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15. Il faut cependant reconnaitre que les tableaux de Delacroix, malgré ses efforts et sa science, sont moins lumineux et moins colorés que les tableaux des peintres qui ont suivi sa trace. L'Entrée des Croisés paraîtrait sombre entre le Déjeuner des Canotiers de Renoir et le Cirque de Seurat.

Delacroix a tiré de la palette romantique, surchargée de couleurs, les unes brillantes, les autres, en trop grand nombre, terreuses et sombres, tout ce qu'elle pouvait donner.

Il ne lui a manqué pour servir mieux son idéal qu'un instrument plus parfait. Pour se créer cet instrument, il n'avait qu'à exclure de sa palette les couleurs terreuses qui l'encombraient inutileinent. Il les violentait pour en extraire quelque éclat, mais il n'a pas songé à ne peindre qu'avec les couleurs pures et virtuelles de prisme.

Ce progrès, une autre génération, celle des impressionnistes, le devait faire.

Tout s'enchaine et vient à son temps on complique d'abord; on simplifie ensuite, Si les impressionnistes ont simplifié la palette, s'ils ont obtenu plus de couleur et de luminosité, c'est aux recherches du maitre romantique, à ses luttes avec la palette compliquée, qu'ils le doivent.

En outre, Delacroix avait besoin de ces couleurs, rabattues, mais chaudes et transparentes, que les impressionnistes ont répudiées. Lié par son admiration des maitres anciens, de Rubens, en particulier, il était trop préoccupé de leur métier, pour renoncer aux préparations jutcuses, aux sauces brunes, aux dessous bitumineux dont ils usèrent. Ce sont ces classiques procédés, employés dans la plupart de ses tableaux, qui les font paraître sombres.

Une troisième raison : s'il avait étudié les lois des complémentaires et du mélange optique, il n'en connaissait point toutes les ressources. Lors d'une visite que nous fìmes à Chevreul, aux Gobelins, en 1884, et qui fut notre initiation à la science de la couleur, l'illustre savant nous raconta que, vers 1850, Delacroix, qu'il ne connaissait pas. lui avait, par lettre, manifesté le désir de causer avec lui de la théorie scientifique de couleurs et de l'interroger sur quelques points qui le tourmentaient encore. Ils prirent rendez-vous. Malheureuscment le perpétuel mal de gorge dont souffrait Delacroix l'empêcha de sortir au jour convenu. Et jamais ils ne se rencontrèrent. Peut-être sans cet incident le savant aurait-il éclairé plus complètement le pein

tre.

Théophile Sylvestre raconte qu'en plein age mûr Delacroix disait rncore : « Je vois chaque jour que je ne sais pas mon métier. » Il pressentait donc des procédés plus féconds que ceux qu'il avait employés. S'il avait connu toutes les ressources du mélange optique, il aurait généralisé le procédé de hachures de couleurs pures juxtaposées, dont il avait usé, dans certaines parties de ses œuvres ; il n'aurait peint qu'avec des couleurs se rapprochant le plus possible de celles du spectre solaire. — La lumière colorée, qu'il avait obte

nue dans les chairs de ses peintures décoratives en les zébrant de vert et de rose décidés, selon l'expression de Ch. Blanc, se serait alors répandue sur toutes ses œuvres.

Une phrase attribuée à Delacroix formule bien ses efforts : « Donnez-moi la boue des rues, déclarait-il, et j'en ferai de la chair de femme d'une teinte délicieuse », voulant dire que, par le contraste d'autres couleurs intenses, il modifierait cette boue et la colorerait à son gré.

C'est bien là, en effet, le résumé de sa technique; il s'efforce de rehausser des préparations ternes par le jeu d'éléments purs; il s'évertue à faire de la lumière avec des couleurs boueuses. Plutôt que d'embellir cette boue, que ne l'a-t-il répudiéc!

Mais voici venir d'autres peintres qui feront une nouvelle étape vers la lumière en ne peignant plus qu'avec les couleurs de l'arc-enciel.

(A un numéro ultérieur : L'Apport des impressionnistes et des néo-impressionnistes).

PAUL SIGNAC

L'amour dans le mariage

La conception idéale du mariage suppose deux jeunes gens qui, à l'éclosion de leur puberté et épris l'un de l'autre, peuvent s'unir. Si l'on songe que l'amour naît quelquefois vers la quinzième année, et cela avec une ardeur telle que celui qui en est l'objet peut ne plus éprouver par la suite ce sentiment avec autant de violence, on constate déjà que cette union idéale n'est pas toujours réalisable.

Quelques-uns me diront que ce cas est exceptionnel. Soit, je l'admets; encore que cette exception soit plus fréquente qu'on ne le croit. Je préfère donc fixer à la vingtième année le moment où l'union des sexes devient une loi de nature. On peut affirmer, sans craindre un démenti, qu'arrivés à cet âge, l'homme et la femme subissent certainement les sollicitations impérieuses de l'amour. Leur mariage estil possible?... Oui, pour la femme; non, pour l'homme. Quelle que soit la classe sociale à laquelle il appartient, jamais à cet âge l'adolescent ne possède la liberté morale ou les ressources matérielles suffisantes pour assurer l'existence de celle qu'il épouserait. C'est le moment de sa vie où il ne doit songer qu'à lui, égoïstement, et donner le grand effort de travail qui lui permettra de prendre une place prépondérante dans la mêlée humaine. Aussi sur une statistique de mille mariages, à peine en trouverait-on un seul dans lequel le mari n'ait pas dépassé la vingtième année. En fixant à vingt-cinq ans, pour l'homme, l'âge normal des épousailles, je crois établir une moyenne raisonnable. C'est donc un minimum de cinq années pendant lesquelles il se trouvera dans une situation contraire aux lois de la nature et à celles de la société. Quoi qu'il fasse, pendant ce laps de temps, il souffrira: physiquement, s'il a l'imbécile volonté de réprimer les élans de sa chair; moralement, s'il est obligé de recourir à la ruse et au vol pour s'assurer sa part d'amour. Triste alternative en réalité, puisqu'il faut être ou victime ou bourreau.

D'autre part, bien que les jeunes filles aient la possibilité de se marier au sortir de l'enfance, on peut néanmoins, par suite de circonstances ramifiées à l'infini, fixer à vingt ans l'âge moyen du mariage pour celles qui se marient. Si l'on songe à la rapidité de la vic et, surtout pour la femme, à la brièveté du temps de l'amour, on demeure saisi de mélancolie en constatant que pour elles et ce sont les heureuses -quatre ou cinq années sont perdues dans la stérilité de l'attente. Pour ma part, je n'ai jamais pu pénétrer dans un lieu de réunion mondaine, sans éprouver un sentiment de révolte en contemplant tant de vierges dont la beauté s'étiole inutilement, et qui représentent ce que j'appellerai volontiers un capital d'amour immobilisé. Elles sont là,

mûres pour la volupté, impatientes de connaître le grand mystère qu'elles soupçonnent. Le trouble de leurs âmes transparaît sous la pureté de leurs regards. Mais des préjugés barbares les condamnent au mensonge de l'insensibilité. Et cependant l'invincible fluide émane de leur être, rayonne en ondes attractives, tandis qu'autour d'elles les désirs rôdent, les possibilités de bonheur se précisent. Hélas! il leur est défendu de créer ce bonheur, de participer à la vie universelle, de multiplier les sources de joie. L'humanité ressemble à un pauvre qui pleurerait sans cesse sur sa misère en se refusant à puiser dans des trésors qui lui appartiennent. Si encore la virginité de la femme avait une utilité, une raison d'être, on comprendrait la protection dont on l'entoure. La sagesse de l'homme serait celle de l'horticulteur qui cultive ses rosiers, jusqu'au jour où il pourra cueillir les fleurs dans leur maximum de beauté.

Mais il n'en va pas de même en la circonstance. Non seulement de seize à vingt ans la beauté de la jeune fille subit une perpétuelle métamorphose qui la rend diversement désirable à chaque heure de son existence; mais, passé cet âge, sa beauté s'immobilise pendant deux ou trois ans, puis décline de jour en jour, si elle n'est pas fécondée par l'amour. Ce ne sont pas là de vaines ou paradoxales théories, mais bien des réalités, que l'observation la plus élémentaire certifie sans cesse. Il suffit de regarder les vieilles filles de trente ans restées réellement vierges; leurs charmes sont plus flétris que ceux des femmes de quarante ans. Qu'elles se marient et, en l'espace de quelques mois, unc jeunesse nouvelle fleurit dans leur regard. Donc, la chasteté n'est point conservatrice de la beauté. Dès lors, n'y a-t-il pas lieu de gémir en songeant aux milliards de vierges dont le charme triomphal se perd de minute en minute, sans possibilité de retour, et cela dans l'espoir d'un hymen problématique?... Avec cette innombrable légion de sacrifiées, un Dieu clément pourrait peupler pour l'éternité les paradis de Mahomet. Ainsi, avant d'arriver à l'étude du mariage, il m'a fallu constater que l'homme et la femme souffrent par le seul fait de l'existence du mariage. Toutefois ces souffrances sont peu de chose en comparaison de celles dont il devient la cause immédiate et que nous allons envisager.

Je présenterai les idées que je combats sous leur aspect le plus favorable, sous leurs apparences les plus séduisantes. Mes adversaires auraient donc mauvaise grâce à voir en moi un pessimiste de parti pris. Ainsi, je vais prendre comme exemple le mariage idéal, le mariage d'amour. J'irai même plus loin et je consentirai à admettre qu'il soit le cas général, bien que l'expérience prouve le contraire. Examinons consciencieusement ses divers avatars. L'homme a vingtcinq ans, la femme en a vingt. Le couple est uni par la plus violente des passions. Oh! je n'hésite pas à l'écrire, les mois qui vont suivre l'hymen seront des mois d'ivresse absolue, de bonheur surhumain. Pour ceux-là qui peuvent s'aimer librement, dans le triomphe de leur jeunesse et de leur beauté, le paradis des légendes devient une réalité

terrestre. Les mesquineries de l'existence disparaissent à leurs yeux. Ils planent dans un décor de rêve. Toutes les petitesses de la vie, tous les froissements de l'intimité s'évanouissent comme des génies malins dans les contes orientaux.

Pour ceux-là, le vieux proverbe devient vrai : l'argent ne fait pas le bonheur. Il leur importe peu que la table soit servie avec abondance, que les bûches flambent dans le foyer; la passion les nourrit, la passion les réchauffe. Ils ne vivent que pour eux; leurs regards sont des sources abondantes dans lesquelles ils puisent des joies toujours nouvelles. Et, la main dans la main, ils marchent avec la sérénité des dieux, bravant les méchancetés du sort, dédaignant les fourberies du monde.

Mais, hélas ! un tel amour n'est pas, ne peut pas être éternel. C'est à peine si trois années se sont écoulées, et la flamme qui consumait les conjoints s'éteint graduellement. Est-ce à dire que la femme soit. moins belle, l'homme moins séduisant? Non pas. Ils sont encore rayonnants de jeunesse et de santé. Leurs cœurs sont aussi vibrants à la passion, leurs âmes sont aussi éprises d'idéal. Seulement les fluides dont ils étaient l'un pour l'autre les condensateurs se sont épuisés dans la série des étreintes. Si la bonté les anime, si le souvenir radieux de leur passé les purific, ils veulent encore s'aimer, mais ils ne le peuvent plus, car la divine source est tarie.

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Sans doute, s'ils étaient désormais réellement morts à l'amour, ils vivraient encore relativement heureux, avec çà et là de lointaines et brèves flambées de passion, semblables à ces fusées de feu d'artifice oubliées qui éclatent après le bouquet final et ont quelque chose de lamentable et d'attendrissant. Mais c'est à peine s'ils sont au milieu de la vie et nous l'avons vu précédemment de nouveaux fluides naissent en cux sous la violence desquels leur chair tressaille en silence. Non seulement ces fluides ne les rapprochent plus, mais ils deviennent une cause continue de douleur latente. Tous les deux souffrent de ce qui faisait leur bonheur quelques années auparavant, c'est-à-dire de cette intimité qui les met sans cesse en présence et devient aussi lourde que la chaine des anciens forçats. C'est qu'en réalité, sans le distinguer nettement, ils sentent très bien l'un et l'autre qu'il existe de par le monde, tout près d'eux peut-être, deux autres êtres dont les fluides mis en présence des leurs, détermineraient une nouvelle et violente passion.

S'ils rencontrent ces deux unités, la Nature triomphera du pacte social. De part et d'autre les entraves seront rompues et les couples se reformeront selon la grande loi d'harmonic. Car, pour ceux-là, l'adultère est insuflisant; il leur faut la possession libre et totale, la présence réelle à toutes les heures, la communion pour toutes les nuits. Aussi, n'hésitent-ils pas à fuir, couple héroïque, loin des familles, loin des villes, loin des patries. Mais, la plupart du temps, ni l'un ni l'autre des conjoints devenus indifférents ne rencontrent les deur unités idéales auxquelles leur état fluidique correspond à ce

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