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mandement militaire prévaut sur le banc des jurés comme sur le champ d'exercice... Le despotisme de l'épée commence. Le pouvoir suprême, en France, ne réside plus dans les ministres; il a passé aux mains des généraux. » La presse russc admirait la bassesse des moujicks français.

Le 21 janvier, avant le procès, on avait dit dans l'Aurore : « Il s'agit de savoir si la nation matera la sédition du Pouvoir militaire, ou si le Pouvoir militaire courbera définitivement la nation sous le joug. » Le 4 mars, après le procès, le Figaro concluait : « La société militaire et la société civile sont aux prises; la lutte se terminera dans un nombre quelconque d'années par la domestication et la soumission de l'une des deux rivales. » Il ne peut donc subsister aucun doute : dans les deux camps, on porte sur la situation le même jugement.

Mais le délai qui nous sépare du dénouement ne se prolongera pas <«< un nombre quelconque d'années »; il peut se réduire à quelques mois, à quelques semaines. La guerre hispano-américaine fournit un aliment à l'excitation militariste; la victoire des Espagnols serait le triomphe des Weyler et des Blanco; la défaite ou la victoire des Américains leur vaudra pareillement un long accès d'infection militaire. A Madrid, à Naples, à Milan, l'état de siège a mis le peuple et la presse à la merci de la soldatesque. La moitié de l'Italie a été livrée aux attentats des généraux. Les vaincus de Lissa et de Custozza, les fuyards d'Adoua, ont mitraillé là-bas les citoyens, comme ici les vaincus de Worth et de Sedan, les capitulards de Metz et de Paris, les fuyards de Langson. Partout s'agite et s'excite l'Internationale du sabre; l'Eglise la poussc; l'Argent la soutient. Le scrutin des 8-22 mai renvoie, pour quatre ans, au Parlement français, une majorité de réaction, naguère hypocrite, désormais audacieuse. Le coup sera tenté bientôt, demain peut-être.

Il ne rencontrera guère d'obstacles.

Et d'abord, aucun dans le Pouvoir civil. Il n'y a pas de Pouvoir civil, pas de pouvoirs civils. Le gouvernement n'est qu'une ombre vaine, qui s'évanouit devant les généraux. Les crimes de l'état-major à Madagascar, la folie séditieuse de l'amiral Gervais ont trouvé M. Cavaignac, M. Lockroy, tout le ministère radical aussi piteux que fut depuis le ministère Méline sous l'insolence de MM. de Boisdeffre, de Pellieux et Gribelin. Les anciens insurgés repentis et nantis rampent sous la cravache de leurs vainqueurs versaillais. Pas un ministre, pas un représentant du peuple, en vingt-cinq ans, n'a demandé sérieusement compte au Pouvoir militaire de trente milliards dévorés, de vingt lois mille fois violées. Les ci-devant chefs du feu parti républicain proclament qu'il n'y a plus, hors de l'Etat militaire, « ni justice, ni police, ni gouvernement, ni Chambre, rien, rien. »

La Chambre ne représente rien. Les scrutins qui l'élisent sont faux. Dans la Haute-Garonne on a noté quatre-vingt-six procédés de fraude; on a relevé sur les listes huit mille électeurs imaginaires. En Corse,

le Conseil d'Etat découvre 350 électeurs inscrits dans une commune qui renferme 345 habitants et 162 hommes en âge de voter. Dans la Creuse, le dernier recensement signale 69.221 hommes majeurs, et les élections accusent 79.914 électeurs. Un grand nombre de députés sont nommés par la moitié, par le tiers, par le quart des citoyens de leur circonscription. Dans tel bourg pourri, deux mille électeurs, ou même, aux colonies, huit cents fonctionnaires, envoient un représentant à la Chambre; dans telle grande cité, deux cent mille citoyens restent sans députés. La Chambre entière est élue par quatre millions et demi d'électeurs, sur dix millions et demi de citoyens. Encore, des quatre millions et demi, faudrait-il déduire cinq cent mille fonctionnaires esclaves, et cinq cent mille parents pour lesquels ils répondent. Dans cette Assemblée issue de la minorité de la nation, les lois sont votées ou les résolutions prises à la minorité. Les derniers ordres du jour gouvernementaux de la législature ont été adoptés par des mamelucks qui représentaient tous ensemble 1.940.000 électeurs, sur dix millions et demi.

Le régime est condamné, décrié par ceux mêmes qui l'exploitent. On n'en fera jamais de satire plus sanglante que M. Méline, M. Barthou, M. Poincaré, M. Deschanel, dans les articles qu'ils ont écrits ou dans les discours qu'ils ont prononcés depuis deux ans. L'incapacité, l'impuissance, l'incohérence, l'ineptie du Parlement et du gouvernement y sont cruellement analysées. La même assemblée, qui reparaît aujourd'hui presque identique, a soutenu aveuglément le cabinet Bourgeois jusqu'à sa désertion, puis le cabinet Méline. La même assemblée a voté (26 mars 1896) puis rejeté (16 juillet 1897) le principe de l'impôt sur le revenu.

La Constitution, vingt fois déchirée par ceux qui en ont la garde, n'existe plus. Des lois d'exception, des tribunaux d'exception. l'annulation des élections régulières, la validation des élections frauduleuses, l'invasion continuelle du Palais législatif par les soldats. les guerres conduites et les territoires annexés sans autorisation préalable, les traités tenus secrets, l'instauration de la diplomatie personnelle et des alliances mystérieuses, ont consommé la ruine de l'ordre républicain. Renversé quatre ou cinq fois, renversé notamment deux fois en dix-huit mois sur la réforme des contributions directes, le ministère a gardé le pouvoir au mépris de la règle parlementaire. La dernière Chambre a prolongé son existence huit mois au-delà du terme constitutionnel. Celle-ci pourra se maintenir à vie ou se déclarer héréditaire. Par le fait qu'il n'y a plus rien, il peut arriver n'importe quoi par la volonté de n'importe qui.

Mais le peuple?

Voici le pire. Le peuple est prêt, il est mûr, il attend le coup militaire. S'il n'y aide pas, il le laissera faire.

D'abord, de ce qui lui importe, il ne sait rien, ne veut rien savoir. Il s'en remet aux « compétences ». qui portent un certain costume

pour connaître certaines matières. Il livre sa vie, son bien, ses fils, toute la patrie à la première casquette galonnée. Le sang de la valetaille ancestrale emplit toujours ses veines. Le bourgeois féru d'aristocratie, qui ne donnerait pas vingt francs de Marie Chassagne ou de la femme Pourpe, lâche vingt-cinq louis pour approcher Liane de Pougy ou Emilienne d'Alençon; les marchands, les belles-mères, les filles vénèrent également la noblesse; et la police, qui promène par les rues des processions de bacchantes, interdit au public des FoliesBergère les cuisses de la princesse de Chimay.

La mégalomanic exaspérée de Faure-Belluot reste en deça de la servilité nationale. Des militaires qui portent sur leurs épaules la chaise percée du président aux évêques empressés à bénir son << auguste personne », toute la race domestique épanche un vieil arriéré de bassesse. L'arrivée dans nos murs d'un autocrate authentique a redoublé cette fièvre ; toutes les nations se sont tenu les côtes à voir les fameux démocrates français aux pieds de la tzarine allemande et de l'ataman cosaque. La seule idée du knout les allumait. Embelli de lampions et de fleurs en papier huilé, Paris avait la noble allure de M. Jourdain recevant Dorante. Le cri de « Vive la Pologne ! » était alors qualifié « regrettable incident »; il suffisait de prendre la qualité de sujet russe pour esquiver dans les postes le passage à tabac. Dans la République décrassée, Dieu même sentit la nécessité d'y mettre des formes; l'attitude incongrue que le P. Ollivier lui prêtait à Notre-Dame excita le scandale, et le cardinal-archevêque offrit à l'Elysée les très humbles et respectueuses excuses de son bon Dieu rallié.

Trois cent mille Arméniens, protégés de la France, ràlaient dans d'horribles supplices, trois mille femmes chrétiennes flambaient dans une seule église, la Crète se débattait sous le couteau, la Grèce allait périr, Weyler entassait à Cuba quatre cent mille cadavres : et le peuple français restait muet; il se bouchait les yeux, il se bouchait les oreilles. A la fin, il a pris parti. Reniant le droit des peuples, pour se décharger une bonne fois des revendications importunes, il a prêté ses vaisseaux, ses canons, ses soldats aux bourreaux; il a conspué les victimes. Le 15 mars 1897, par 282 voix contre 165, la Chambre française a repoussé l'ordre du jour « réservant le droit imprescriptible des peuples à disposer de leur nationalité ». Le peuple français a crié : « Bravo ! »

Parmi nous, Stambouloff et Canovas ont des admirateurs; les atrocités de Montjuich et de la Havane ont des apologistes. Des ministres salariés par la haute finance internationale, une presse qui vit des massacres d'Orient comme des suicides de Monaco, nourrissent avec amour la bestialité de la foule. Quand les martyrs échappés de Montjuich montraient leurs membres mutilés, quand l'écho des fusillades de Madagascar arrivait jusqu'ici, nos journalistes en faisaient d'atroces plaisanteries. Une minorité infime de bons citoyens voulut du moins sauver les apparences, laisser croire au monde que

la France était capable encore d'enthousiasme pour les justes causes et d'attachement à ses amis des mauvais jours; ils ouvrirent une souscription nationale en faveur des Grecs; ils recueillirent, des trente-huit millions de Français, 29.000 francs pour la Grèce. Comme le nom de Navarin, ce chiffre appartient à l'histoire.

Au reste, pourquoi ce peuple serait-il ému des catastrophes étrangères, quand il reste indifférent à ses propres pertes? On a fait tuer, en dix ans, cinquante mille de ses fils au Tonkin; on en a tué d'un coup, délibérément, sept mille à Madagascar; on a dit aux mères en deuil : « C'est la loi d'airain; c'est pour des considérations supérieures. » Et les morts sont oubliés. Aux petits bourgeois sordides qui aiment leurs écus au moins autant que leurs enfants, on a volé quinze cents millions dans une scule affaire; ils n'ont pas soufllé mot; ils vénèrent humblement les grands filous dans la caisse de qui s'est entassé leur argent. Même volé, même volé dans leur poche, l'argent leur inspire tant de respect qu'ils en respectent le voleur. L'argent reçoit leurs adorations; ils n'obéissent qu'à l'argent; hier, les farouches « travailleurs » du Tarn et du Nord ont trahi Jaurès et Guesde, leurs hommes, pour rendre hommage aux tas d'or du marquis de Solages et de M. Motte.

Sous l'œil du peuple français, le cabinet noir fonctionne. Les ministres, les loyaux militaires, les fonctionnaires passent leur temps à voler des lettres, à livrer des dépêches. La censure des œuvres dramatiques est troublée par les commissaires de police qui doivent (circulaire n° 611) surveiller le jeu des acteurs, l'intention du débit, et signaler la cause, l'occasion, la nature des marques d'approbation ou d'improbation du public. Le domicile des particuliers est à la merci de tout policier, civil ou militaire, et pas un citoyen ne songe à se protéger. Des capitaines de vaisseau gagnent les étoiles de contre-amiral en fouillant les armoires des journalistes, pour moucharder d'autres officiers. Des colonels se déguisent en rats-de-cave pour envahir les mansardes des modistes. Jamais un coup de revolver, une poursuite, une plainte des cambriolés n'a payé les cambrioleurs.

A la veille des grands procès, les magistrats civils ou militaires font voler les papiers des accusés et des témoins, y suppriment les documents dangereux, y glissent des documents faux, pour perdre les innocents, pour sauver les coupables. On menace, on frappe, on prive de leurs emplois les rares honnêtes gens qui ne veulent pas mentir en justice. Les avocats insultent le frère qui défend son frère. Ils chargent leurs clients au lieu de les défendre, pour se concilier les juges. Le jury délibère et décide en proie à la plus folle terreur. Les généraux ordonnent qu'un homme condamné par eux, « coupable ou non », périsse: et les législateurs approuvent son immolation <<< qu'il soit innocent ou coupable ».

Tout le peuple confirme: à mort! Une croix rouge à la porte des protestants; une croix noire à la porte des juifs. A Nantes, on pille les boutiques; en Alger, on brûle, on assomme, on torture, on souille

les enfants et les femmes. Mille journaux, trente millions de Français applaudissent. Les prétendus révolutionnaires se montrent les plus couards. Les jeunes gens se montrent les plus vils. Toute une génération a fleuri de petites âmes blasées, raccornies, venimeuses, de sophistes méchants, de bourreaux amateurs. Ils offrent leur échine au bâton des plus forts, à condition de pouvoir joyeusement déchirer les plus faibles. Quand on disperse leurs processions, les catholiques ne se plaignent pas; ils adjurent le gouvernement d'assommer les socialistes. Quand on disperse leurs meetings, les socialistes ne se plaignent pas; ils reprochent au gouvernement de ne pas assommer les catholiques. C'est en ce sens que le Français entend l'égalité. Quant on voit, au sortir de Tivoli Vaux-Hall, les terribles << révolutionnaires >> recevoir sans broncher des coups de poing sur la face, des coups de crosse dans le ventre, des coups de botte dans les tibias, on peut juger du reste de la nation, qui n'est pas « révolutionnaire >>.

Les feuilles populaires réclament des cours prévôtales « à rapide allure » contre les ennemis de l'ordre de choses. Les électeurs déterrent, pour en émailler le Parlement, tous les débris de la Boulange. Les journaux bien pensants voudraient une Chambre d'officiers en retraite. Les ex-libéraux de l'orléanisme écrivent : « Nous n'avons besoin que d'un soldat. Ce que la France doit demander au ciel et à la terre, ce n'est pas un homme d'Etat supérieur; c'est un grand soldat. >> On publie des manifestes signés d'« un groupe d'officiers >>. On propose que tout détracteur de l'armée « soit mis en prison d'abord, sauf à le juger plus tard ». Des défections inattendues, et symptomatiques, jettent dans le camp césarien de ci-devant libertaires, des anarchistes refroidis, qui croient le moment venu d'adopter le côté du manche.

Comme dit Zo d'Axa dans sa feuille, la France, vieille grenouille, veut mordre encore à l'amorce du fond de culotte rouge. Non pas qu'elle rêve de batailles; elle est calmée; le cauchemar de la Revanche, enfin, l'a quittée depuis la renonciation signifiée en Crète, et depuis les toasts du Pothuau. Vingt-cinq ans, nous avons cabotiné péniblement sur cette Alsace-Lorraine dont nous parlions toujours pour avoir le droit de n'y penser jamais. La gorge serrée, nous lancions vers les Vosges des défis sans conviction; et pour nous prouver notre indomptable bravoure, nous allions tuer des nègres sans défense. Avec trois millions de soldats, on a triomphé des amazones de Behanzin, et Ranavalo à la Réunion efface Napoléon III à Wilhemshoe.

A mesure que l'effroi de la guerre augmente, le charlatanisme chauvin s'étale plus effrontément. La parade du 14 juillet, le moindre défilé de Polytechniciens ou de pompiers déchaîne un délire belliqueux; on frappe des médailles commémoratives de la débâcle; on élève dans tous les coins des statues aux généraux de déroute ou de reddition. Les livres pour les enfants, les livres pour les hommes, les

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