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les riches royaumes qui bordent la Méditerranée; l'avenir était aux généraux.

A son retour d'Espagne, le triomphateur Pompée, sollicité anxieusement par les Chevaliers et la plèbe, n'hésita pas à détruire l'œuvre de Sylla, sous lequel il avait servi, mais non sans lui porter ombrage. Son consulat (684 = 70) fut la revanche des partis abaissés par le terrible Dictateur. Le Tribunat reprit dans l'Etat son importance. Les Sénateurs durent accepter, dans les tribunaux, la collaboration étendue et le contrôle de l'ordre équestre. Enfin le système des fermages fut restauré en Asie Mineure, à la joie des hommes de finances.

Le hasard des coalitions amenait à peu près les choses à la direction qu'avait cherchée Caïus Gracchus; mais pourtant l'action parallèle de la multitude romaine et des fermiers généraux n'avait point sa raison obligée dans la logique des intérêts. Un jeune avocat, dévoué à Pompée, comprit à merveille le caractère accidentel de cette alliance. Marcus Tullius Cicero, né dans une famille aisée et même assez opulente (1) de la bourgeoisie italienne, pouvait se dire de l'ordre équestre. S'étant très vite aperçu que de tous les partis rivaux, un seul, — celui des Chevaliers, - possédait par lui-même une force efficace, celle de l'argent, il souhaita que l'aristocratie de fortune devint le régulateur de la société en se portant tour à tour vers la plèbe ou vers le Sénat. Ambitieux de richesses et d'honneurs, Cicéron avait du goût pour la culture hellénique et une grande facilité dans le maniement des idées générales. Les Chevaliers lui plaisaient par leur audace entreprenante, leur intelligence accueillante à tout mérite personnel, et enfin leur sens voluptueux des agréments de la vie. Son idéal politique fut l'établissement d'une République modérée et conservatrice, douce aux gens d'affaires, également éloignée en somme de la morgue nobiliaire et du désordre démagogique, — dans laquelle les chefs militaires protégeraicnt le pouvoir civil, mais en le respectant, où le peuple serait vertueux, et les orateurs vénérés... L'honnête homme qu'il était ne fut incapable ni de réflexion, ni même de courage; par malheur, son courage était intermittent, sa hardiesse manquait de puissance et sa réflexion de méthode : il se laissait duper sans cesse par la griserie de sa prestigieuse parole et par des jouissances d'amour-propre qui préparaient sa ruine future en lui cachant les réalités.

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Ses débuts le firent remarquer. Dans l'affaire de Roscius d'Ameria, il n'avait pas craint d'affronter la colère, alors toute-puissante, de Sylla, - car les précautions oratoires (2) dont il enveloppa

(1) Au dire de Plutarque, il avait hérité personnellement de 90.000 deniers (près de 100.000 francs). La dot de Terentia, sa femme, fut de 120.000 deniers. Cicéron avait une belle villa à Arpinum, où il était né, et de petites terres à Naples, à Pompei.

(2) Cf. pro Roscio, 2, 8, 9, 38, 44; de Officiis, II, 14.

son attaque ne dérobaient point ses arrière-pensées; et Pompée découvrit en lui un collaborateur ardent, un précieux partisan des projets qu'il avait rapportés d'Espagne.

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Envoyé jadis comme questeur en Sicile, Cicéron se trouva très documenté sur les méfaits du gouverneur Verrès, ancien protégé de Sylla, soutenu puissamment par la coterie patricienne. En 684 = 70, il obtint (1) de défendre en justice les réclamations des agriculteurs siciliens, pressa les juges, produisit des témoins, fit parler les faits, démontra clairement les stupéfiantes complicités, les exactions abominables du gouverneur de Sicile et des fermiers Apronius, Carpinatius : si clairement que le tribunal criminel, composé pourtant d'amis de Verrès, dut s'incliner à l'évidence. Et, lorsque Verrès éperdu se fut enfui sans attendre la suite, aussitôt la première audience, l'orateur de l'opposition, mécontent sans doute de perdre un plaisir d'éloquence et soucieux d'accabler ses adversaires, rédigea et publia, sous forme de discours, le virulent réquisitoire qu'il n'avait pas pu prononcer...

On y pouvait voir un navrant tableau de l'agriculture sicilienne (2). Avant la préture de Verrès, nombre de paysans labouraient un arpent de terre et vivaient heureux en Sicile; tous disparurent, par l'effet de son oppression. Par contre, Verrès se vantait d'avoir fait monter l'adjudication des dîmes : cela n'était ni surprenant, ni louable, puisque les cultivateurs se voyaient forcés par le gouverneur à payer parfois plus de trois dîmes, au lieu d'une seule, aux publicains. La désertion des campagnes fut si rapide et si complète dans la province que le gouverneur Metellus, se disposant à remplacer Verrès, écrivit de Rome aux habitants des villes siciliennes pour les conjurer de retourner à la charrue, et leur promit de revenir aux coutumes administratives du roi Hiéron, l'ancien tyran de Syracuse. En effet, le mal était grand et difficile à réparer. A Leontini (Lentini), le nombre des agriculteurs était tombé de 83 à 32; à Mutyca, de 188 à 101; à Herbite, de 257 à 120; à Agyrium, de 250 à 80... L'île merveilleuse, chérie de tout temps par les poètes et convoitée par les barbares, devenait stérile et désolée...

...

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Le vainqueur de Verrès avait cru faire le procès du seul parti sénatorial. Mais les scandales qu'il révélait déconsidéraient tout le régime. Très visiblement, Cicéron était l'agent des Chevaliers (3); et personne autre que lui n'était assez naïf pour croire que la probité serait supérieure et l'Etat mieux administré, si les influences politiques passaient du Sénat à l'ordre équestre.

Un grand malaise pesait sur Rome : les affaires subissaient une crise; le prix des vivres était cher. Un essai de partage agraire tenté par un tribun obscur après la réforme pompéienne (Lex Plotia)

(1) Voir le discours in Cæcilium.

(2) Cf. in Verrem. Il, 111, 11, 16, 17, 21, 51 et suivants.

(3) Cf. Cicéron, pro Fonteio, 11; pro lege Manilia, 7 : « publicani, homines et honestissimi et ornatissimi », etc.

n'aboutit point. Au dehors, les révoltes d'esclaves et les pirateries des écumeurs de la mer étaient des périls permanents. En vertu de la loi Gabinia (687 = 67), Pompée reçut le commandement suprême : il partit pour l'Orient, fit la chasse aux pirates, les dispersa, triompha de Mithridate, pacifia l'Arménie, assiégea Jérusalem, réorganisa la Judée. Ces opérations militaires le tinrent loin de Rome pendant cinq

ans.

Les premières victoires de Pompée sur les pirates rendirent la Méditerranée au transit des navires marchands et produisirent instantanément la baisse des vivres. Mais les agitateurs de la capitale, toujours en éveil, se mirent en état d'exploiter l'éloignement du général et de susciter, non pas précisément dans le peuple, mais plutôt entre gens du monde aux abois, une conjuration où des ambiticux comme Crassus et César, sans tout à fait sc compromettre, s'associaient provisoirement à des affamés comme Pison et Catilina. Celui-ci disait en substance (1) ; « La République est aux bandits. Les rois, les tétrarques sont leurs tributaires : ils ont des palais, des tableaux, des objets d'art; et nous tous, braves gens que nous sommes, nobles ou non, on nous méprise, on nous insulte, on nous traque et on nous condamne! A eux les honneurs, le pouvoir, le luxe; à nous les dettes et la misère. Prenez-moi pour chef, nommez-moi Consul, et leurs dépouilles sont à nous... >>

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L'entreprise appelait à elle, sans distinction d'origine, tous les pauvres. Elle fut ébruitée par la patricienne Fulvia, maîtresse de Curius, membre du complot, qui la maltraitait, ne pouvant plus la payer. Au dernier moment, tout échoua. Le sentiment du danger commun rapprocha, par contre-coup, les éléments conservateurs : aux élections consulaires pour l'année 691 = 63, les Chevaliers et la noblesse s'entendirent sur le nom de Cicéron; et l'Italien d'Arpinum, - celui que les gamins des rues traitaient naguère de méchant Grec et d'écolier, passa contre Catilina. Les adversaires des institutions firent élire à l'autre siège un des leurs, Caïus Antonius, ancien familier de Sylla, présentement sans moyens d'existence. banqueroutier et politicien.

Cicéron dominait l'anarchie. Les Chevaliers, les Sénateurs se ralliaient à sa personne; les succès les plus décisifs de Pompée en Orient coïncidaient, par un hasard d'heureux augure, avec son élévation. L'homme nouveau se persuada qu'il était tout-puissant et qu'il jouissait d'une immense gloire, d'une solide popularité.

L'opposition se concertait : elle réformait sa tactique et renouvelait son personnel. Des réunions très fermées se tenaient entre démocrates. Cicéron, consul désigné, en fut éconduit (2) malgré son désir de savoir quelles besognes on y méditait. L'opposition se méfiait de

(1) Cf. Salluste, Catilina, 20.

(2) Cicéron, in Rullum, II, 5.

lui... Il apprit les choses comme tout le monde, le jour où le tribun Publius Servilius Rullus donna lecture, sur la place publique, du projet de loi agraire (Lex Servilia) qu'il avait accepté de défendre. Les secrétaires de Cicéron coururent au forum; ils prirent le texte de la loi et l'apportèrent à leur maître, qui l'examina hâtivement.

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... Par raisonnement comme par instinct, Cicéron n'aimait point les lois agraires (1). La fonction de l'Etat était. à son gré, de garantir à tout citoyen la jouissance de son patrimoine. Il blâmait le tribun Philippus d'avoir insisté sur le nombre infime de Romains pourvus d'un capital (2), car la tendance d'un tel langage lui paraissait trop favorable à l'établissement de l'égalité des biens, - qui serait, disait-il. le pire des fléaux. Cicéron confondait les lois agraires et les lois sur la remise des dettes dans une mésestime toute pareille; et il les jugcait. non seulement périlleuses, mais impolitiques, éveillant toujours la rancune de ceux qu'elles lèsent, et rarement la reconnaissance de ceux qui en bénéficient: sans compter l'injustice qu'il pouvait y avoir à dépouiller un individu de ses possessions séculaires, pour enrichir un indigent.

La loi Servilia (3) ne comportait, à vrai dire, presque point d'expropriations, au sens le plus large du mot. Loin de là, Rullus confirmait dans leurs possessions actuelles tous les détenteurs de terres, y compris les adjudicataires des biens confisqués par Sylla, les possessores sullani; les derniers vestiges, jusqu'alors donnés à bail. du domaine public italien (forêt Scantia, pays de Capoue, de Stella...) seraient seuls repris, réassignés. Le mécanisme de la loi consistait principalement en combinaisons de vente et d'achat destinées à la fondation de colonies populaires en Italie : vente du domaine public provincial (immobilier et mobilier), de Carthage, Carthagène, Corinthe, Sicile, Egypte, Macédoine, Chypre. Asic Mineure...; et achat de domaines privés sur le territoire italien. Dix commissaires (Decemviri). nommés pour cinq ans par seize tribus désignées au sort sur les trente-cinq qui formaient le collège électoral, investis d'un pouvoir exorbitant et quasi-dictatorial, choisis parmi les citoyens présents à Rome et secondés par deux cents subalternes, dirigeraient les opérations. Aux ressources créées par les ventes s'adjoindrait le produit des nouvelles taxes établies dans l'Orient de l'Empire; et les généraux, sauf Pompée, seraient tenus de remettre aux Décemvirs le butin non versé au Trésor et non dépensé en travaux. Par l'effet du temps et de l'expérience, les desseins des réformateurs

(1) L'exposé qui suit est emprunté au de Officiis, II, 21-22. Ce traité, composé dans l'âge mûr de Cicéron, résume toute son expérience, révèle le fond de sa pensée; et les idées rappelées au texte animent la série des jugements contradictoires de Cicéron sur les Gracques (in Rullum, II, 5; de Oratore, I, 9; de Legibus, III, 10, etc.) — jugements prudents devant la plèbe et sincères dans l'intimité.

(2) « Il n'y a pas dans la cité deux milliers d'hommes qui possèdent », avait dit Philippus, quarante ans plus tôt.

(3) Cf. Plutarque, Cicéron, 16, 17; Cicéron, in Rullum, passim.

avaient subi, comme on voit, des changements considérables. Au socialisme somptuaire, primitif, un peu puéril, de la loi licinio sextienne, Tiberius Gracchus avait substitué d'impossibles essais de reprise révolutionnaire. Puis Caïus Gracchus et après lui ses imitateurs Saturninus, Livius Drusus s'étaient astreints à combiner la politique coloniale et la politique agraire, employant à cette œuvre de progrès certaines ressources exceptionnelles (telles que les trésors de Cæpio). La loi Servilia reprenait, mais amendait leurs tentatives : remplaçant les moyens extraordinaires par des moyens permanents, elle inaugurait le système de l'agrarianisme d'Etat.

Il convenait de prendre parti, - Cicéron n'y tarda guère. Par ellemême, la loi était forte on y sent la pensée de César; mais, pour exécuter cette loi, il fallait des héros d'intégrité, des gens scrupuleux, irréprochables, dénués d'ambitions politiques, de cupidités pécuniaires. En fait, aux mains de ses auteurs, c'était une arme de discorde, de tripotages et d'oppression. - Né patricien, le tribun Rullus avait beau négliger sa tenue, porter des cheveux longs et la barbe inculte, afficher des dehors truculents (1), tout le monde se souvenait quand même qu'il était gendre de Valgius, honnête homme qui s'était enrichi à spéculer avec Sylla... Le tribun eût été fort aise de faire acheter par le Trésor, de changer en espèces trébuchantes les biens raflés par son beau-père. Et, derrière Ruilus, il y avait la meute des amis de Catilina, secrètement inspirés par César César endetté, sans prestige, mais redoutable et concentré, mesurant ses forces dans l'ombre et qui les essayait déjà...

Le jour de son entrée en charge (1er janvier 691 = 63), Cicéron prit la parole, au Sénat, contre la loi. Sa harangue fut brève, mais d'une énergie inconnue; elle rassura les Sénateurs sur les projets de l'homme nouveau. L'argumentation en était rapide, comme il sied entre gens du même avis, qui n'ont pas à se convertir, mais seulement à se concerter : << Moi Consul, disait Cicéron, on ne vendra point la forêt Scantia, on ne dilapidera point nos richesses! Imaginez les spoliations et les scandales qui suivraient le vote d'une telle loi! Cette loi n'est pas même applicable; en tous cas, elle ne profiterait qu'aux satellites des Décemvirs. Ces gens-là relèveraient Capoue, la cité corruptrice, la ville des plaisirs, la vaniteuse rivale de Rome, — ils se partageraient les terres fécondes de Campanic, qui ont échappé aux Gracques, à Sylla!... Mais je tiendrai tête à Rullus : la multitude entendra ma voix, subira mon autorité! Je suis un Consul populaire, et la loi agraire de Rullus est bien moins populaire que moi!... >>

Au Sénat, l'effet fut immense... Les tribuns n'osaient rien répondre. Atterrés, ils se retirèrent. —Le Sénat, escortant le Consul, se rendit en masse à l'assemblée populaire, où Rullus évita de paraître. D'avance, la cause était gagnée. Cicéron prononça un discours magistral où il reprenait, une à une, toutes les objections sommairement indi

(1) « Truculentius se gerebat », dit Cicéron, in Rullum, II, 5.

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