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tableaux des expositions regorgent d'Allemands et d'Anglais défaits, prisonniers, abattus aux pieds du soldat français et demandant grâce. La peinture à l'huile et la peinture à l'eau nous assurent d'innombrables victoires que chantent les pitres du café-concert. Patriotisme et pornographie, pièces à femmes et pièces à soldats se disputent le théatre; à chaque saison, Déroulède et Marcel Habert vont reprendre Strasbourg, en effigie, sur la place de la Concorde. Mais à la première affaire Schnobelé, toutes les faces verdissent, et la France entière est aux abois quand le sous-aide de camp de Badinguet la menace de « la boucherie ».

Usée, rongée de parasites et de plaies, écrasée sous les charges du présent et les legs du passé, la vieille nation ne renonce pas au panache. Elle ne pourrait plus charger sur les champs de bataille; elle tient à piaffer dans les revues; comme à ses généraux cacochymes, un temps de galop sur le gazon de Longchamps lui suffit, encore à condition d'aller tout de suite changer de flanelle.

Ce qu'elle veut, c'est manifester son culte pour la force, pour le bruit, pour les apparences du succès. Elle admira naguère les filouteries de Suez, identiques à celles de Panama; elle s'enivra de la guerre de Crimée, de la guerre d'Italie, qui avaient révélé dans l'armée les même tares que la guerre de 1870. Quelques mois avant le 4 septembre, l'Empire avait été plébiscité par des millions d'hommes qui se trouvèrent républicains le 5. Au Deux Décembre, ils avaient ratifié l'égorgement du Droit. Pendant dix-huit ans de despotisme, il déclamèrent sur « leur liberté ravie » comme ils déclament depuis un quart de siècle sur « nos chères provinces »; et sans le canon prussien, ils seraient encore les sujets très soumis d'un Napoléon IV ou V.

Ils attendent l'empanaché de leurs rêves. Ils envient Weyler aux Espagnols; ils espèrent en Gallieni le fusilleur. Ils se sont comptés une fois autour de l'amiral Gervais révolté, une seconde fois autour d'Esterhazy. Maintenant, ils savent que la tourbe césarienne est en force, prête au crime, altérée de sang, ardente à s'élancer au premier appel des conspirateurs.

Les soldats même, au besoin, marcheraient. Empoisonnés par des instituteurs imbéciles et par la presse à gros tirages, en proie à la folie de meurtre qui saisit fatalement l'homme armé, la plupart de ces enfants mitrailleraient leurs pères, leurs frères aînés, leurs camarades. Ils viennent de le faire en Italic. Ceux qui les appellent tendrement « nos petits soldats », et qui les feront fusiller à leur tour sans pitié quand ils auront repris la blouse ou le bourgeron, savent l'art de saigner le peuple par les mains du peuple. Les prolétaires stupides qui, sous l'habit de soldat, ont fait merveille à Fourmies, feraient merveille aussi bien à Paris. Mais leur aide ne sera pas nécessaire; on pourra les consigner dans leurs casernes. La populace fournit une armée supérieure, aussi brutale, aussi féroce, anonyme.

insaisissable, donc irresponsable; et l'on a fait l'appel des cadres autour du Palais de Justice.

Telle étant la situation, qu'y a-t-il à faire?

Qu'y a-t-il à faire pour cette poignée d'hommes libres qui sont noyés dans la multitude servile, qui luttent perpétuellement pour la raison, pour la justice, pour la vérité, contre une immense majorité d'ignorants, de fanatiques, d'insensés, — qui de tout temps essuyèrent en France la persécution, mais qui pourtant donnent au monde l'illusion d'une France généreuse et noble?

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Vont-ils entreprendre de restaurer l'esprit public? de changer des esclaves en citoyens? Vont-ils quitter leurs cabinets d'étude et leurs laboratoires pour publier sans relâche les hontes de la tyrannie, les forfaits du régime militaire, les inévitables châtiments de l'abdication? pour préparer enfin à ce pays une génération d'hommes? On l'a tenté, déjà : sans effet. Les expériences les plus terribles n'ont rien appris au peuple français, qui retourne périodiquement à la dictature comme le chien à son vomissement. Et puis, c'est long. La crise est ouverte. Il faut aviser aujourd'hui.

Mais si, tout simplement, on renonçait à la lutte? Beaucoup l'ont d'avance désertée. Quoi qu'il doive arriver, ils l'acceptent. «< A quoi bon? disent-ils. Nous serons toujours vaincus. Ce peuple ne vaut pas la peine qu'on se fasse écharper pour lui. Puisqu'il aime la trique, il en aura; voilà tout. Que nous importe? Au contraire, nous compterons avec plaisir les coups marqués sur son échine; et nous taperons, nous taperons dur. Ça soulagera notre mépris. Le tyran qui nous laissera travailler tranquilles sera toujours le bon tyran et son intérêt évident n'est-il pas de nous donner la paix pour l'avoir? Au diable le peuple et ses folies! »

Très bien. Seulement, on ne se résout point à l'abstention sans avoir dans l'âme quelques parties dégradées. Ensuite, le calcul est faux. Le marché de tolérance réciproque n'est jamais tenu par le despote; il se contente, au début, de la neutralité; bientôt il exige l'adhésion expresse et le concours actif. Il ne souffre point les gens qui se taisent. Et puis, alors même qu'il n'est pas frappé, un homme peut-il vivre devant le fouet qu'on accroche au mur et qu'on peut décrocher demain?

Autre chose, alors.

Il faut dire : Nous ne voulons pas. Que le peuple soit prêt à la servitude, ou même qu'il l'appelle de ses vœux, nous entendons qu'il reste libre. Pour ne pas être entraînés dans son esclavage, nous le retiendrons dans la liberté. Nous le forcerons d'être libre, non pour lui, mais pour nous.

Nous ne sommes guère? C'est vrai. Mais de l'autre côté, les meneurs ne sont pas beaucoup non plus. La masse nous verrait écraser avec plaisir, avec une joie envieuse; mais elle est trop làche, et trop occupée ailleurs, pour nous écraser d'elle-même. Elle est inerte. Il

faut seulement empêcher qu'on ne l'échauffe, qu'on ne la mette en action. Qu'on arrête à temps les piqueurs et les valets de chiens : la meute ne quittera pas le chenil.

Combien cela fait-il de monde? Dix mille officiers, sans doute, sur le double; vingt-cinq mille hommes en tout, conduits par deux à trois cents chefs. Il y a en France plus de vingt-cinq mille hommes résolus à prévenir le mauvais coup; il y a plus de trois cents hommes qui seraient d'abord fusillés ou déportés en Guyane par le dictateur et sa bande. C'est un cas de légitime défense. Dès qu'on fera mine de nous mettre en joue, tirons les premiers. Sans métaphore.

Des sociétés naïves se fondent pour « défendre » les Droits de l'homme et du citoyen par la concorde universelle. Quelle ingénuité! Défense suppose combat. L'homme qui braque une arme sur ma poitrine, je le tue.

En décembre 1851, les célèbres vainqueurs de l'Algérie, les intrépides professionnels qui faisaient partie de la Législative, furent arrêtés au saut du lit. Doux comme des moutons, ils passèrent leur culotte et se rendirent à Mazas. Un seul fit le geste de saisir ses pistolets : « Pourquoi faire? objecta le commissaire. Si vous me brûlez la cervelle, un autre commissaire viendra tout à l'heure. » Le guerrier, décontenancé, capitula. Or, si, dans le même moment, tous les personnages qui se trouvaient dans le même cas avaient brûlé la cervelle à tous les commissaires, il ne serait pas resté de commissaires pour les empoigner.

Le 1er mars 1815, comme Napoléon débarquait de l'île d'Elbe à Cannes pour mettre encore l'Europe à feu et à sang, le maire d'un village voisin lui dit : « Nous commencions à être heureux et tranquilles ; vous allez tout troubler. » Si ce magistrat municipal, au lieu de discourir, avait envoyé au Corse une balle dans le ventre, il eût sauvé de la mort plus de cinquante mille hommes; il eût sauvé la France d'une seconde invasion, du démembrement, de l'occupation étrangère. Ni plus ni moins.

URBAIN GOHIER

Un Stylet

I

J'avais en toute hâte envoyé chercher le Dr Rowell, mais il n'était pas encore arrivé et la situation était terrible.

Mon ami gisait sur ce lit d'hôtel et je le croyais mort. Seule, la poignée incrustée de pierreries de la dague se pouvait voir ; la lame était toute dans la poitrine.

Arrache-le, mon vieux, suppliait le blessé de ses lèvres blémies et contractées, et sa voix n'était guère moins inquiétante que le regard morne de ses yeux.

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Non, Arnold, lui dis-je (refus que me dicta l'instinct ou, peutêtre, certaines notions élémentaires d'anatomie), et doucement je passai la main sur son front.

- Pourquoi non? Il me fait mal, murmura-t-il.

C'était pitié de voir ainsi souffrir ce garçon robuste, plein de santé, si hardi et si insouciant.

Le Dr Rowell entra.

C'était un homme aux cheveux grisonnants, de haute taille, l'air grave.

Il s'approcha du lit, et je lui montrai du doigt le manche du poignard, que terminait un gros rubis et que des diamants et des émeraudes alternés ornaient de bizarres fioritures.

Le médecin tressaillit. Il tâta le pouls d'Arnold et parut embarrassé.

Quand cela est-il arrivé? demanda-t-il.

Il y a environ vingt minutes, répondis-je.

Le médecin sortit précipitamment, me faisant de la tête signe de le suivre.

Arrêtez! dit Arnold.

Nous obéimes.

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Est-ce de moi que vous voulez parler?

Oui, répondit le Dr Rowell avec hésitation.

Alors parlez en ma présence, dit mon ami. Je n'ai pas peur. C'était dit de ce ton impérieux qui lui était habituel, et cependant ses souffrances devaient être intolérables.

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- Dans ce cas, dit le médecin, si vous aviez des dispositions à prendre, il vaudrait mieux le faire de suite. Je ne puis rien pour vous. - Combien de temps ai-je à vivre? demanda Arnold.

Le docteur réfléchit, caressant sa barbe grise.

- Cela dépend, dit-il enfin. Si nous enlevons le poignard, vous vivrez trois minutes; si nous le laissons en place, vous pouvez vivre une heure ou deux..., mais pas davantage.

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Arnold ne broncha pas.

Merci, dit-il, en dépit de la douleur ébauchant un vague sourire. Mon ami, que voici, règlera la question de vos honoraires. J'ai quelques dispositions à prendre. Que le poignard reste.

Il tourna les yeux de mon côté et, me serrant la main, dit affectueusement:

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Et je te remercie bien, mon pauvre vieux, de ne l'avoir pas

arraché.

Le médecin, mù par un sentiment de délicatesse, quitta la chambre, disant :

Veuillez sonner s'il survient un changement; je reste dans

l'hôtel.

Il était parti depuis quelques instants seulement, quand il revint soudain :

Excusez-moi, dit-il. Il y a dans l'hôtel un jeune chirurgien qu'on dit fort habile. Je ne suis pas chirurgien moi-même, je suis médecin. Le ferai-je mander?

Certes, dis-je avec empressement.

Mais Arnold sourit et secoua la tête.

— J'ai grand peur que le temps nous manque, dit-il.

Je refusai de l'écouter et fis mander le chirurgien. J'écrivais sous la dictée d'Arnold, quand les deux hommes entrèrent.

Il y avait chez ce jeune chirurgien un air d'assurance et de résolution qui dès l'abord me frappa. L'apparence, quoique douce, était franche et hardie; ses mouvements étaient précis et prompts. Ce jeune homme s'était fait remarquer déjà dans de difficiles opérations de laparatomie et il était à cet âge plein de confiance où l'ambition permet de tout tenter. Le nouveau venu se nommait le Dr Raoul Entrefort; il était créole et avait voyagé et étudié en Europe.

Parlez franchement, murmura Arnold lorsque le Dr Entrefort eut terminé son examen.

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Qu'en pensez-vous, docteur? demanda Entrefort à son ainé.

- Je pense, répliqua l'autre, que la lame a pénétré dans l'aorte montante environ deux pouces au-dessus du cœur. Tant qu'elle restera dans la blessure, l'épanchement du sang, bien que certain, sera relativement peu considérable; mais que la lame fût retirée, le cœur se viderait presque instantanément par la blessure aortique.

Cependant, Entrefort coupait adroitement la chemise et mettait la.. poitrine à nu. Il examina la poignée de pierreries avec l'intérêt le plus vif.

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Vous vous basez, docteur, dit-il, sur cette supposition que l'arme est un poignard.

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