ayant demandé par l'intermédiaire de leur syndicat, le rétablissement des anciennes conditions, cela leur fut accordé. Mais huit jours après, les apprêteurs et les fouleurs furent congédiés; 12 femmes ayant pris fait et cause pour eux, furent également remplacées.

A Gleizé (Rhône), lock-out de fondeurs en cuivre. Les ouvriers demandaient la suppression du travail aux pièces. Le patron ferme l'usine sans les prévenir. Il la rouvre deux jours après, mais pendant tout le mois de juin, il n'occupe que quelques manœuvres. Ses autres ouvriers mouleurs, tourneurs, ébarbeurs, racheveurs, noyauteurs, polisseurs, quittèrent Gleizé pour chercher du travail à Lyon, Mâcon, Roanne. Au 1er juillet il n'en restait plus que 15 sur 48. Cette situation se prolongea jusqu'au 22 août, date à laquelle l'usine recommença à fonctionner.

A Bône (Constantine), grève des maraichers, qui refusent d'accepter un arrêté municipal réglant les heures de vente au marché. La municipalité, en vue d'empêcher les accaparements, avait remis en vigueur un arrêté interdisant aux vendeurs de pénétrer sur les marchés avant 8 heures. Les maraichers de gros s'y opposent. L'arrêté fut rapporté. A La Châtre, grève des bouchers et charcutiers.

A Cernay (Loiret), à Biskra (Constantine grèves de boulangers : refus d'accepter la taxe municipale.

A Saint-Omer, grève des bateliers demandant la suppression d'un

arrêté préfectoral obligeant les bateliers à se servir du toueur à vapeur dans la traversée de Saint-Omer.

En 1897, grève des bouchers d'Oran qui refusent de payer une nouvelle taxe. Grèves de boulangers à Lodève, à Saint-Germain-Lembron 'Puy-de-Dôme), à Bellegarde (Gard), à Bonifacio, à Saint-Zacharie (Var), à Aigues-Mortes (Gard), à Marvejôls (Lozère), à Aubusson (Creuse), à Maubourguet (Hautes-Pyrénées), à Sisteron (Basses-Alpes), à Charbonnier (Puy-de-Dôme), à Limoux (Aude).

A signaler, la même année, un lock-out de brossiers à Tracy-le-Mont (Oise). Le patron, qui avait créé un économat dans son établissement (façon ingénieuse de se rattraper sur les salaires), voyait avec peine le syndicat, nouvellement fondé, poursuivre la création d'une société coopérative de consommation et d'une caisse de résistance. Les ouvriers ont dù renoncer à ces deux points pour reprendre le travail, mais ils ont obtenu une légère augmentation de secours en cas de maladie...

Mentionnons encore la grève des saleurs de poissons de Collioure (Pyrénées-Orientales), celle des tanneurs à Villeneuve-sur-Yonne.

En 1898, à Brest, les laitiers et marchands de légumes refusent, d'un commun accord, d'accepter l'augmentation des droits de place.

A Bordeaux, les maraichers et jardiniers (700 établissements) protestent contre un arrêté municipal modifiant les heures d'ouverture et de fermeture du marché.

A signaler, en outre, des grèves de boulangers à Bessan (Hérault), à Mende (Lozère), à Florac (Lozère), à Maussane (Bouches-du-Rhône). En 1899, l'application de la nouvelle loi sur les accidents détermine toute une série de lock-outs :

des carriers et paveurs d'Angoulême (Charente). Le patron a réduit le salaire proportionnellement à la prime à payer pour l'assurance (ce qui annihile la loi sur les accidents ;

des plâtriers de Decize (Nièvre). Même motif;

des scieurs à la mécanique de Cognac; 300 ouvriers sont forcés de chômer; les patrons fermèrent leurs usines attendant que leurs contrats d'assurance fussent modifiés;

des tourneurs sur bois d'Angoulême; les ouvriers ont accepté une réduction de salaire de 10 centimes par jour; 7 d'entre eux refusent; des menuisiers d'Agen, d'Angoulême, des serruriers de Cognac, des ouvriers du bâtiment à Vannes, qui fermèrent leurs usines jusqu'à ce que fûssent modifiés leurs contrats d'assurances;

des tailleurs de pierre et aides-maçous de Saintes (Charente-Inféricure : Les entrepreneurs fermèrent leurs chantiers jusqu'à ce que les ouvriers eussent consenti à subir une retenue de 2 centimes par heure pour la prime d'assurance;

des tailleurs de pierres à Cognac. Les patrons fermèrent leurs ateliers attendant que le contrat d'assurance fût modifié.

Ajoutons les grèves de boulangers à Nissan (Hérault), à Oloron (Basses-Pyrénées), à Saint-Gaudens (Haute-Garonne).

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