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rencontré autrefois à Bedford, et j'ai reconnu aujourd'hui sa tête comme il entrait dans la salle de billard. C'est un des plus forts joueurs que nous ayons, par parenthèse. Nous avons joué une partie ensemble, quoique je ne fusse pas sans inquiétude. Et, à un certain moment, j'étais perdu si je n'avais fait le coup le plus étonnant qui peut-être eût jamais été fait. J'ai attaqué sa bille exactement... mais je ne puis vous expliquer cela sans un billard... Enfin, je l'ai battu. Un beau gaillard! riche comme un juif! Je voudrais dîner chez lui: il doit donner de fameux dîners! Mais de quoi pensez-vous que nous ayons parlé? De vous. Oui, par le ciel! Et le général vous trouve la plus jolie fille de Bath.

Quelle absurdité! Comment pouvez-vous dire cela!

- Et que croyez-vous que j'aie dit? (Baissant la voix :) « Bien parlé, général! ai-je dit. Je suis tout à fait de votre avis. »

Catherine, moins flattée de l'admiration de Thorpe que de celle du général Tilney, ne fut pas fàchée qu'à ce même moment Mme Allen l'appelåt. Thorpe voulut l'accompagner jusqu'à la voiture, ce qu'il fit en assénant sur Catherine, qui protestait en vain, ses délicates amabilités coutumières.

Au lieu de déplaire au général Tilney, provoquer son admiration était délicieux; et Catherine se complaisait à penser que désormais il n'était aucun des Tilney qu'elle craignit de rencontrer.

JANE AUSTEN

(A suivre.)

Traduction FÉLIX FÉNÉON.

LA PHILOSOPHIE

OSSIP-LOURIÉ: Pensées de Tolstof, d'après les textes russes (Alcan). Parmi les romans, et parmi les traités de morale, œuvres de la seconde manière de Tolstoï. M. Ossip-Lourié a recherché les passages qui, pouvant être détachés de l'ensemble dans lequel ils sont incorporés, expriment la pensée du moraliste sur quelque point important. Il ne nous offre pas, selon un ordre chronologique, les états successifs d'une évolution mentale, mais, selon des divisions qui correspondent aux préoccupations majeures de l'humanité un corps de doctrine définitif. C'est donc, pour la plus grande part, aux traités apostoliques, assez mal connus de nous, que ces pensées sont empruntées ; d'où, l'une des sources de leur intérêt. Elles nous apprennent ce que sont devenus, en se réfléchissant dans la conscience et après avoir reçu l'approbation de la raison, ces instincts que nous avons vus germer dans les Cosaques, dans la Guerre et la Paix, dans Anna Karénine, et dont l'épanouissement spontané nous charma.

Veut-on connaître les titres de quelques-unes de ces brochures dans lesquelles, depuis 1879, date de son orientation nouvelle, Tolstoï fait œuvre de propagande et s'efforce de gratifier les hommes de la paix qu'il a trouvée pour lui-même ? En quoi consiste ma foi ?. Le salut est en vous. La crainte de la mort, Que faire?, Les temps sont proches. On conçoit que des opuscules recommandés par de semblables apophtegmes, fleurant pour nous les homélies de l'armée du salut, aient peu de prise sur le lecteur mondain, fùt-il même un peuphilosophe. C'est pourtant de ces petits livres que M. Ossip-Lourić a extrait des maximes sur la vie, sur la société, sur la richesse, sur la nature, sur le travail, armées, comme un soc, du pouvoir de labourer la pensée dans ses profondeurs. C'est qu'en devenant une conscience préoccupée du pourquoi de la vie, Tolstoï est resté un homme de génie, un homme pourvu plus abondamment que les autres du sens des réalités et du don de les exprimer.

Tel qu'il est composé, et précédé d'une introduction dans laquelle M. Ossip-Lourié nous donne un sobre commentaire de la doctrine qu'il va nous résumer, ce petit livre reflète fidèlement la pensée de Tolstoï sous ses aspects essentiels.

L'un de ces aspects essentiels est sa conception du bonheur. Il en fait consister les éléments « en une existence qui ne rompe pas les liens de l'homme avec la nature, c'est-à-dire, une vie où l'on jouit du ciel, du soleil, de l'air pur. de la terre couverte de végétaux et peuplée d'animaux »; dans le travail, celui « qu'on a librement choisi et qu'on aime »; dans le commerce libre et affectueux avec les hommes dont le monde est rempli ». De ce bonheur, si simple qu'il est accessible à tous, celui qui vit selon la doctrine du monde s'éloigne par le souci ambitieux d'être, au lieu d'un homme, quelque rouage important du mécanisme social, par le désir d'amasser des richesses,

de s'élever au-dessus des autres, de rétrécir ainsi « le cercle des hommes avec lesquels il est permis d'entretenir des relations ». Il y a là, parmi beaucoup d'autres réflexions dont la simplicité parvient seule à masquer la profondeur, tout un développement sur le bonheur qui dévoile la connaissance précise de ses réelles conditions. La science du bonheur, tel est, en effet, le caractère distinctif et vraiment original de la doctrine du grand zélateur néo-chrétien. Toutes les formes du renoncement prescrites par le Christ, et qu'il a fait revivre en leur rigueur presque absolue, ne sont que des moyens d'atteindre le bonheur. A faire cette preuve et au service de ces idées, Tolstoï a déployé, en quelques-uns de ses traités, une puissance de déduction logique et une force incomparable et, à qui considère ces plaidoyers en artiste insoucieux d'une conviction, ils offrent encore une beauté dialectique dont on ne saurait trouver l'égale qu'en quelques pages de Proudhon et des dialogues de Platon. Aussi bien, pour qui accepte dans sa réalité essentielle l'esprit chrétien dont elles émanent, toutes ces déductions sont-elles inattaquables.

Au point de vue d'une philosophie de la vie, c'est-à-dire d'une attitude de défense contre la douleur, la conception de Tolstoï est donc non seulement d'une grande pureté morale, mais encore et surtout d'une tactique consommée en sorte que, si le bonheur et la paix étaient, selon sa croyance, le but de la vie humaine, il serait légitime de penser qu'une telle doc!rine est la voie la plus sûre pour réaliser ce but. Mais les hommes qui mettent cette doctrine en pratique ne sont jamais ceux qui organisent la vie. C'est Tolstoï lui-même qui le constate: <«< Les méchants, dit-il dominent toujours les bons et les violentent toujours. » De cet aveu, conforme au témoignage historique, ne faut-il pas déduire que le bonheur n'est pas le but de l'humanité, mais qu'à travers l'illusion de cette croyance qui leurre les hommes et leur communique le mouvement, la vie réalise d'autres fins?

HISTOIRE, SOCIÉTÉS, GOUVERNEMENTS

DOCTEUR LÉON WINIARSKI: Essai sur la mécanique sociale (Alcan). En une brochure dont le texte fut publié d'abord dans la Revue Philosophique, M. Winiarski propose une méthode propre à doter la sociologie d'un principe directeur et à lui conférer une rigueur scientifique.

Les différents facteurs géographique, intellectuel, moral ou ethnique auxquels fut attribuée tour à tour une importance prépondérante au point de vue de l'évolution sociale, ne s'excluent pas aux yeux de l'auteur, mais ils ne sont que les éléments partiels d'un phénomène plus général qui, au même titre que les phénomènes cosmiques ou organiques, est soumis aux lois de la mécanique. Déjà, l'économie politique pure, en recherchant l'action des lois mécaniques sur les faits qu'elle étudie a construit un sytème d'une cohésion satisfaisante. Il appartient à la sociologie de s'engager dans une voie semblable.

Les individus, considérés comme les molécules d'un agrégat social, sont sollicités, ainsi que les atomes d'un système matériel, par des forces d'attraction et de répulsion. L'énergie biologique, qui est en chacun d'eux, tend vers la réalisation d'un maximum de plaisir, et, la concurrence des individus entre eux, afin d'obtenir chacun pour soi ce maximum, établit le prix des biens tant matériels qu'immatériels. La fixation de ce cours des valeurs, ce fait que le plaisir réalisé comporte une mesure, certifient que l'énergie biologique a une valeur quantitative au même titre que l'énergie cosmique dont elle dérive. Or cette valeur quantitative, dont la science pourra sans doute un jour déterminer exactement les équivalents, permet dès maintenant d'appliquer aux faits sociaux les principes généraux de la mécanique.

Je suis tenté d'adresser à M. Winiarski une critique. Pourquoi nomme-t-il égoïstes d'une part et altruistes d'autre part les forces dont la concurrence tend à constituer l'équilibre du monde moral? L'égoïsme n'est-il pas à lui tout seul un principe suflisant pour reconstituer dans le monde moral les forces d'attraction et de répulsion qui se manifestent dans tout système cosmique? Si ces forces doivent recevoir un nom nouveau lorsqu'elles s'exercent dans ce domaine moral, les termes amour et haine, ou sympathie et antipathie, ne correspondent-ils pas avec une symétric plus précise à attraction et répulsion, ne se font-ils pas l'un à l'autre plus rigoureusement contrepoids? Il ne semble pas, en effet, qu'altruisme puisse être opposé à égoïsme comme si les notions contenues en ces deux mots s'appliquaient à deux états égaux et antagonistes d'une même force antérieure. L'égoïsme est lui-même cette force antérieure. Il est le scul principe d'acte possible; car on ne saurait imaginer un acte ayant son origine hors de l'individu qui l'exécute. L'altruisme n'est qu'une forme plus complexe de l'égoïsme, de l'égoïsme prenant ce nom d'altruisme dès que l'individu a besoin comme condition de son bonheur, du concours du bonheur d'autrui. En raison de cette complexité, il présente nombre de cas divers, et, bien que ceux-ci montrent tous leurs racines plongeant dans le moi, leur genèse prête à des interprétations différentes : il semble qu'ils puissent provenir tour à tour soit d'un excédent de force du moi, se manifestant dans des sentiments de protection, soit au contraire d'une impuissance du moi à retirer des choses le plaisir qu'elles renferment. L'altruisme est alors un emprunt au pouvoir que possède autrui de retirer ce plaisir des choses, emprunt que dissimule et qu'accompagne logiquement la volonté de fournir à autrui, pris comme intermédiaire nécessaire, des occasions. de plaisir. Tel est le cas de l'ambition des pères réalisée par les fils. Tel est, idéalisé dans le domaine de la fiction, par le génie de Balzac, le sens du pacte intervenu entre Vautrin et Rubempré. Mais dans l'une comme dans l'autre hypothèses, l'altruisme se montre une manifestation directe de l'égoïsme, engendrant, comme l'égoïsme luimême, sous forme de haine à l'égard de ce qui lui fait obstacle et

d'amour pour ce qui le favorise, des forces de répulsion et d'attraction. Il n'est pas lui-même par nature une de ces forces.

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Cette critique, qui n'a trait qu'à la terminologie, me semble d'ailleurs appuyer plutôt qu'elle n'infirme la théorie générale de M. Winiarski. C'est ainsi qu'au chapitre II consacré aux transformations de l'énergie sociale, l'auteur fait précisément une reconstitution des tendances psychologiques et morales les plus complexes, sur la base d'un seul mobile aussi élémentaire qu'égoïste: la faim.

Il est impossible en cet espace restreint d'énumérer une suite d'idées déjà présentées sous leur moindre volume dans le raccourci substantiel de la brochure. Je signalerai du moins aux lecteurs de cette revue qu'ils trouveront, parmi les développements de cette étude, un cadre idéologique dans lequel restituer le curieux essai sur le génie dont ils ont apprécié ici même la valeur originale (1).

JULES DE GAULTIER

LA CRITIQUE

REMY DE GOURMONT Le deuxième livre des Masques (Mercure de France).

A la maîtrise de la forme et à une érudition solide et vaste, M. Remy de Gourmont ajoute l'indépendance du jugement, un esprit libéré de toutes entraves, consciencieux et hautain, dédaigneux des moyens faciles par quoi se conquièrent les notoriétés d'un jour. C'est pour ces qualités d'honnêteté et de beau scrupule littéraire que la critique de M. Remy de Gourmont, serait-elle même dépourvue de son caractère documentaire, demeurera une œuvre de haute valeur, un témoignage précis de l'activité de ce temps.

On peut ne pas admettre certaines préférences de M. de Gourmont. Tels écrivains dont il a dressé la silhouette dans son livre ne justifient peut-être pas, au gré de certains, le commentaire dont ils sont l'objet. Mais il est impossible de ne pas goûter l'art délicat avec lequel M. de Gourmont détaille une physionomie et en analyse les traits essentiels. Un portrait comme celui de F. F. ou de M. B. suffirait à la réputation d'un écrivain.

Tout y est du personnage, et rien n'y est de ce qui ne doit pas y être. Car, négligeant les méthodes en cours et les formules de métier, M. de Gourmont ne s'intéresse qu'à la pensée, et ne traduit que la pensée, avec sa couleur, son originalité, son effort, sa signification. En quelques lignes il fait tenir une figure, et ces lignes sont d'un dessin si net, si profond et si exact, qu'elles suffisent à traduire la vie et à en marquer l'expression intense. J'ai songé au portrait de M. Mallarmé, par Whistler.

JEAN DE MITTY

(1) La revue blanche, 15 oct. 1897. « Morituri, Essai sur le Génie », par Léon Winiarski.

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