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au dernier degré d'acuité. Appliquée intégralement, la tactique devrait consister à voter d'ensemble toutes les mesures favorables au capital et à refuser toutes les réformes qui pourraient consolider la classe moyenne ou rendre supportable la condition du prolétaire.

D'ailleurs, des réformes sociales accomplies sur la base individualiste sont nécessairement incomplètes; la loi d'airain subsiste dans toute sa dureté; on en modère les effets par des caisses d'assurances, par des logements à bon marché, par des coopératives, mais l'ouvrier demeure un serf dont la condition est adoucic, et le danger pour le socialisme serait que le prolétaire se contentât de ce minimum qui lui est offert et qu'après avoir goûté cette misère atténuée il se refusât à tenter l'aléa de la société future.

Ainsi pensaient les socialistes il y a quelques années. Une logique aussi cruelle exigeait une abnégation surhumaine, et les socialistes ont aujourd'hui compris qu'ils ne pouvaient demander à des générations entières de se sacrifier. Telle est une des causes du changement d'attitude du parti social-démocrate. Il s'agit toujours de faire absorber par le prolétariat le petit commerce et la petite industrie. Mais la tactique n'est plus d'accroître le prolétariat en le rendant plus misérable, mais en l'améliorant.

Le lassalisme est redevenu en honneur et avec lui les gewerkschaften (corps de métier ou trade-unions). Ces organisations sont bien moins offensives que défensives. En réalité, les marxistes purs, sans l'avouer ouvertement, y demeurent hostiles, car, n'en attendant pas la solution définitive, ils ne voient là que des béquilles données à la société actuelle pour lui permettre de se traîner un peu plus loin. Ces puristes se font chaque jour plus rares au sein du parti. S'ils avaient conservé leur influence, la fraction du Reichstag serait demeuréc un parti d'obstruction; c'est ce que contredit l'histoire de ces cinq dernières années.

Au Parlement les socialistes se sont montrés avant tout champions résolus du libéralismc. Quand, par hasard, le gouvernement proposa une mesure libérale, si mitigée qu'elle fût, les socialistes se sont trouvés d'accord avec lui, sans l'avoir cherché.

Fidèles à leurs principes qui leur font repousser toute loi d'exception, ils combattirent pour l'abrogation de la loi des jésuites bien qu'ils cussent dans le centre catholique des ennemis acharnés.

Le gouvernement proposait en 1894, comme corollaire des grands traités de 1892, des traités de commerce avec l'Espagne, la Serbic, la Roumanie. S'inquiétant peu de savoir si leur vote était ou non gouvernemental, ils les votèrent, affirmant uniquement leur souci de ne pas augmenter le prix des denrées.

Lorsqu'il s'agit, en 1896, de la réforme du Code civil ou plutôt de la création d'un Code civil uniforme, établissant enfin l'unité du droit à la place de la diversité confuse présentée par l'ensemble des lois civiles des divers Etats, il apparut clairement que l'opposition socialiste n'était plus systématique et qu'elle commençait à avoir une action

effective sur les décisions du Reichstag, depuis qu'elle ne se bornait plus aux protestations platoniques. Par la part qu'elle prit à la discussion, elle parvint à faire éliminer certaines dispositions restrictives de la liberté, ainsi celle qui autorisait du travailleur au patron un contrat à vie, celle qui donnait au patron le moyen de combattre préventivement la grève en lui laissant le pouvoir de maintenir de force tout ouvrier qui manifesterait des velléités de grève. La fraction parvint ainsi à éliminer tous les articles qui frappaient directement les travailleurs. Si, après avoir accepté un nombre notable d'articles, clle vota contre l'ensemble du Code civil, c'est qu'elle ne pouvait le faire sans renier ses principes, car une des lois principales du Code maintenait une quantité de dispositions purement féodales relatives aux propriétés seigneuriales.

Ainsi le parti est enfin sorti de l'isolement.

M. de Vollmar est de tous les socialistes celui qui s'est avancé le plus loin dans cette voie. En 1894, on le vit, suivi de toute la fraction socialiste bavaroise, voter au Landtag de Bavière le budget particulier du royaume. Grand scandale parmi les intransigeants. L'affaire fut portée au Congrès. Quelques oratcurs insistèrent sur le péril que Vollmar et ses adhérents faisaient courir au parti. On pouvait craindre de le voir dégénérer jusqu'à ne plus être qu'un libéralisme radical. Mais on vit le danger d'une scission définitive au sein du parti. On n'osa prendre une résolution formelle enjoignant aux socialistes le rejet du budget en toute occurrence. On s'arrêta à une décision ambiguë qui laissait une certaine liberté d'action aux députés. Ceuxci n'étaient tenus au rejet qu'autant que le fait de l'adoption du budget général était considéré par eux comme un acte d'adhésion donné au gouvernement.

L'attitude radoucic des socialistes a entraîné une détente de la part des autres partis. Peut-être d'ailleurs n'y eut-il de part et d'autre que tactique; il demeure néanmoins que la fraction socialiste et l'autre partie de la Chambre paraissent chacune de son côté avoir voulu faire la moitié du chemin.

Rien de plus caractéristique à cet égard que les débats sur la journéc de huit heures qui curent lieu en 1895. Les socialistes n'avaient atténué en rien leurs exigences. Pourtant le projet ne subit pas les assauts furicux qui lui avaient été livrés autrefois. L'idée semblait avoir fait du chemin et l'opposition fut plus courtoisc. Seul M. de Stumm, dernier défenseur convaincu du capital, joua, en faveur de l'ouvrier contraint à la journée de huit heures, du principe de liberté qu'il sait si bien oublier quand il s'agit du droit de coalition. Mais ses attaques furent accueillies avec restriction. On sentait bien, comme disait M. de Puttkammer, que, depuis trente ans, il y avait quelque chose de changé dans le monde. Un point reste acquis : c'est que la réglementation de la durée quotidienne du travail n'était plus considérée comme une question à écarter par principe.

Les nationaux-libéraux demandèrent que les règlements antérieu

rement existants fussent appliqués rigoureusement. Les progressistes n'auraient pas repoussé la réforme si elle n'était venue comme sanction à des résultats acquis par les grèves, et demandaient, à défaut, le droit de coalition le plus étendu et la reconnaissance légale des associations professionnelles. Plusieurs députés, M. Hitze, organe d'une fraction notable du centre, M. Galler, au nom du parti démocrate du Sud tout entier, se déclarèrent favorables à la journée de dix heures, et le Reichstag ne fut pas loin de s'arrêter à cette solution intermédiaire et provisoire.

Quand il s'est agi de voter les crédits militaires, la fraction est demeurée fidèle à sa discipline. Aujourd'hui, comine il y a trente ans, le mot d'ordre a été : pas un homme, pas un groschen. Si l'on ne s'en rapportait qu'aux votes, il semblerait qu'il n'y eût rien de changé. Pourtant il est très visible que certains députés socialistes ont voté dans les questions militaires plus par esprit de discipline et pour ne pas créer de conflit dans le parti que suivant leur opinion personnelle. Non pas qu'ils ne soient toujours les ennemis irréductibles du militarisme. Mais ils se trouvent enfermés dans une impasse et leur situation devient vraiment pénible. Puisque les soldats existent, il faut les nourrir, les socialistes refuseront-ils de voter les mesures qui amélioreront la condition matérielle de ces soldats, la plupart, cnfants de ces travailleurs qui les ont envoyés à la Chambre.

Ainsi, par un jeu ironique des circonstances, le socialiste après avoir refusé ces soldats au gouvernement devrait se montrer le plus soucieux de leur assurer, en temps de paix, le bien-être, en temps de guerre, le maximum de protection contre l'ennemi.

Au Congrès de Halle, Bebel se déclarait prêt à accorder un crédit qui serait affecté à la transformation de l'uniforme du soldat, si on voulait lui donner un uniforme plus sombre qui le mettrait moins en évidence à l'ennemi. Liebknecht voulait qu'il fût donné au soldat un repas chaud le soir et, par conséquent, il ne pouvait refuser le crédit y afférent.

Mais puisque ces fils de prolétaires doivent faire la guerre, il faut au moins qu'ils soient menés au combat et non « à la boucherie », comme dirait chez nous l'ineffable M. de Pellieux. Il faut donc leur assurer le maximum de défense. Or, il s'agit, comme cela fut proposé dans la première session de 1897, d'accroître et d'améliorer le matériel de l'artillerie, que faire ? Les socialistes ont repoussé à l'unanimité la nouvelle mesure, mais quelques opinions se sont fait jour malgré tout.

Au Congrès de Hambourg, un nouveau courant est apparu : Schippel et après lui, avec plus d'autorité, Auer, ont laissé entendre des paroles ambiguës.

Certes, disent-ils, l'un et l'autre nous avons refuse les canons et nous les refuserions encore. Pourtant il y aurait peut-être un cas où il faudrait les accorder : nous sommes et nous resterons les adversaires

acharnés de la barbaric slave. Voici d'ailleurs les paroles textuelles d'Auer :

« Je me contenterai simplement de rappeler les déclarations de Bebel et de Liebknecht sur la possibilité d'une guerre contre l'ennemi de l'Est (1), contre le tzarisme et ses velléités de conquête. Ces déclarations eurent alors l'approbation unanime de notre fraction au Parlement. Or voudriez-vous que cette guerre fût entreprise avec un matériel d'artillerie que tous les autres Etats, y compris la Russie, ont déjà abandonné. »

On voit où vont ces tendances. Un autre fait significatif, c'est la proposition que fit Auer de maintenir dans le programme électoral l'opposition au militarisme, mais de ne pas créer « une agitation particulière » autour de la question du renouvellement du matériel d'artillerie. Les futurs candidats devront simplement s'engager à ne voter aucune augmentation de l'armée existante et de la marine.

Il ne faudrait pas conclure de là qu'il y ait détente entre le gouvernement et les socialistes. C'est aux électeurs et non à l'empire qu'ils parlent à travers leurs actes. Moins que jamais ils sont décidés à accepter le régime personnel.

De son côté, le gouvernement, inquiet des rapports pacifiques établis entre la fraction et les autres partis, a cherché à remuer tout l'appareil des lois d'exception et à revenir au régime inauguré en 1878. Tout le long de la législature, la situation a été très tendue. On vit. en 1895, l'inflexible Liebknecht, resté par hasard dans la salle des séances au moment de la lecture du discours du trône, refuser de l'écouter debout. Il se vit encore exposé aux poursuites. Le Reichstag décida qu'à l'avenir, le président serait investi du droit d'exclure de la séance tout membre qui par une grossière attitude porterait atteinte à l'ordre. Le gouvernement se contenta de cette facile victoire et n'osa pas aller jusqu'aux poursuites.

En 1897, Liebknecht proposa l'abrogation de la loi de lèse-majesté, insolence suprême, qui, d'ailleurs, n'enlevait pas aux personnes royales le moyen de repousser les attaques, mais les soumettait simplement au droit commun et les rabaissait ainsi au niveau des simples citoyens. La proposition fut repoussée, mais, signe des temps, fut mollement combattue par les conservateurs.

Le gouvernement essaya d'introduire à plusieurs reprises une loi sur les menées subversives (Umsturzvorlage), loi dont les principales modifications portaient sur le Code judiciaire, le Code militaire et la loi sur la presse.

Le Reichstag refusa de le suivre dans cette voie. Seul M. de Stumm persista à emplir le Parlement de ses clameurs contre les socialistes et peut-être rendit-il la pensée de l'Empereur en proposant une loi – repoussée sans discussion dont l'article 1er et unique était ainsi

(1) Bebel avait déclaré au Congrès de Zurich (1894) que le parti se lèverait comme un seul homme pour « repousser l'invasion de la barbarie moscovite ».

conçu : « Les socialistes et les anarchistes sont privés du droit de

vote. >>>

Ainsi les socialistes, malgré les provocations du gouvernement, ont désormais une situation légale fermement établie. Et toute leur action tourne autour de la conquête des votes, pour acquérir ensuite une influence décisive sur le Parlement. Ils n'ont que répugnance pour l'agitation extérieure, la coalition, la grève, les procédés anglais enfin. La tactique socialiste anglaise et la tactique socialiste allemande partent de deux conceptions différentes de l'Etat. La première, issue de la conception spencérienne, qui soutient que l'Etat doit jouer dans la vie des nations un rôle minimum; l'autre, dérivée de Hegel, qui fait de l'Etat le grand tout, le Leviathan en lequel se résorbent les individus. De là, en Angleterre, l'importance de la grève et des tradeunions; de là, en Allemagne, le peu d'efficacité des corps de métiers. (gewerkschaften).

La gewerkschaft est un centre d'études qui réunit tous les éléments statistiques d'information sur la condition de l'ouvrier et qui sert de point de ralliement aux travailleurs dans la lutte pour les salaires et pour la durée du travail. Elle donne aux groupes isolés, en les associant, une force morale et une puissance effective avec lesquelles les industriels ont à compter. Ces organisations n'ont tiré à elles qu'une faible partie de la masse ouvrière, 5。 au plus du nombre total des ouvriers allemands. Leur tâche principale, qui était de préparer et de soutenir la grève, n'a généralement donné que des résultats insignifiants, témoin les dernières grèves des ouvriers cigariers, imprimeurs, mincurs. La grève des ouvriers des docks à Hambourg, qui éclata l'année dernière et dura trois mois, a été considérée comme le plus beau résultat de la coalition organisée par les gewerkschaften.

Une des causes de cette faiblesse réside dans la défiance qu'elles inspirent aux marxistes purs qui ne se sentent aucune affinité pour des organisations dont le principe est le self-help.

Plusieurs délégués, entre autres Legien, Arons, cherchèrent, aux Congrès de Cologne en 1893, de Gotha en 1896, à leur donner une vigueur nouvelle. On vit se dessiner très nettement les deux courants à ces congrès.

Legien, qui présentait la défense de la gewerkschaft, fit l'exposé le plus pur de la doctrine anglaise. Pour lui, toute loi qui règle une condition du travail n'a de réalité qu'autant qu'elle consacre un résultat obtenu. Elle n'en est que l'estampille.

« Tant que la gewerkschaft n'aura pas, par un combat purement économique, obtenu unc abréviation des temps de travail, il sera inutile de penser à une journée normale de travail décrétée par la loi. » Legien voulait établir une réciprocité d'action entre ces organisations et la fraction socialiste. Il proposait qu'un député fît obligatoirement partie de la gewerkschaft de sa profession. Par là, on cùt

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