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quées au Sénat : il les développait, insistait sur elles, prodiguait les tirades enflammécs, répandait les paroles flatteuses, appropriait avec une science achevée ses paroles à son auditoire, ne négligeait aucun argument susceptible d'impressionner la populace. Le Consul montra Capouc restaurée (1), les Décemvirs devenus dix rois, les plus belles campagnes italiennes distribuées selon leur caprice, l'atteinte portéc aux droits du peuple, le stratagème des seize tribus désignées par un sort complaisant, enfin les généraux de Rome asservis aux politicicns, l'exception ridicule ou suspecte admise en faveur de Pompée et à laquelle répondait mal l'inégibilité des absents, si évidemment destinée à exclure Pompée du décemvirat.

La foule ne demandait qu'à se laisser convaincre, quand l'habile dignitaire insinuait : « Les tribuns comptent garder l'argent, ils vont l'entasser dans leurs caisses, et le peuple n'en verra rien. Si les riches refusent de vendre leurs biens au Trésor, comment les Ꭹ forcera-t-on? Subira-t-on leurs exigences? - Vendront-ils au prix qu'ils voudront? Ils achèteront les Décemvirs; et, à l'heure des répartitions, tout le territoire campanien sera donné aux hommes riches, le vulgaire recevra quelques pieds de terre dans les déserts de l'Apulie... Auprès du plaisir d'habiter Rome et d'y régner par vos suffrages, de vivre au forum et de jouir des fêtes, que valent les sables de Siponte ou les marais de Salapia?... »

Les acclamations de la plèbe et toute la mimique expressive de l'enthousiasme italien accueillirent la péroraison du plus grand orateur de Rome. Rullus reparut en son absence et crut parer l'accusation dont il pressentait la menace en avançant imprudemment que les ennemis de la loi agraire étaient du parti de Sylla et soutenaient dans leurs intérêts les acquércurs des biens des proscrits. Cette effronterie était grossière; aussi eut-elle un plein succès: quand le Consul vint au forum, les visages n'étaient plus les mêmes (2). Cicéron calma les murmures, écrasa la défense du démagogue, eut recours aux attaques personnelles qu'il gardait en réserve encore, et démontra positivement que la loi amnistiait Valgius et les enrichis de Sylla. Le tribun fut anéanti, la loi agraire abandonnée; et la plèbe romaine répudia le présent qu'on lui voulait faire (3).

La victoire des conservateurs n'était pourtant guère décisive. Les anarchistes, à bout de moyens légaux, furent acculés à la violence; leur noyau s'augmentait chaque jour; ils continuèrent à conspirer. A Rome, le hautain Lentulus, patricien d'antique origine, visitait les quartiers ouvriers; il excitait les artisans (4). En Italie, des émissaires prêchaient les ruraux obérés et les pâtres. Cicéron avait éloigné le péril immédiat du despotisme décemviral, mais non guéri la société ni conjuré la crise foncière. Loin de là, sa résistance heureuse rete

(1) Cicéron, in Rullum, II, passim. (2) In Rullum, III. 1.

(3) Cf. Cicéron, pro Rabirio, 12. (1)-Cicéron, in Catilinam, IV, 8.

Pline l'Ancien, VII, 31, 8 (éd. Littré),

nait dans la capitale les misérables sans épargne et sans travail que les démocrates agrariens voulaient doter de lopins de terrc.

L'insurrection de Catilina éclata au mois d'octobre, à Fesula (Fiesole), cn Etrurie. On sait comment elle fut vaincue par Cicéron, malgré César. Les conspirateurs furent étranglés le 5 décembre, sans jugement, dans leur cachot. -Tour à tour indécis, puis audacieux, le Consul accepta le poids de l'affaire, se glorifia mème de l'illégalité commise: elle fut une leçon pour César.

Cicéron était satisfait; mais ses beaux jours étaient passés. Il vécut désormais dans un mauvais rève, comparant sans cesse aux souvenirs de son triomphe la suite hostile des événements, toujours déçu dans son attente d'un retour de félicité. Il aspirait à l'ordre, au calme, et, fidèle à son système, voulait le maintien de l'alliance des Chevaliers et du Sénat. La province d'Asie, source de richesses intarissable, était rendue à ses amis les publicains. Cicéron, qui avait des parts dans toutes les grandes entreprises de cette époque, devenait riche, puissamment riche: il accumulait les millions (1). Toutes les classes de la société, dans la métropole et dans les provinces, avaient, jugeait-il, avantage à ce que la paix générale fùt observée. La Mysie se purgeait de brigands; les colonies helléniques d'Asie Mineure retrouvaient leur prospérité (2); les commerçants romains pullulaient en Gaule : pas une pièce d'argent ne circulait dans la contrée qui ne figurât sur leurs livres (3); et, dans Rome même, les artisans, s'ils étaient sages, devaient souhaiter que l'avènement d'une période tranquille fît renaître enfin la confiance, nécessaire à leur industrie (4). Ce que disait l'ex-Consul à ce propos eût été tout à fait raisonnable s'il avait eu moins d'indulgence pour les rapines de l'ordre équestre, et moins d'indifférence aussi pour les crises de l'agriculture italienne. plus de pitié enfin et d'intérêt pour la petite plèbe, multitude affaméc et vorace, misera ac jejuna plebecula, que ses lettres confidentielles (5) nommaient la sangsue du Trésor : illa hirudo aerarii...

(1) M. Antonin Deloume, dans son curieux livre sur les Manieurs d'argent à Rome (p. 79), évalue à 25 millions la fortune totale à laquelle parvint Cicéron, la valeur de l'argent n'étant pas très différente à cette epoque et à la nôtre, comme cela peut s'induire de l'édit de Diocléticu sur le maximum des prix. Or, les avocats à Rome ne recevaient pas d'honoraires proprement dits. D'autre part, Cicéron n'était pas concussionnaire, malgré ce qu'a pu dirc Mommsen sur ses relations avce César, dans les derniers temps de sa vie. Sa fortune venait apparemment de sa participation aux affaires des publicains Il ne négligeait d'ailleurs aucune occasion de bénéfices, même peu délicats : par exemple, lorsqu'il racheta les biens de Milon, son ami, exilé pour avoir tué Clodius, son adversaire. Cette opération équivoque lui rapporta 2 millions et demi de sesterces 625,000 francs, et lui valut les reproches justifiés de Milon. Cf. Cic. ad Atticum, V, 8; VI, 4; et Dureau de la Malle, Economie politique des Romains, t. II, p. 293-294

(2) Cicéron, ad Quintum, I, 1, 8.

(3) Cicéron, pro Fonteio, 4.

(4) In Catilinam, IV, 8.

(5) Ad Atticum, I, 16.

Il attendait tout de Pompée. Celui-ci perdit en Asie son hiver, partit en automne pour l'Italic et, sottement magnanime, congédia ses forces militaires en débarquant à Brindisium. Le général venait à Rome sans avoir aucune idée nette du rôle qu'on attendait de lui : il soutint mollement Cicéron, se laissa mener par César. qui le rendit suspect à tous et détruisit en quelques mois ce qui lui restait d'influence. Sa conduite en Orient fut discutée; on lui refusa le Consulat. Mal vu du parti populaire. en rupture avec le Sénat, le dominateur de l'Asie se lança dans l'opposition sans être sûr d'aucun concours et sans aucune psychologie. — Le tribun Flavius, sa créature, présenta. en 694 = 60, une loi agraire (Lex Flavia) rédigée à la hâte et simple instrument de groupe, qui expropriait partiellement les possessores sullani et consacrait à l'achat de terres cinq années du produit des taxes établies par Pompée dans les provinces; les vétérans du général et subsidiairement les plébéiens pauyres recevraient des assigna

tions.

Cicérou prit très bien la chose: cette loi lui semblait modérée (1) : les souvenirs de sa lutte contre Rullus ne le génaient point. La réforme agraire lui paraissait-elle périlleuse si elle venait d'un tribun du peuple, inoffensive si elle venait d'un général républicain?... Cicéron accepta certaines dispositions du projet, repoussa les autres, consentit aux achats de terres, refusa l'expropriation des possessores sullani (2). Mais personne ne soutenait la loi; elle sombra. Les aristocrates détestaient Pompée et les démocrates le militarisme Cicéron en fut pour ses avances, et Pompée pour ses maladresses.

César avait compromis l'un et ruiné le crédit de l'autre. Cicéron vit avec désespoir sa diplomatic inutile et tout l'écroulement du système auquel il s'était tant confié. Il écrivait à Atticus : « L'année qui passe a jeté bas les deux piliers de la République que j'avais cimentés en un scul. Elle a renversé le pouvoir du Sénat, elle a détruit l'entente des ordres! » (3) - L'incartade du jeune patricien Clodius, surpris en vêtements de musicienne dans la maison de la femme de César, où les dames romaines célébraient les mystères de la Bonne Déesse, cut un retentissement immense et souleva des passions qui ne désarmèrent jamais, des inimitiés qui se prolongèrent dans la discussion des affaires publiques. Cicéron, excité en cette aventure par Terentia, sa propre femme, et mal inspiré, offensa César par la manière dont il témoigna contre Clodius dans le procès qui s'ensuivit. César répudia Pompeia la femme de César ne devait pas être soupçonnée; il paya tant bien que mal ses créanciers et se déroba aux curiosités en partant sur-le-champ pour l'Espagne, comme gouverneur.

Le scandale de toutes ces révélations sur des faits de la vie intime atteignait des membres en vue de la société patricienne et mit une

(1) Ad Atticum, 1, 18.

(2) Ad Atticum, I, 19.

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Zumpt, Comment. epigraph., p. 261, distingue deux espèces de possessores sullani : acquéreurs réguliers et usurpatenrs.

(3) Ad Alticum, I, 18:

lumière répugnante sur les mœurs des aristocrates. On fit là-dessus des gorges chaudes dans la coterie des parvenus. Mais bientôt le Sénat prit sa revanche, aux dépens des publicains. Ceux d'Asie se plaignaient justement d'avoir exagéré leurs offres et demandaient la révision du traité qu'ils avaient passé avec les censeurs. Cicéron défendit au Sénat leurs prétentions, moins par conviction intime que par solidarité et surtout par crainte d'une scission de l'ordre équestre (1). Il eut affaire, pour son malheur, à un contradicteur d'autant plus redoutable qu'il était entièrement vertueux le petit-fils de Caton l'Ancien, l'intraitable Marcus Caton, objet de l'estime générale, rebelle à toute compromission, opina comme un citoyen de la République de Platon; et nous sommes, disait Cicéron désolé (2), la pourriture de Romulus...

Le Sénat donna tort aux fermiers d'Asie; cela consomma la rupture des Chevaliers et de la noblesse. César, à son retour d'Espagne, s'entendit avec l'ordre équestre; il organisa rapidement le premier triumvirat, employa Crassus et Pompée, passa sans concurrents sérieux aux suivantes élections consulaires...

La République conservatrice avait vécu : elle n'avait donné aucune solution aux plus essentiels des problèmes; et ses hommes les plus éminents finissaient dans l'incohérence, le doute et le décourage

ment.

(1) Ad Atticum, 1, 17. (2) Ad Atticum, II, 1.

ROBERT DREYFUS

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Après avoir quitté les Bach-Sonian ce soir-là. Valrose s'était dirigée vers la campagne. Elle ressentait un besoin de détente, de réaction plus encore physique que morale. Elle marcha d'abord avec un peu de fièvre, ressassant dans son esprit leurs entretiens religieux et littéraires, pesant plus justement, loin de l'influence de leur atmosphère, la vérité ou la vanité de leurs théories, souriant du scabreux si sobrement présenté de leurs idées sur l'amour.

Elle ne s'étonna pas que son choix ne fût pas tombé sur le plus subtil et le plus raffiné des deux hommes qui la recherchaient.

Les contrastes se plaisent, a-t-on dit de tout temps. Un homme très intellectuel demandait à sa bien-aimée de l'esprit comme une rose et du goût comme un bon fruit. Les femmes, mème d'esprit, n'en demandent en général pas davantage à leurs amours. Elles se plaisent dans la société d'un homme d'une intellectualité remarquable, mais s'en éprennent rarement. Leur cœur n'a pas besoin de subtilité; il tend instinctivement vers le type naturel de l'homme, vers le repos heureux, vers les bras forts au geste simple qui semblent ne plus vouloir s'ouvrir quand ils sont fermés sur vous. En dépit des meilleurs raisonnements, le cérébral, le sensuel cultivé à l'extrême, semble menacer de « fuites » inattendues. Son goût est fait de trop d'éléments divers pour être longtemps satisfait du même objet; la somme de volupté qu'il désire ne saurait lui être fournic par une seule créature. Il est fidèle à l'amour, inconstant à l'amante et ne lui demande pas plus qu'il ne lui donne : ce qu'il croit être sa force est en même temps sa faiblesse, car la femme dont on n'exige pas la foi, ne croira jamais être aimée.

Valrose n'était pas sentimentale et ne croyait guère à la valeur des mots sentimentaux. Mais elle croyait à leur force magnétique, à leur nécessité, à leur charme. Certains mots sont l'esquisse d'un mouvement. « Je vous aime » a toute la troublante douceur d'un baiser, et savoir dire « Je veux » est le premier geste vers une action forte.

Le désintéressement intelligent et philosophique de Bach-Sonian en ce qui regardait la pluralité et la fragilité des amours, l'intéressait mais ne l'attachait pas.

Valrose, tout en ruminant ces choses, marchait de cette allure rythmique et vive qui dénote une grande habitude de la marche. Aucun exercice ne lui était cher davantage et jusqu'à présent aucune

(1) Voir La revue blanche du 15 mai 1898.

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