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Le Cirque Solaire"

TROISIÈME PARTIE

I

En ce temps-là, le nombre de milles qu'avait jamais pu parcourir une voiture légère attelée d'un bon cheval fut dépassé, le record du nombre de paroles qu'un homme peut verser en une journée à des oreilles diverses ou éparpiller en monologues, interjections, exclamations vers les terrains vagues de l'infini, fut battu, par monsieur Cramer, en la ville de Londres.

Tout le jour, de toute la vitesse, son cab l'entraînait de Regent Street, où il avait dépaqueté ses pénates errabondes, jusqu'à presque la banlieue de Londres, là où bâillait l'immense bâtisse, pierre, verre et fer, de l'Orpheum, vaste hippodrome, colossal et éphémère Colisée, tout à fait Babylone moderne en sa forme ellipsoïdale. Et, de là, la gondole de Londres le posait à Leicester Square, où il considérait, examinait et engageait des danseuses; à Lombard Street, où il égrenait les feuilles de son carnet de chèques ; à Cheapside, où il satisfaisait ses goûts innocents d'homme qui aime à voir sur son ventre de neuves chaînes d'or et de belles breloques inédites; à Hyde Park, où il faisait semblant de se reposer : c'était l'heure des grands projets, et des labeurs, pour ainsi dire d'ingénieur, inhérents à sa profession; et, le soir, c'était encore un homme brillant, un fêtard infatigable qu'un cheval fatigué déposait à quelque club, d'où l'on repartait pour les plaisirs, toujours laborieux après tant de soirées de plaisirs, toujours déprimant après toute une journée de travaux d'Hercule, mais baste ! Cramer était d'acier, épaules, gestes, gosier et jarret.

Aussi était-il beau à voir, arpentant agilement les grands espaces de la piste de l'Orpheum et les couloirs larges, et les écuries hautes comme des nefs d'églises. Aussi était-il admirable à regarder dîner, à voir souper, dans des corrections exceptionnelles d'habit noir et des bagues brillantes et de coruscantes épingles de cravate. Il luttait presque dignement avec les beaux portraits polychromes qui, sur papier d'affiche, chantaient sa gloire, sur les palissades et les murs inoccupés.

Cramer était un heureux du monde. Il le devait à sa belle santé, à la tranquillité d'une conscience qui n'était pas trop douillette, à la pleine satisfaction, qu'il gardait toujours sur lui et à laquelle il faisait très souvent allusion, de ses qualités de débrouillard, de son flair remarquable, de sa finesse extra-féminine et de sa robustesse physique. Sa faconde, dans les petits cercles, touchait à l'éloquence, et, (1) Voir La revue blanche des 1er et 15 mars, 1o et 15 avril 1898.

si cette éloquence éclatait un peu en boniments, c'était le métier qui voulait ça. Il était homme du monde, sans cesse pénétré d'une délicatesse et d'une émotion quelconque, d'ailleurs atroce égoïste, ou plutôt simplement égoïste, égoïste comme l'égoïsme lui-même, jeune, ivre, s'avançant les yeux ravis dans un monde où il se découvrait sans cesse, aux arbres, des biens propres et, aux sources, des miroirs flatteurs. Avec ça, ayant dans sa vie quelques traits de bon-garçonnisme facile qui lui permettaient sur ce point de se voiler un peu la vérité ; il n'eût point aimé contempler, dans sa réalité totale, sa parfaite sécheresse.

Pas écuyer, pas acteur: montreur; mais montreur tour à tour ému et funambulesque, trivial et jovial, claironnant et élégiaque; pas clown: paradiste; pas Bobêche: un rien de Scapin avec plutôt toutes les élégances de Frontin; gentilhomme de tenue, pas encore père noble, les cheveux noirs d'un noir artiste, et la façade bien crépie dans les gammes d'une maturité bien portante. Et pourtant, vers les deux heures du matin, un petit tremblement sénile des mains, qu'il avait, malgré tout, vieilles, oui robustes, sillonnées de veines, mains d'homme d'action, de dompteur, et pourquoi pas de boxeur, mais vieilles tout de même; de même qu'il éprouvait aussi vers les mêmes heures un léger tremblement au fond de cette conscience si tièdement serrée, à cause de quelques pas trop rapides dans la vic, glissés sur la pointe des pieds à quelque détriment; mais cela, simplement des souvenirs d'un ancien Cramer, un Cramer plus jeune, encore un peu étourdi; maintenant c'était un Cramer perfectionné, stable et parfaitement digne, qui s'esclaffait, qui piaffait autour de ceux qu'il voulait persuader, qu'il voulait amener à lui dire, qu'en dépit des envieux et du sort jaloux, il était un des meilleurs directeurs de cirque de l'univers, et le cirque, c'est chose récente, œuvre de novateur et de pionnier ou, si vous voulez, d'archéologue, quand on peut, et il s'en piquait, rivaliser un brin avec l'antique! Le néo-grec et le néo-latin, ça le connaissait aussi bien que les styles français et américain. S'il avait connu André Chénier, il s'y fût comparé, mais pour une des faces seulement de son talent, et pour l'autre sans doute à Balzac; mais il s'en doutait fort peu et choisissait plutôt Barnum où Renz comme points de comparaison.

Il avait été heureux grâce à sa chaleur vitale, mais il n'avait pas rencontré la fortune; non qu'il ne fût riche et envié, propriétaire d'un fastueux ambulant, d'un tréteau bien entouré, de belles installations, de costumes superbes et de beaux animaux; il était riche et notoire. Mais ce qu'il voulait et ce que le monde lui devait, oui, lui devait absolument, car il s'était présenté poliment, correctement, les mains pleines de plaisirs à distribuer, c'était l'opulence, l'étourdissant chiffre qui fait rêver les méditatifs rentiers sur leurs bancs de square ou leur moleskine du petit café, et la gloire, la vraie et durable gloire, avec une petite épithète flatteuse.

Etre le roi du cirque, comme un autre est le roi du pétrole, ou le

roi du porc salé, ou le roi des mines, ou le roi des Belges! Enfin le Napoléon de quelque chose et, au pis aller, un fulgurant météore, éphémère, s'il le fallait (il espérait bien que non), de sorte qu'il demeurât, en une vieillesse bien rentée, un de ces robustes exemples qu'on aime s'entendre citer, lorsqu'on voyage incognito. Les millions, la gloire, un palais à Venise, un château aux environs de Paris et un confortable home à Londres, tels étaient les vœux résumés de Cramer.

Et l'occasion, cette fille capricieuse qu'il avait souvent rencontrée lorsqu'il courait de ville en ville, mais elle riait comme une folle, et il ne pouvait garder à la main qu'une boucle de ses cheveux, et elle s'enfuyait en riant aux éclats et agitant sa toison d'or, l'occasion lui souriait encore; comme pour tous les vrais favorisés, les gens à étoile, la chance lui revenait du bout d'une folic. Car c'en avait été une, cet engagement, à prix d'or, il l'avait bien fallu, de cette Lorely qui brillait à des prix médiocres dans une troupe concurrente, devant qui, une fois le pèlerinage commencé en commun, il avait fallu en rabattre de ces prétentions de pacha qu'il croyait jusque-là, et fermement et sans indices du contraire, nécessairement corollaires de sa prérogative directoriale. Ce n'avait pas empêché la belle Lorely d'être curieuse, au long de la tournée, d'autre chose, au hasard des villes, que des monuments et des curiosités pittoresques. Et il attendait la fin de son engagement, résolu à ne le pas renouveler, et voilà que la Providence lui amenait dans les filets de cette toquée, le poisson à l'anneau d'or talismanique, et grâce à elle deux choses allaient se produire, bonnes et sapides pour l'humanité d'abord et pour Cramer ensuite : c'était, primo, que Cramer allait briller de sa propre splendeur, exhaussée des artifices permis et des fards licites, sur une grande scène digne de lui, en une capitale digne de lui; secundo, qu'on allait voir un peu ce que c'est que les Mille et Une Nuits du décor, de la danse, de la beauté et de la magnificence, quand c'est un homme pratique qui se donne la tâche de les présenter, de les malaxer, de les organiser; qu'on allait juger de ce que c'est qu'un poète en réalités, tel que l'était, oh simplement, celui qui vous parle, lui-même, le bon Cramer.

Car le comte Franz d'Elsborn le commanditait, largement, pour créer à l'Orpheum un cadre digne de sa Lorely, et le comte n'y perdrait rien, car le succès serait prestigieux, et, le comte remboursé, il n'en aurait coûté à Cramer que quelques bons conseils pratiques; il resterait encore à Cramer de beaux bénéfices, et aussi la gloire, la Gloire, soit l'immédiate possibilité de grouper les capitaux, d'aller plus loin dans son rêve, de créer le cirque géant fixe à la fois et nomade, le royaume des bouflons. des monstres, des baladins, des acrobates, inondant le monde de ses colonies; et quel jubilé, un jour, quand tout cela, bêtes et gens, défileraient en une arène immense, devant leur suzerain, ce Cramer qu'on reconnaitrait alors, sans conteste, non dépourvu de talent, d'initiative et d'un peu de jugeotte. Les cirques Cramer rayonneraient sur le monde. le nom de Cramer s'enlèverait

tous les soirs sur le ciel étoilé par des centaines de feux d'artifice, et peut-être quelque buste, un jour, quelque statue peut-être, en sa petite ville natale, regarderait dignement la fontaine publique ou l'hôtel de ville. Pourquoi pas, pour demeurer dans le vrai, pour donner de lui une image fidèle, la statue ne serait-elle point équestre ? Détail ! question de quelques legs charitables, de quelque hôpital à léguer, pour les pauvres gens des troupes volantes, les pousse-cerceaux, les galope-chemins, les traîne -haridelles. Enfin, des menuités! Et les terrasses de son rève se superposaient; l'Orpheum ce n'était, ni plus ni moins qu'un péristyle par où allait passer sa fortune.

Et d'abord, avant tout, une modification à ses habitudes théâtrales. Evidemment, jusqu'ici, on l'avait vu, bien vu. Dès qu'il apparaissait lustré, ciré, verni, personne, dans les villages et les petites villes, n'ignorait que c'était bien là Cramer, du cirque Cramer, le manager chez qui, ce soir, allaient étinceler les mobiles merveilles. Sa main se sentait en tout, son visage se montrait partout; toujours la brasserie l'avait fêté, accueilli, la presse l'avait félicité plus que ses artistes, avec une nuance de bon goût dans la gradation des compliments. On le savait omnipotent, ses créanciers l'estimaient, et son personnel, avec la crainte respectueuse due, l'aimait. Mais, en public, bien en public, au centre de la piste, les ovations à lui offertes par la grande foule enthousiaste n'étaient-elles point gâtées par la présence entre ses mains d'une chambrière, en face de lui d'un cheval, en liberté, ou surmonté d'une aimable écuyère, à ses côtés d'un clown; ses retours bien seuls, bien isolés pour répondre à un deuxième, à un troisième, à un quatrième rappel, n'était-ce point, quoique de très doux triomphes, entaché d'un coin de ressemblance avec la subite festivité que peut obtenir un clown, une danseuse, un des simples outils de sa forte pensée. A l'Orpheum, on ferait mieux, et voici ce qu'il décréta :

Tous les soirs, aussitôt la foule convenablement entassée, après les premiers accords de sa bande de cuivre, précédé de coureurs et suivi de cavaliers, il ferait en landau, doucement, tout doucement, tout le tour du cirque écumant de faces gaies, ou tendues par l'attente du plaisir. Il salncrait avec modestie, sans obséquiosité, ses juges. Il viendrait ainsi les prévenir que c'était lui, Cramer, qui leur brassait ces délices; et ils seraient heureux, reconnaissants et des explosions de vivats scintilleraient au long de sa marche. Cela fait, avant de quitter l'arène, il lèverait la main, et à ce moment seulement, la fête commencerait, sa fête.

Et Lorely, il fallait bien faire quelque chose pour elle : elle allait arriver; il fallait, tout de même exhiber quelque reconnaissance. Après tout, si elle n'était pas l'idée, ni même le geste, elle était le prétexte, l'occasion. Cramer, une fois de plus, sauta dans son cab. courut chez un artiste et combina avec lui le plan, et régla la dépense d'une belle affiche où les cheveux d'or et de cuivre de Lorely flamboieraient en sonore appel vers les joies de l'arène.

II

Le comte Franz, assis sur un paquet de cordages sur le pont du paquebot, regardait Lorely qui suivait, amusée, le balancement calme des mouettes. Dans l'air du matin, un instant, le navire lui sembla seul en mer, sans côtes visibles, sans steamer à l'horizon, sans voile et sans fumée qui détruisissent l'exquise impression de solitude, et les vagues, qui courent sans savoir où, se calmaient au lointain en une surface un peu brumeuse, irisée et aurorale; et il s'abstrayait du bruit régulier et monotone des pistons de la machine. Ils glissaient dans l'heure fraîche. Lorely, dans la simplicité du costume de voyage, de son léger feutre et de sa mante grise, lui apparaissait simplifiée, plus belle, plus ardente de se moins donner aux yeux de partout qui ocellent la nature. Il se fit comme une trêve en l'âme de Franz, une paix légère. à la voir s'amuser des courbures des vagues et des gyres de l'oiseau, comme elle avait battu des mains, dans le Midi, aux papillons et aux rais de soleil; il édifiait peureusement une trève de bonheur, de calme, et ses châteaux d'Atlantide, ses palais des Iles Fortunées se bâtissaient d'eux-mêmes, simples et joyeux, dans la paix profonde de quelque val oublié, de quelque campagne grasse et saine, où ils seraient heureux sans fracas, sans autres témoins que les rustres trop penchés sur la glėbe pour coller des faces curieuses à quelque fenêtre que ce soit. Il sentait, à cette minute, au moment de rentrer dans les villes, que très souvent son amour avait saigné, ébranlé des cuivres trop violents du cirque, et froissé des mains multiples levées et battantes, de ces mille regards qui se repaissaient du geste et de l'éclat de Lorely, et tentaient de l'apprendre et de l'approfondir, et de lui voir les yeux. Certainement, aux premiers jours, toute la joie de se sentir libre, errant, vagabond l'avait entraîné à se plaire en tout, à prêter de l'accent aux fanfares, à deviner, aux trompes de chasse jouant les lointains, de profondes avenues de liberté où galoper d'un grand geste sauvage, de profondes et serrées futaies de plaisir, où les fantaisies, comme des écureuils, pourraient sauter de cime en cime ou, comme les levrauts, jouer à se blottir sous les feuilles tendres. Au débraillé forcé de cette vie, il avait joui de n'être plus le pauvre comte, le maussade liseur, le désert où venaient se perdre, comme des gouttes d'eau, l'essence des tomes. Et puis, il en avait souffert.

Aussi, certes oui, on avait ri des billets aimables, des protestations enflammées des cœurs ruisselants de phrases qu'ils brûlaient ensemble le matin, - tout de même un peu énervé, ironique, dur pour les quelques fleurs de sentimentalité jolie clairsemée dans le fatras. Il avait souri de voir piétiner les propos de ces cavaliers, de ces bacheliers de fortune, des considérables bourgeois et de voir les cotrets de ces âmes diverses filer en rougeâtre et puis en noirâtre cendre. Il lui avait semblé, et cela flatta un peu son orgueil, qu'en

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