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est «< celle de la fraternité et du bonheur dans l'union », il a glorifié tour à tour l'orgueil, la sensualité et la lassitude de vivre, n'a plus exprimé que des sentiments particuliers à quelques hommes que leur situation exceptionnelle dérobait aux préoccupations majeures de l'humanité, sentiments insignifiants ou nuisibles.

C'est de ce point de vue qu'après avoir condamné en bloc tous les artistes de la Renaissance, Tolstoi, passant en revue l'art moderne, réprouve, pour leur immoralité ou leur obscurité, des musiciens tels que Berlioz et Wagner, des dramaturges tels qu'Ibsen, des poètes comme Baudelaire, Verlaine et M. Mallarmé, des peintres tels que Manet, Renoir ou Claude Monet, des artistes délicats de la scène, du rythme ou du mot tels que MM. Maeterlinck, Henri de Régnier et Remy de Gourmont. La revue blanche a publié quelques-unes de ces appréciations et ces extraits suffisent à démontrer à quel excès peut se porter le zèle de la moralité dans un grand esprit.

A ne retenir que la partie théorique du livre, toute l'argumentation de Tolstoi repose sur la négation de l'idée de beauté. Or, si l'on consulte Schopenhauer dans ses propres ouvrages, et non dans la compilation de Schasler recommandée par l'auteur, on y voit cette idée manifestée avec une haute évidence. Le Monde comme volonté et comme représentation trace une division lumineuse qui classe en deux catégories l'universalité des phénomènes. La première de ces catégories comprend tous les faits qui relèvent de l'intelligence employée au service de la Volonté, c'est-à-dire au service de l'instinct et du désir. Elle embrasse ainsi les faits éthiques, les appétits, les passions et les pactes intervenus entre les hommes pour la satisfaction de ces passions et de ces appétits. Ces pactes sont les codes et les religions. Parmi celles-ci, les plus nobles, celles qui prêchent le renoncement, le sacrifice, la pauvreté, la chasteté, ne tendent qu'à réglementer le besoin et à en assurer, par un détour, à l'humanité tout entière un assouvissement méthodique. Elles ne traitent jamais que des pétitions égoïstes de la personne humaine, même lorsqu'elles assignent à leur réalisation une date posthume. C'est ainsi que tous les faits éthiques, dont les religions sont l'expression la plus élevée, sont d'ordre intéressé, et que toute morale n'est rien de plus qu'un calcul intelligent.

Sous la deuxième catégorie créée par la division de Schopenhauer, s'ordonnent tous les phénomènes qui relèvent de l'intelligence libé. rée de son asservissement à la volonté, c'est-à-dire à l'instinct et au désir ce sont tous les faits d'ordre esthétique et c'est ici le domaine de la beauté. La beauté ne réside pas en tel objet plutôt qu'en tel autre, mais elle existe également en toute réalité. Elle se révèle à toute intelligence qui considère les choses, abstraction faite de leur rapport utile ou nuisible, avec l'égoïsme de la volonté. Le beau est en noys. Il est le réel contemplé par l'esprit désintéressé. Or l'art, en retirant de la vie les objets qu'il reproduit, en nous les présentant, à la suite d'une transsubstantiation, sous une apparence nouvelle qui

ne permet plus de les utiliser, contraint et accoutume l'intelligence à cette attitude désintéressée qui engendre la beauté dans les choses.

Le concept du beau, loin d'être indéterminé et indéfinissable est au contraire si précis qu'il peut être une explication du faitdivers de l'existence. A ce phénomène de la vie se perdant dans la mort, à cette énigme insoluble pour la raison et que les suggestions de la foi ne parviennent qu'à masquér, l'esthétique prête du moins la valeur d'un spectacle, substituant la joie de la contemplation à une activité sans but connaissable, qui a pour principe et pour fin la douleur. Nul d'ailleurs n'a exprimé avec plus de force la vanité du réel et le mystère à jamais obscur de la vie que le comte Tolstoï dans la Guerre et la Paix et nul n'a contribué, avec plus de génie, à justifier, par la splendeur du spectacle qu'il nous donna à contempler, l'intrigue déconcertante de l'Univers.

JULES DE GAULTIER

HISTOIRE, SOCIÉTÉS, GOUVERNEMENTS

J. DE CROZALS: L'Unité italienne, 1815-1870 (L.-Henry May). Nouveau volume de la Bibliothèque d'Histoire illustrée. Les gravures ne sont pas toujours à propos. Pourquoi tant de villes et de monuments italiens qui se placeraient aussi bien dans un autre cadre et ne semblent là que pour amuser l'œil? L'illustration documentaire ne manque pas d'ailleurs, mais elle n'est pas sans défauts. Pas d'indication de provenance, pas de légendes explicatives; beaucoup de reproductions à trop petite échelle. Il faut absolument arriver à donner aux reproductions de monuments figurés la plus grande échelle possible et laisser de côté celles que le format oblige à réduire au point de les rendre inintelligibles. Le texte est raisonnable, mais trop dans la manière histoire-diplomatique, grise et abstraite, qui voudrait être prise pour sérieuse et profonde.

GÉNÉRAL COMTE FLEURY: Souvenirs (Plon).

Fleury, fils de famille ruiné, s'engagea, sous Louis-Philippe, dans un régiment de spahis, devint chef d'escadrons, réussit à se faire admettre dans le cercle des amis personnels de Louis-Napoléon et resta dès lors attaché à la personne de ce prince qui fit du chef d'escadrons un général et un des grands personnages de sa cour. Dans les deux gros volumes de ses souvenirs, écrits en 1883-84 et arrêtés en 1866, Fleury donne l'impression d'un ambitieux banal, teinté de cléricalisme et de démophobie, voyant peu de chose en dehors de son intérêt personnel. Auteur du coup d'Etat, il en fait un récit long, embrouillé dont il n'y a presque rien à tirer. Ces souvenirs apportent quelques détails, une ou deux rectifications peu importantes et une confirmation involontaire aux témoignages qui montrent Napoléon III comme un homme sans volonté ni caractère.

EDOUARD SANZ Y ESCARTIN : L'individu et la réforme sociale, traduit de l'espagnol par Auguste Dietrich (Alcan).

Le traducteur avertit (p. iv) que, dans ce volume, « M. Sanz y Escartin nous apparaît plus comme un penseur que comme un statisticien ». L'ouvrage est en effet une juxtaposition de développements éloquents et de chapitres de bonne vulgarisation sur le capital, le travail, bref les principaux titres des manuels d'économie politique. M. Sanz y Escartin est catholique, mais son catholicisme paraît n'être, comme jadis celui de Montaigne ou de Buffon, qu'une déférence extérieure à l'égard du parti qui détient le pouvoir dans son pays; l'auteur est obligé de ménager les puissants en sa double qualité de membre de l'Académie royale des sciences morales et politiques et de professeur à l'Institut des hautes études de Madrid. On le voit préoccupé de religiosité pour l'éducation des classes pauvres, mais il cite Stuart Mill plus souvent que les encycliques, et, malgré l'affirmation du traducteur, on ne remarque guère que M. Sanz y Escartin se soit inspiré du programme social néo-catholique. Au contraire, il demeure généralement fidèle à l'ancien libéralisme orthodoxe tel que le professe M. Leroy-Beaulieu.

ALBERT SOREL : Nouveaux Essais de critique et d'histoire (Plon). Articles de biographie et discours de solennités réunis en un volume.

ALPHONSE BERTRAND: L'organisation française (le gouvernement, l'administration), Guide du citoyen et Manuel à l'usage des Ecoles. 2o édition (Henry May).

Sommaire de droit constitutionnel en 336 pages, assez complet, suffisamment pratique, raisonnableinent fait. Manuel utile et utilisable.

EDOUARD WALDTEUFEL: La politique étrangère de Louis XIV. Conquête de Hollande (Ollendorff).

Ce livre est écrit pour « qu'on en vienne à cette double solution: rétrocession transactionnelle de l'Alsace-Lorraine ; désarmement de l'Allemagne et de la France, d'où celui de l'Europe » (avant-propos, p. 12). J'y souscris et j'admire le généreux amour de la paix qui înspire M. Waldteufel. Mais qu'il ait « indiscutablement rectifié l'opinion historique du monde » (p. 238), c'est ce que je ne saurais lui concéder. La valeur historique de son ouvrage n'est pas à la hauteur de ses intentions.

HENRI PROVINS: Louis XVII (Ollendorff).

M. Provins, groupe en 72 p., les raisons très plausibles qui tendent à prouver que l'enfant mort au Temple en 1795 n'était pas Louis XVII.

EDMOND FAZY : Les Turcs d'aujourd'hui (Ollendorff).

D'un séjour à Constantinople, M, Fazy rapporte les caricatures des

deux gouvernements qu'endure la Turquie: « l'un officiel, ostensible, la Sublime Porte..., l'autre réel, occulte, le Palais. » Tout cela, c'est << la troupe du Grand Karageuz »; soit. Les renseignements de l'auteur << courent les rues de Constantinople »; ce n'est pas une source qu'on puisse utiliser sans critique. J'aimerais que M. Fazy expliquât pour quelles raisons il ne croit pas au libéralisme des jeunes Turcs et je demande à discuter sa conclusion que voici (p. 258) : « La Turquie devient de plus en plus une fourmilière de vermine exaspérante sur laquelle on souhaite qu'un pied puissant — celui de la Russie — se pose. »

ALBERT MÉTIN

AGHASSI Zeitoun, traduction d'Archag Tchobanian (Mercure de France).

Zeitoun est à la fois le nom d'un district du Taurus arménien et d'une ville, bâtie en amphithéâtre sur les vertes assises du mont Bérid à la coiffe de neige. Le Zeïtoun fut, en octobre-décembre 1895, le siège de cette insurrection magnifique où l'on vit 5,000 Arméniens tenir tête à 60,000 Turcs et lutter de courage et d'ingéniosité, à défaut de munitions. C'est ainsi que, par une matinée de brouillard, 150 Zeitouniotes mirent en déroute l'armée turque, en poussant devant eux dix mille chèvres noires réquisitionnées en hâte derrière la montagne, et que, durant quarante jours, les insurgés purent combattre en utilisant la poudre et le plomb fournis par des centaines d'obus ennemis qui n'avaient pas éclaté, et en amorçant, faute de capsules, leurs mauvais fusils de chasse avec des bouts d'allumettes chimiques.

Le désaccord entre les chrétiens d'Orient et les mahométans dure, on le sait, depuis des siècles; mais, à lire le récit que trace M. Aghassi des luttes engagées par les Zeitouniotes depuis la fondation de leur ville jusques et y compris l'insurrection de 1895, on peut croire que la fièvre d'indépendance qui exalte tous les Arméniens, s'accélère davantage au cœur de ce peuple montagnard confiné au pied du Bérid.

Les Turcs ont tout essayé contre la liberté et la foi des Zeïtouniotes. Après les pillages et les viols, après les incendies et les massacres, ce fut le tour des actes les plus odieux d'une perfidie où les Orientaux sont des maîtres. Jamais, d'ailleurs, les Arméniens ne furent dupes des attitudes pacifiques et des flatteries de leur ennemi. Lorsque, en 1895, le vartabeh Sahag, vieillard de quatre-vingt-dix-neuf ans, apprit que ses compatriotes méditaient une nouvelle insurrection, il s'écria: « Sois loué, Seigneur ! je craignais de mourir sans avoir encore une fois senti l'odeur de la poudre ; je commençais à me dégoûter du parfum de l'encens, et je versais parfois de la poudre dans l'encensoir. » Beau trait d'une éloquence militaire à laquelle nos modernes Billot ne nous accoutument pas assez. Et le centenaire Sahag, se retournant vers les chefs zeïtouniotes, les suppliait de lui remettre un fusil pour tirer encore une fois, avant

sa mort, sur les infidèles. Les chefs eurent de la peine à dissuader l'ardent vieillard; eux, se conduisirent en héros, tels ce prince Nazareth, qui, blessé d'une balle à la jambe, fendit sa chair, en fit jaillir le projectile comme un noyau de sa pulpe, et poursuivit sa route à cheval.

Lorsqu'au début de l'année 1896, sur l'intervention des consuls anglais, russe, français et italien, les Zeitouniotes consentirent à capituler, ils refusèrent de rendre leurs vieux fusils, pistolets et poignards, et exigèrent la sauvegarde des quatre chefs du mouvement insurrectionnel.

Aujourd'hui, Turcomans et Zeitouniotes vivent en paix et vivront... tant que l'écume ne viendra de nouveau poindre à leurs lèvres. M. Aghassi ne se prononce pas sur ces probabilités, mais si les personnes qui ont dans les mains son ouvrage n'y trouvent formulé l'espoir d'un apaisement définitif en Orient entre les partisans de l'islamisme et ceux du catholicisme, elles évoqueront, à travers la simplicité du récit, la grandeur de spectacles guerriers qu'on dirait d'un autre âge et que motivent, de la part du peuple arménien, non un bas intérêt, mais deux superbes leviers d'énergie: la croyance, l'amour de l'indépendance.

EDMOND COUSTURIER

FRÉDÉRIC MASSON : Napoléon et sa famille (Ollendorff).

Ce n'est pas en quelques lignes que l'on peut parler avec toute la révérence et la convenance nécessaires du formidable travail entrepris par M. Frédéric Masson sur Napoléon et sa famille. Ce second volume, qui commence au Directoire et s'arrête à la veille du sacre, représente des années de recherches, d'efforts patients, de démarches, de voyages, de lectures sans fin, de documentation minutieuse. Et s'il faut louer hautement M. Frédéric Masson d'avoir contribué, pour une si large part, à nous faire connaître par le détail la grande figure de l'Empereur, plus encore il faut le louer de l'impartialité et de la droiture avec lesquelles il a mené à de si belles fins sa tâche d'historien. Pour ma part, j'ai voué à M. Frédéric Masson une gratitude sans bornes. Son œuvre est non seulement parmi les sources les plus certaines où les écrivains de l'avenir puiseront des informations d'un incontestable caractère de vérité, mais elle offre encore l'avantage précieux de détruire maintes fausses légendes et de restituer à Napoléon, avec une parfaite équité, ses défauts, ses qualités, ses erreurs et sa véritable gloire.

LA CRITIQUE

PAUL REY: Le Tournoiement, théorie d'art (Bibliothèque Occítane).

Qu'est-ce que la Vie ? demande M. Paul Rey. Et il répond : « La

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