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régissent l'harmonie des couleurs et dont il retrouve l'application chez les maîtres coloristes et dans la décoration orientale, lui sera d'un grand secours. Il a surpris dans la nature les jeux fugaces des complémentaires et veut connaître les lois qui les dirigent. Il se met à étudier la théorie scientifique des couleurs, les réactions des contrastes successifs et simultanés. Et, bénéfice de ces études, il objectivera sur sa toile les contrastes, et il usera du mélange optique.

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8. Faisant ainsi son profit de tout, s'adaptant les découvertes des uns, les procédés des autres, et ces acquisitions, loin de diminuer son individualité, lui conféreront une vigueur croissante, - Delacroix aura à sa disposition le plus riche répertoire chromatique qu'ait jamais eu aucun peintre.

Quel chemin parcouru depuis son premier tableau, Dante et Virgile, dont la couleur peut nous sembler sage et presque terne, mais qui cependant parut d'abord d'unc audace révolutionnaire! M. Thiers, un des rares critiques qui aient défendu cette toile exposée au Salon de 1822, ne peut s'empêcher de la trouver « un peu crue ».

Le Massacre de Scio, conçu sous l'impression des Pestiférés de Jaffa, de Gros, et dont la couleur bénéficic de l'influence de Constable, est un tel progrès et marque si catégoriquement la rupture complète de Delacroix avec toute convention officielle et toute méthode académique, que ses défenseurs de la première heure l'abandonnent. Gérard déclare : « C'est un homme qui court sur les toits »; M. Thiers s'effraye et blâme tant d'audace ct Gros dit :

« Le massacre de Scio c'est le massacre de la peinture. »

Alors, il met sa science incomparable au service de sa fougue et de sa crâneric et se crée une technique toute de méthode, de combinaison, de logique et de parti pris, qui exalte son génie passionné au licu de le refroidir.

9. Cette connaissance de la théoric scientifique de la couleur lui sert d'abord à harmoniser ou à exalter par le contraste deux teintes voisines, à régler d'heureuses rencontres de teintes et de tons, par l'accord des semblables ou l'analogie des contraires. Puis, un progrès en amenant un autre, cette observation continue des jeux de la couleur le conduit à l'emploi du mélange optique et à l'exclusion de toute teinte plate, jugée néfaste. Dès lors, il se garde bien d'étendre sur sa toile une couleur uniforme il fait vibrer une teinte en y superposant des touches de la même teinte à un autre ton ou des touches d'une teinte très voisine. Exemple: un rouge scra martelé de touches, soit du même rouge, mais à un ton plus clair ou plus foncé. soit d'un autre rouge, un peu plus chaud plus orangé - ou un peu plus froid plus violet.

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Après avoir ainsi surexcité des teintes par la vibration et la dégradation du ton sur ton et du petit intervalle, il crée, par la juxtaposi

tion de deux couleurs plus éloignées, une troisième teinte résultant de leur mélange optique. Ses plus rares colorations, il les crée par cet ingénieux artifice et non par des mélanges sur la palette. Veut-il modifier une couleur, la pacifier, la rabattre? Il ne la souille pas en la mêlant à une couleur opposée : il obtient l'effet cherché, par une superposition de hachures légères qui viennent influencer la teinte dans le sens voulu sans en altérer la pureté. Il sait que les couleurs complémentaires s'excitent, si elles sont opposées, et se détruisent, si elles sont mêlées s'il désire de l'éclat, il l'obtient par leur contraste en les opposant; au contraire, par leur mélange optique, il obtient des teintes grises, et non sales, qu'aucune trituration sur la palette ne pourrait produire si fines et si lustrées.

Par cette juxtaposition d'éléments voisins ou contraires, en variant leur proportion ou leur intensité, il crée une série infinie de teintes et de tons jusqu'alors inconnus, à son gré éclatants ou délicats.

10. Quelques exemples pris dans ce chef-d'œuvre, Femmes d'Alger dans leur appartement, montreront l'application de ces divers principes.

Le corsage orangé-rouge de la femme couchée à gauche a des doublures bleu-vertes: ces surfaces, de teintes complémentaires, s'exaltent et s'harmonisent, et ce contraste favorable donne à ces étoffes un éclat et un lustre intenses.

Le turban rouge de la négresse se détache sur une portière à bandes de couleurs différentes, mais il ne rencontre que le lé verdâtre, précisément celui qui forme avec ce rouge l'accord le plus satisfaisant.

Les boiseries de l'armoire alternent rouges et vertes et sont un autre spécimen d'harmonie binaire : le violet et le vert des carreaux du dallage, le bleu de la jupe de la négresse et le rouge de ses rayures, présentent des accords non plus de complémentaires, mais de couleurs plus rapprochées.

Après ces exemples d'analogie des contraires, il faudrait citer, comme application de l'accord des semblables, presque toutes les parties du tableau. Elles tressaillent et vibrent, grâce aux touches de ton sur ton, ou de teinte presque identique, dont le maître subtil a martclé, tamponné, caressé, hachuré les diverses couleurs posées d'abord à plat et sur lesquelles il revient par cet ingénieux travail de dégradation.

L'éclat prestigieux et le charme rutilant de cette œuvre sont dus, non sculement à cet emploi du ton sur ton et du petit intervalle, mais aussi à la création de teintes artificielles résultant du mélange optique d'éléments plus éloignés.

Le pantalon vert de la femme de droite est moucheté de petits dessins jaunes; ce vert et ce jaune se mêlent optiquement et donnent naissance à une localité d'un jaune-vert qui est bien celui, doux et brillant, d'une étoffe soycuse. Un corsage orangé se rehaussėra du jaune des broderies; un foulard jaune, surexcité par des rayures

rouges, flamboiera au centre du tableau, et les faïences bleues et jaunes du fond fusionneront en une teinte d'un indéfinissable vert d'une rare fraicheur.

Citons encore ces exemples de teintes grises obtenues par le mélange optique d'éléments purs mais contraires : le blanc de la chemisette de la femme de droite est rompu par une teinte indécise et tendre, composée par le rose et le vert juxtaposés de petites fleurettes; la teinte chatoyante et douce du coussin sur lequel s'appuie la femme de gauche est produite par la mêlée des petites broderies rouges et verdâtres qui, voisinant, sc reconstituent en un gris optique,

II. Cette science de la couleur qui lui permet d'harmoniser aiusi les moindres détails du tableau, d'en embellir les moindres surfaces, lui sert également à en régler la composition chromatique, à obtenir, par des règles sûres, une harmonie générale.

Après avoir, par un balancement raisonné, par de savantes oppositions, établi l'harmonie physique de son tableau, du plus petit détail au grand ensemble, il peut, avec autant de certitude scientifique, en assurer l'harmonie morale. Maniant cette science au gré de son inspiration, il décide telle ou telle combinaison, fait dominer telle ou telle couleur, selon le sujet qu'il veut traiter. — Toujours sa couleur a un langage esthétique conforme à sa pensée. Le drame qu'il a conçu, le poème qu'il veut chanter, c'est d'une couleur toujours appropriée qu'il les exprimera. Cette éloquence du coloris, ce lyrisme de l'harmonie, c'est la grande force du génie de Delacroix. - Grâce à cette compréhension du caractère esthétique de la couleur, il pourra, avec quelle sûreté et quelle ampleur, exprimer son rêve et peindre, tour à tour, les triomphes, les drames, les intimités et les douleurs.

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L'étude du rôle moral de la couleur dans les tableaux de Delacroix nous entraînerait trop loin. Contentons-nous de signaler la Mort de Pline, exprimée par les accords lugubres d'un violet dominant, le calme de Socrate et son démon familier, obtenu par le parfait équilibre des verts et des rouges. Dans Muley-abd-er-Rahman entouré de sa garde, le tumulte est traduit par l'accord presque dissonant du grand parasol vert sur le bleu du ciel, surexcité déjà par l'orangé des murailles. Rien ne peut répondre mieux au sujet des Convulsionnaires de Tanger que l'exaltation de toutes les couleurs, poussée dans cette toile jusqu'à la frénésic.

L'effet tragique du Naufrage de Don Juan est dû à une dominante vert-glauque foncé, assourdie par des noirs lugubres; la note funèbre d'un blanc, éclatant sinistrement parmi tout ce sombre, complète cette harmonie de désolation.

Dans les Femmes d'Alger, le peintre ne veut exprimer aucune passion, mais simplement la vie paisible et contemplative dans un intérieur somptueux : il n'y aura donc pas de dominante, pas de couleur clef. Toutes les teintes chaudes et gaies s'équilibreront avec leurs complémentaires froides et tendres en une symphonie décora

tive, d'où se dégage à merveille l'impression d'un harem calme et délicieux.

12. Cependant Delacroix n'a pas encore atteint tout l'éclat et toute l'harmonie auxquels il doit parvenir un jour. Si nous continuons l'examen attentif du tableau Femmes d'Alger, que nous avons pris comme exemple de l'application de sa méthode scientifique, nous pourrons constater qu'il y manque la parfaite unité dans la variété qui caractérisera ses derniers ouvrages.

Tandis que les fonds, les costumes, les accessoires vibrent d'un eclat intense et mélodieux, les chairs des figures peuvent, par com paraison, paraître plates et un peu ternes et mal en accord avec le

reste.

Si l'écrin brille plus que les bijoux, c'est que Delacroix a fait chatoyer les moindres surfaces des étoffes, des portières, des tapis, des faïences, en y introduisant quantité de menus détails et de petits ornements dont les multiples colorations viennent pacifier ou exciter ces parties du tableau; tandis qu'il a peint d'une teinte plate et presque monochrome les chairs, parce que, dans la réalité, elles ont cette apparence. Il n'a pas encore osé y introduire des éléments multicolores non justifiés par la nature. Ce n'est que plus tard qu'il saura dominer la froide exactitude et qu'il ne craindra pas de rehausser de hachures artificielles la teinte des chairs pour obtenir plus d'éclat et plus de lumière.

13. Jamais les trésors de sa palette ne sont épuisés. Il se dégage, peu à peu, du clair-obscur de ses premières œuvres. Un chromatisme plus puissant se répand sur la surface entière de ses toiles; le noir et les couleurs terreuscs disparaissent en même temps que la teinte plate; des teintes pures et vibrantes les remplacent sa couleur semble devenir immatérielle. Par l'emploi du mélange optique, il crée des teintes génératrices de lumière. Si un peu plus de clarté dans la galerie d'Apollon ou un peu moins de prudence craintive au Sénat et à la Chambre, permettaient d'étudier de près les décorations de Delacroix, on pourrait facilement constater que les teintes les plus fraiches et les plus délicates des chairs sont produites par de grosses hachures vertes et roses juxtaposées et que l'éclat lumineux des ciels est obtenu par un travail analogue. Au recul, ces hachures disparaissent, mais la couleur qui résulte de leur mélange optique se révèle puissante, tandis que. vue à cette distance, une teinte plate s'effacerait ou s'éteindrait.

Delacroix parvient enfin au couronnement de son œuvre : la décoration de la Chapelle des Saints-Anges à Saint-Sulpice. Tous les progrès réalisés pendant quarante années d'effort et de lutte se résument là. Il est alors complètement débarrassé des préparations sombres et des dessous bitumineux qui obscurcissent certaines de ses

œuvres et qui maintenant réapparaissent, les craquelant et les détério

rant.

Pour la décoration de cette chapelle, il ne peint plus qu'avec les couleurs les plus simples et les plus pures; il renonce définitivement à subordonner sa couleur au clair obscur; la lumière est partout répandue : plus un seul trou noir, plus une seule tache sombre, en désaccord avec les autres parties du tableau, plus d'ombres opaques, plus de teintes plates. Il compose ses teintes de tous les éléments qui doivent les rehausser et les vivifier sans souci d'imiter les apparences ou les colorations naturelles. La couleur pour la couleur, sans autre prétexte! Chairs, décors, accessoires, tout est traité de la même façon. Il n'est plus une seule parcelle de peinture qui ne vibre, ne tressaille, ne miroite. Chaque couleur locale est poussée à son maximum d'intensité, mais toujours en accord avec sa voisine, influencée par elle et l'influençant. Toutes fusionnent avec les ombres et les lumières, en un ensemble harmonieux et coloré, d'un équilibre parfait, où rien ne détonne. Nettement la mélodie se dégage des multiples et puissants éléments qui la composent. Delacroix a enfin atteint l'unité dans la complexité et l'éclat dans l'harmonie, que toute sa vie il avait recherchés.

14. Pendant un demi-siècle, Delacroix s'est donc efforcé d'obtenir plus d'éclat et plus de lumière, montrant ainsi la voie à suivre et le but à atteindre aux coloristes qui devaient lui succéder. Il leur laisse encore beaucoup à faire, mais, grâce à son apport et à son enseignement, la tâche leur sera bien simplifiée.

Il leur a prouvé tous les avantages d'une technique savante, de combinaison et de logique, n'entravant en rien la passion du peintre, la fortifiant.

Il leur a livré le secret des lois qui régissent la couleur : l'accord des semblables, l'analogie des contraires.

Il leur démontre combien unc coloration unie et plate cst inférieurc à la teinte produite par les vibrations d'éléments divers combinés. Il leur assure les ressources du mélange optique, permettant de créer des teintes nouvelles.

Il leur conseille de bannir le plus possible les couleurs sombres, sales et ternes.

Il leur enseigne qu'on peut modifier et rabattre une teinte sans la souiller par des mixtures sur la palette.

Il leur signale l'influence morale de la couleur, venant contribucr à l'effet du tableau; il les initie au langage esthétique des teintes et des tons.

Il les incite à tout oser, à ne jamais craindre que leurs harmonies soient trop colorées.

Le puissant créateur est également le grand éducateur : son enseignement est aussi précieux que son œuvre.

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