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verrait; elle garderait la chambre, malade, si c'était nécessaire. Les domestiques offraient, somme toute, un péril plus grand, parce que de toutes les heures. Mme Bourrat était bien servie; la cuisinière était depuis trente ans dans la maison; la femme de chambre depuis vingt-cinq ans; enfin il y avait une petite servante qui aidait à l'ouvrage. De celle-là surtout Mme Bourrat se méfiait; elle résolut de s'en défaire. La cuisinière n'avait aucune occasion de voir mademoiselle Bourrat, si l'on supprimait la visite matinale en commun à la cuisine. Restait la femme de chambre, Joséphine. La position était difficile, car elle avait inculqué à cette fille ses habitudes tatillonnes. Mme Bourrat frémit. Peut-être Joséphine s'était-elle aperçue aussi qu'il manquait du linge à la lessive de la Saint-Jean.

Pour l'accouchement, Mme Bourrat comptait sur le vieux docteur Maigret, son cousin germain, dont elle était sûre. Il assisterait sa fille et se tairait, car le scandale rejaillirait sur toute la famille. Elle avait songé enfin à Victoire, une femme de son âge, qui lui était dévouée corps et âme. Elle avait été sa sœur de lait et avait nourri mademoiselle Bourrat. Elle habitait un village à quelques lieues de Prévoux. Elle serait utile et discrète.

Elle expliqua tout à son mari, le soir même. Il coupait les phrases de sa femme de lamentations. A la fin, d'un ton sec, elle lui imposa silence.

Mais une fois la bougie soufflée, une idée nouvelle, dans la nuit, lui vint. —Oui, ce serait bien plus simple; cela éviterait mille difficultés. L'aide de Maigret serait nécessaire. Il faudrait bien qu'il la donnât.

Le lendemain, elle descendit à Valleyres et se rendit chez son cousin Maigret. Mais elle se heurta sur un point à une résistance absolue; ce projet si facile, il n'en voulait pas entendre parler. Mme Bourrat se fâch‹; il fut sur le point de la mettre à la porte. Ayant renoncé à ses espérances d'une solution immédiate, elle cut toutes les peines du monde à lui faire accepter l'accouchement normal, mais clandestin, sans déclaration d'enfant. C'était un vieux renard sec et sans poils; il y allait des tribunaux pour lui, si l'affaire, comme c'était possible, s'ébruitait. Enfin, il se laissa persuader. Il était, comme elle, un aristocrate; la tache serait non seulement sur sa famille, mais sur sa caste. Elle lui montra les petits bourgeois de Valleyres discutant avec férocité le scandale de la famille Bourrat; elle lui fit lire les entrefilets certains de l'Avant-Garde sur la dépravation des classes dirigeantes; il accepta. Mais, puisqu'il devenait

complice, il importait qu'on ne laissât rien au hasard, et, deux jours plus tard, il se rendit à Prévoux où il eut une longue conversation avec sa cousine. Le lendemain mademoiselle Bourrat changea de chambre. Elle était jusqu'à ce moment logée sur la face ouest de la maison. Au dessus d'elle étaient les mansardes des domestiques. Elle habita dès lors une petite chambre qui regardait le midi et était à côté de l'appartement de ses parents, avec lequel elle communiquait. Elle contenait, en outre du mobilier ordinaire, une vaste armoire prise dans l'épaisseur du mur.

Tout se passa d'abord comme Mme Bourrat l'avait prévu. Le jardinier congédié, auquel on avait murmuré les mots « détournement de mineure », tout en lui glissant un billet bleu, comprit l'intérêt qu'il avait à être discret. Mademoiselle Bourrat en juillet et août descendit encore à la messe avec sa mère. Elle n'avait jamais été de tournure élégante. On la trouva plus forte peut-être, mais ce fut tout.

Mme Bourrat surveillait les moindres choses avec une minutie effroyable. On ne peut dire jusqu'à quels subterfuges elle s'abaissa pour prévenir les soupçons que la femme de chambre chargée de recueillir le linge sale eût pu avoir chaque mois. En juillet, mademoiselle Bourrat alla voir ses cousines à Vermand. En août, elle se trouva souffrante au jour où elle aurait dû s'y rendre.

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Septembre arriva, il fallut redoubler de précautions. Mme Bourrat organisa la vie de sa fille de la façon suivante: elle ne devait sortir en plein air que le matin, moment où l'on était sûr de ne pas être surpris par des visites, et ne devait pas quitter le jardin, où jamais un domestique ne passait. Le jardinier avait été remplacé par un vieil imbécile à moitié aveugle, qui pouvait à peine ratisser les allées et couper l'herbe sur la pelouse. Mme Bourrat avait saisi avec joie cette occasion de supprimer le luxe inutile des fleurs; un garçon de ferme s'occupait du potager. L'après-midi, mademoiselle Bourrat s'enfermait avec sa mère au salon. La haine du grand jour qu'avait toujours eue Mme Bourrat s'exagéra. Les volets étaient maintenant aux trois quarts clos; il semblait que l'on pénétrât dans un tombeau. Lorsqu'il venait des visites, on trouvait mademoiselle Bourrat en train de travailler, près de sa mère, dans le demi-jour du salon, à un métier de tapisserie. Elle tournait le dos à la lumière, et, sur ses genoux, elle avait, par petits paquets, vingt échantillons de laines différentes Mme Bourrat alors l'excusait.

- Pardonnez à ma fille; elle ne peut se lever, disait-elle, en montrant les laines. Elle est si laborieuse, la chère enfant. Elle se fatigue, ajoutait-elle avec un soupir, à demi-voix, elle a mauvaise mine.

Ainsi cette mère sage préparait l'avenir. Elle avait cependant multiplié les recommandations à sa fille. Celle-ci ne devait jamais se tenir debout devant la femme de chambre ni devant les amis qui viendraient la voir. Au jardin, elle devait éviter de sc promener sur la pelouse devant les fenêtres. Si, par extraordinaire, elle était surprise, elle devait tout de suite s'asseoir. Mme Bourrat poussait les précautions jusqu'à aller chercher sa fille dans sa chambre dix minutes avant l'heure des repas. Elles descendaient alors au salon, et lorsqu'on entendait Joséphine traverser le vestibule pour aller tirer la cloche dans la cour, mademoiselle Bourrat entrait dans la salle à manger et s'asseyait à sa place. - Une fois le dessert servi, la femme de chambre retournait à la cuisine; on pouvait sortir sans crainte. Un jour, en septembre, mademoiselle Bourrat descendait l'escalier à huit heures pour le premier déjeuner. Soudain elle glissa; elle fût tombée jusqu'au bas des marches, si, par chance, elle n'avait pu se raccrocher à la balustrade. Elle regarda et découvrit une pelure d'orange sur laquelle elle avait mis le pied. Comment une pelure d'orange se trouvait-elle là, à ce moment de l'année ? A la salle à manger, elle interrogea sa mère qui l'avait précédée de quelques minutes. Mme Bourrat n'avait rien vu sur l'escalier; il n'y avait pas d'oranges dans la maison. C'était sans doute une domestique qui l'avait apportée. La chose resta mystérieuse.

Peu de temps après, comme elle gagnait le banc du jardin, mademoiselle Bourrat trébucha dans l'allée qui, à cet endroit-là, descendait par trois gradins. Elle tomba, sans se faire mal, sur la pelouse. Quelle ne fut pas sa surprise à voir un fil de fer accroché par un clou à une grosse racine? Pourquoi enfoncer un clou dans une racine? Mais comme elle ne trouvait nulle réponse satisfaisante à cette question, elle ne s'obstina pas. Il y avait tant de choses auxquelles elle ne comprenait rien.

Les cousines de mademoiselle Bourrat s'étonnèrent de ne plus la voir à Vermand. Mme Bourrat avait une réponse toute prête; elle avait fait vendre, pour cause de vieillesse, le cheval qu'on attelait à la voiture, et M. Bourrat n'avait pas encore trouvé à le remplacer. En effet, le pauvre M. Bourrat était obligé maintenant de descendre au marché dans le char à bancs de

son fermier, et, lorsque le fermier était retenu aux champs, il allait seul à pied et se faisait ramener à moitié chemin par un des Vertôt qui habitait sur la route. Au commencement d'octobre, les jeunes Bourrat, de Vermand, préparèrent une fête pour les vendanges; on devait cueillir du raisin, puis dîner en plein air, danser enfin. Mme Bourrat, de Prévoux, accepta l'invitation. Mais, à la date convenue, elle se rendit seule à Vermand.

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C'est un mauvais jour pour ma fille, murmura-t-elle à l'oreille de sa cousine, elle doit rester étendue. Du reste, la santé de son enfant l'inquiétail, avoua-t-elle. Elle avait parfois des névralgics si fortes qu'elle était obligée de garder le lit. Il faudrait qu'elle allât consulter le docteur Maigret. Quelques jours plus tard, Mme Bourrat, sa fille étant au piano, fut surprise par la visite de ses parentes de Vermand. Elle, pourtant d'oreille si fine, n'entendit pas le bruit de la voiture dans la cour. La porte du salon s'ouvrit. Ces dames entrèrent. Mademoiselle Bourrat, tremblante, regarda sa mère. D'un coup d'œil Mme Bourrat lui enjoignit de ne pas quitter le tabouret où elle était assise, puis se précipita sur sa cousine, et, tout en l'embrassant, fit signe à sa fille d'aller se mettre près du métier à tapisserie. Elle ne desserra son embrassement que lorsqu'elle vit sa fille dans l'ombre protectrice du mur.

Quelques minutes plus tard, la plus jeune des demoiselles Bourrat, de Vermand, se mit à côté de sa cousine qui travaillait et, amicalement lui passa les bras autour de la taille.

Que te voilà devenue forte, dit-elle soudain.

Ces mots terribles arrivèrent à l'oreille de Mme Bourrat; un nuage voila ses yeux; mais tout de suite elle recouvra son sangfroid et aborda le sujet qu'elle savait tenir avant tous autres au cœur de sa cousine, celui de la rivalité, alors aiguë, de Mmes Duret et Lanterle.

Cependant, mademoiselle Bourrat rougissait jusqu'à la racine des cheveux. Elle se défit de l'étreinte dangereuse et trouva la force de dire :

C'est vrai, j'engraisse à la campagne.

L'autre, par bonheur, n'insista pas. Mais ces dames n'étaient pas venues pour une visite; elles voulaient emmener la jeune fille en voiture chez des voisins. Mme Bourrat refusa; elle attendait le médecin ce même jour pour les névralgics de sa fille. Ces dames s'apitoyèrent et prirent congé. Mademoiselle Bourrat avait, à ce moment-là, trente-quatre échantillons de laines épars sur les genoux; elle ne put se lever.

A dater de ce jour, mademoiselle Bourrat ne descendit plus dans l'après-midi au salon. Elle remontait dans sa chambre après le déjeuner au milieu du jour. Puis, les temps approchant, moins de trois mois, Mme Bourrat déclara sa fille malade; les névralgies devenaient chroniques, le moindre bruit, la plus petite alerte suffisaient pour les réveiller. Le docteur Maigret condamnait mademoiselle Bourrat à un repos absolu. Elle ne devait se lever que quelques heures par jour, ne voir personne. Ces nouvelles, répandues dès novembre dans Valleyres, excitèrent une grande commisération.

La malheureuse! souffrir tant, et si jeune !

Les libres-penseurs de l'endroit y virent une suite nécessaire de l'éducation sans air des couvents, où se ruine la santé des jeunes filles.

Ce que furent l'automne et l'hiver pour mademoiselle Bourrat, on le peut deviner. Elle n'avait âme qui vive avec qui causer. Sa mère, depuis l'aventure, était plus froide que jamais. Dans les longues après-midi passées en tête à tête, elle se renfermait dans un silence absolu, la bouche cousue, comme si elle se fût salie à parler à sa fille. Mademoiselle Bourrat se penchait sur son métier à tapisserie; parfois, en levant les yeux, elle surprenait un regard bref, pénétrant et dur de sa mère. Elle sentait alors que sa mère l'exécrait de toutes les forces de son âme et que, n'eussent été en jeu le nom et la réputation des Bourrat, elle eût été sacrifiée sans balancer

Son père était revenu plus vite; elle devinait en lui de la pitié: deux ou trois fois il fut sur le point de s'attendrir. Mais Mme Bourrat était toujours en tiers; elle avait alors une façon de regarder son mari qui l'arrêtait net. Au matin, sur le banc, mademoiselle Bourrat pleurait solitaire; elle était obligée de se cacher de tous, de vivre dans l'ombre, de feindre d'être malade alors qu'elle ne s'était jamais mieux portée, et cependant elle sentait grossir en elle le fardeau de sa honte.

CLAUDE ANET

(A suivre.)

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