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d'une trahison, d'une méchanceté, je dirai même d'un calcul. Seulement, voilà : Paris est très cher à nourrir, il faut être indulgent.

Je suis très indulgent.

SYLVAIN

GAUDREY

Vous comprenez, n'est-ce pas ? il faut qu'il y ait des grâces d'état pour ceux qui vivent dans cette terrible ville. On se heurte à de telles difficultés ! on se débat au milieu de tels embarras! Alors, il arrive qu'on ne voit plus très distinctement la conduite à tenir; on se laisse aller; une petite complaisance en entraîne une autre. Et en fin de compte, quand on réfléchit. on s'aperçoit qu'on a accompli une chose très difficile: on a vécu.

SYLVAIN

J'entends bien ! mais on pourrait si bien faire autrement ! La vie en province est très bon marché, on peut y vivre à très bon compte, et pas à celui des autres! Cela m'agace que des gens aiment mieux devenir ici d'approximatifs escrocs et côtoyer perpétuellement la correctionnelle que de vivre une honnête petite vie moyenne dans une moyenne petite ville honnête. N'est-ce point votre avis?

GAUDREY

Oh! non! Tout le monde n'est pas fait pour cette bonne petite vie placide. La province, voyez-vous, mon cher monsieur, me semble destinée à recueillir les honnêtes messieurs qui pensent comme vous, qui ont des principes moraux d'une rigidité à toute épreuve et des âmes de rigoristes. En effet, ils n'ont rien à faire ici, ils sont déplacés dans ce milieu surchauffé et je comprends qu'ils en souffrent ! c'est tout naturel, ils ne sentent pas Paris! Paris, c'est Paris, c'est-à-dire quelque chose d'unique, quelqu'un d'irremplaçable ! Il y a des individus qui l'ont dans le sang, dans la peau, qui ne peuvent s'en dépêtrer, qui en pincent pour lui comme on en pince pour une fille! Alors, ils se laissent aller, ils font des dettes, ils tapent les uns, ils frappent les autres, parfois même...

SYLVAIN

Ils vont jusqu'à l'abus de confiance et le faux en écriture privée. Dites-moi donc, l'indulgence que vous me conseillez pour ces victimes pourrait bien être de la connivence, sinon de la complicité.

Oh !

GAUDREY

SYLVAIN

J'exagère sans doute ; j'ai perdu le sentiment des nuances. Parbleu! si l'on ne rencontrait que des gens comme moi, la vie ne serait plus tenable. Je vous en crois sur parole. Eh bien ! j'ai sur ce sujet de très vieilles idées, figurez-vous ! Toutes les fois que le hasard me met en mains ou en poche (il touche son portefeuille) les preuves, j'entends les preuves matérielles, palpables, qu'un individu estimé propre vole la confiance des uns et l'amitié des autres et n'est qu'une fripouille qui a eu de la chance, mon devoir, vous entendez bien ce mot ridicule

de Carpentras, mon devoir très clair et très net est de lui mettre le nez dans ses petites saletés et de le prier poliment d'aller exercer ailleurs son aimable industrie, c'est-à-dire auprès de gens qui me soient indifférents; je n'en demande pas davantage; je ne suis pas un justicier ; je ne tiens pas à ce que, parmi des trémolos, la vertu soit triomphante et le vice consterné; je désire seulement, oh! c'est très égoïste, éviter à mes amis les sérieux désagréments qui résultent de certaines fréquentations. Aussi mon avis...

Oui, je suis curieux...

GAUDREY

SYLVAIN

Vraiment ! Eh bien! il faudrait, mon cher monsieur, nous faire le plaisir de quitter ce beau Paris demain ou après-demain au plus tard. (Geste de Gaudrey) Non! ne m'interrompez pas. Je vous assure qu'un petit voyage très prochain est absolument nécessaire à votre santé. Vous irez où vous voudrez pourvu que vous vous en alliez. En retour, et si vous vous engagiez sur l'honneur il faut bien s'engager sur quelque chose à ne pas reparaître sur le boulevard avant une année, on s'engagerait à faire le silence, le silence définitif sur certaine affaire très peu connue, mais cependant très bien connue de vous et de moi. Votre avenir, qui me paraît des plus brillants, n'aurait jamais à en souffrir. Que pensez-vous de la proposition?

GAUDREY

Je pense, monsieur, qu'il m'a fallu pour vous écouter jusqu'au bout une patience que vous reconnaîtrez peu commune et dont, je l'espère, vous ne tarderez pas à me dédommager.

SYLVAIN

Ah! non! c'est une mauvaise plaisanterie ! Vous n'imaginez pas que je suis venu vous proposer une rencontre ?

GAUDREY

Il y a une nuance. Je ne propose pas, j'imposerai.

SYLVAIN

C'est peu probable. Il faudrait d'abord me démontrer que je me suis trompé, et, je vous en préviens, je n'accepterai la démonstration que d'un monsieur très qualifié pour me convaincre. Vous m'obligez à préciser, je le regrette. Les femmes, voyez-vous, Monsieur, sont des vic. times bien décevantes; elles ont parfois la confidence explosive. Tenez, j'ai beaucoup connu une demoiselle Durand à qui votre amitié fut, je crois, des plus onéreuses et je suis chargé par elle, si vous désirez le savoir, de déposer au premier jour contre un monsieur de vos amis une plainte en abus de confiance.

Ah!

GAUDREY

SYLVAIN

Qui, mais la commission me déplaît et je vous serais très reconnaissant de me l'épargner. Vous prétexterez une affaire urgente à Stranger. Pour quelques francs, passage de l'Opéra, vous pourrez

vous faire envoyer de Buda-Pesth ou de Cincinnati, à votre choix, une dépêche très pressante, un télégramme exigeant votre départ immédiat. Vous partirez sans difficultés et vous reviendrez à l'époque convenue. Ne vous inquiétez de rien. Ici on arrangera très bien les choses et l'on rendra très vraisemblable ce départ un peu précipité.

GAUDREY

Mais enfin, Monsieur, quel intérêt pouvez-vous avoir à tout ceci? Pourquoi exigez-vous cette fuite? quel tort vous faisais-je?

SYLVAIN

Personnellement, aucun. Mais je ne peux pas supporter, je vous l'ai dit, que des amis très chers se trouvent à la merci de gens dont il y a des raisons sérieuses de se défier. La famille de Lauraye est presque ma famille; je la défends comme je peux et du mieux que je peux.

GAUDREY

Oh! admirablement! Vous employez même des moyens qui ressembleraient fort à du chantage si vous en usiez vis-à-vis d'un homme qui n'aurait pas dans son passé une défaillance qui le met à votre merci et le contraint à tout accepter.

SYLVAIN

C'est vrai! et je ne me sens pas autrement fier de ce que j'ai été forcé de vous dire et d'exiger de vous. Je puis même vous avoir fait souffrir plus profondément que dans votre amour-propre ou dans vos calculs; et s'il en est ainsi, Monsieur, quoi que vous ayez à vous reprocher, de cela je vous demande sincèrement pardon.

GAUDREY

C'est bon! je n'ai pas à m'expliquer sur ce point. Vous exiges mon départ immédiat en invoquant des arguments tels que je n'ai qu'à me soumettre. Nous n'avons plus que quelques minutes à nous; nous allons être certainement dérangés. Précisons. J'ai votre parole que l'affaire en question meurt définitivement si je quitte Paris pendant le laps de temps que vous m'indiquez ?

SYLVAIN

Ma parole! Trois personnes sont dans la confidence, mais trois personnes sûres dont je réponds absolument.

GAUDREY

Jamais, quoi qu'il arrive, et s'il nous est donné encore de nous rencontrer, vous ne vous servirez contre moi des moyens que vous venez d'employer?

SYLVAIN

Jamais! je m'y engage également.

GAUDREY

Je partirai donc, Monsieur. Je vous ferai connaître, si vous y tenez, mes résidences successives à l'étranger. Cela vous convient-il?

SYLVAIN

Parfaitement. J'ajouterai qu'il se peut fort bien que j'aie exagéré la rigueur du sacrifice que j'attends de vous; dans six mois, dans deux mois peut-être, il est possible que je vous relève de vos engagements et vous laisse toute latitude de reparaître ici, si le cœur vous en dit. Si vous êtes curieux, passez donc demain matin chez moi vers onze heures. Je tiens à vous prouver que je ne me suis pas joué de vous et que vous n'avez pas eu tort de vous résigner au voyage.

DU IVe ACTE

Au IV acte, Lysiane, reconnaissante à Sylvain de la sévérité avec laquelle il lui a parlé et de l'empire qu'il a pris sur elle, l'a rejoint sur son yacht. Elle se sent attirée vers lui par sa gravité même, et elle rompt avec Gaudrey en lui adressant cette lettre qu'elle soumet d'abord à Sylvain :

Mon ami,

J'ai longtemps hésité à vous rejoindre; si j'ai pu ne pas vous rejoindre, c'est que je ne le devais pas en effet, parce que vous n'étiez pas toute ma vie et que je ne vous aurais jamais pardonné les sacrifices que j'aurais dû vous faire. La tendresse de mon fils, l'amitié de certains amis m'étaient trop précieuses pour que le regret ne me fût pas éternel de les avoir perdues; et ce regret n'eût pas été sans me faire concevoir contre vous quelque chose qui eût ressemblé à de la haine. Je ne l'ai pas voulu. J'ai mieux aimé me résigner au fait douloureux de la séparation, que protester contre lui par un acte qui eût en même temps compromis notre amour. Au moins, nous nous sommes quittés nous aimant. Cela préserve nos souvenirs et vaut mieux que de nous être rejoints au prix de choses que moi, du moins, je ne vous aurais sans doute jamais pardonnées. A mon tour, je quitte ce Paris où je vous ai rencontré, et choisi, et perdu. Nous ne nous séparons pas tout à fait volontairement — c'est beaucoup n'ayant rien

--

à nous reprocher, puisque nous ne sommes pas complices des événements qui nous ont rendus infidèles l'un à l'autre. Adieu.

ROMAIN COOLUS

La technique de Delacroix

I

A la mémoire de GEORGE SEURAT.

I. Les peintres néo-impressionnistes sont ceux qui ont instauré et, depuis douze ans, développé la technique dite de la division en employant comme mode d'expression le mélange des tons optique et des

teintes.

Ces peintres, respectueux des lois permanentes de l'art, le rythme, la mesure, le contraste, ont été amenés à cette technique par leur désir d'attendre un maximum de luminosité, de coloration et d'harmonic, qu'il ne leur semble possible d'obtenir par aucun autre mode d'expression.

Ils ont, comme tous les novateurs, étonné et excité le public et la critique, qui leur ont reproché d'user d'une technique hétéroclite. sous laquelle disparaîtrait le talent qu'ils pourraient avoir.

Nous tenterons ici, non de défendre le mérite de ces peintres, mais de démontrer que leur méthode si décriée est traditionnelle et normale; qu'elle est entièrement pressentie et presque formulée par Eugène Delacroix, et qu'elle devait fatalement succéder à celle des impressionnistes.

Est-il utile d'affirmer qu'il n'entre point dans notre idée de les comparer à leurs illustres devanciers. Nous voudrions, seulement, prouver qu'ils ont le droit de se réclamer de l'enseignement de ces maîtres et qu'ils se maillent à la chaîne des champions de la couleur et de la lumière.

2. Il pourrait paraître superflu d'exposer une technique picturale. Les peintres devraient être jugés uniquement sur leurs œuvres, et non d'après leurs théories. Mais ce qu'on attaque particulièrement chez les néo-impressionnistes, c'est leur technique: on paraît regretter de les voir s'égarer dans des recherches vaines; ils sont, par beaucoup, condamnés d'avance, sur leur facture, sans examen sérieux de leurs toiles; pour eux on s'arrête au moyen sans vouloir constater les bénéfices du résultat. Il nous semble donc licite de venir défendre leur mode d'expression et de le montrer logique et fécond.

Il nous sera ensuite permis d'espérer qu'on voudra bien examiner leurs œuvres sans parti pris, car si une technique, reconnue valable, ne donne pas de talent à ceux qui l'emploient, pourquoi en retiraitelle à ceux qui trouvent en elle, le meilleur moyen d'exprimer ce qu'ils sentent et ce qu'ils veulent?

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