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Arfagard brandit son large couteau, et, au moment précis où il se dispose à le plonger dans le cœur de l'être qu'il chérit par-dessus tout, la voix de Guilhen se fait entendre. Fervaal écarte le bras du sacrificateur, et, comme ce dernier a l'audace de lui dire qu'il appartient désormais aux dieux, Fervaal lui crie qu'il ne connaît plus les dieux et que l'amour le possède entièrement. Arfagard, ahuri, ne voulant rien comprendre à un si brusque changement, Fervaal l'étend à ses pieds d'un revers de glaive et vole dans les bras parfumés de Guilhen, laquelle ne tarde pas à expirer en implorant la lumière. Fervaal, pris d'hallucination, voit du sang partout; puis, saisissant le corps raidi de Guilhen, il l'emporte triomphalement vers le sommet de la montagne, et le fils des nuées, retournant à ses origines, disparait dans les nuées.

A l'orient la lumière a brillé
Et la joie embrase le monde.
Rartout s'étend la paix féconde.
Ils sont venus les temps prédits :

Le jeune amour est vainqueur de la mort.

Ce livre, surchargé de longueurs voulues, de récits à l'allemande et de complications médiocrement justifiées par les nécessités de l'action intérieure, est, malgré son point de départ, ses tendances, son aspect et son accent wagnériens, prisonnier des vieilles conventions. L'artificiel y règne par endroits. Et pas n'est besoin de faire observer que la scène de l'élection du brenn n'est qu'un hors-d'œuvre mouvementé, plaqué au milieu de l'intrigue, en vue de l'effet scénique, pour former spectacle. Cette scène très développée est indifférente à la marche de l'action psychologique et passionnelle, et détonne par son allure poncive et meyerbeerienne. Pour ce qui est de l'apparition de Kaito, elle pourrait tout aussi bien se trouver au prologue ou au premier acte. C'est arbitrairement qu'elle est placée au second acte.

Sur l'œuvre pèse le poids du Destin. Si Fervaal manque au serment druidique en aimant, le cycle d'Esus est fermé. Seule la mort appellera la vie. Donc, selon la prophétie, le parjure doit mourir. Or, Fervaal, qui a juré de ne pas aimer et de rester pur, viole son serment. Et, non seulement il ne meurt pas, mais la mort de Guilhen suffit à tout arranger. Wagner, implacable en sa logique, aurait fait périr Fervaal comme il frappe impitoyablement tous ceux qui, ayant possédé l'anneau maudit, tombent sous le coup de l'anathème d'Alberich. M. d'Indy, plus magnanime et plus subtil en son interprétation des prophéties, épargne son héros et limite le sacrifice vengeur à la mort de Guilhen, laquelle n'a fait aucun serment, n'appartient pas à la religion druidique puisqu'elle implore Allah! par conséquent est innocente du crime commis par Fervaal. Seulement, si Fervaal était mort, il ne pourrait accomplir l'ascension finale, et M. d'Indy tenait à terminer sa pièce sur un effet grandiose.

La musique de Fervaal est digne de l'auteur de la Cloche.

Elle intéresse au plus haut point par la sûreté, la complexité, la

supériorité de sa technique; par le bonheur souvent inattendu de ses combinaisons rythmiques et harmoniques; par la somme prodigieuse de talent dépensé. Mais, comme elle évite avec un soin jaloux de s'abandonner aux véhémences de la passion; comme elle n'est jamais secouée par le grand frisson de la vie et qu'on n'y sent pas bouillonner le flot d'une inspiration jeune et féconde; comme le sentiment de la nature la rafraîchit et la poétise à peine, et qu'elle ne pénètre pas jusqu'aux fibres les plus mystérieuses de l'àme; enfin, comme la technique, si magnifique qu'elle soit, n'est qu'un moyen et ne sera jamais le but définitif de l'art, la musique sans émotion de Fervaal laisse l'auditeur froid. Avec M. d'Indy la musique ne sort pas de son élément spécial et atteint rarement à l'expression humaine.

Le musicien dit ce qu'il veut dire avec distinction, sans enfièvrement d'aucune sorte. Le cri s'étouffe dans une atmosphère lourde de toutes les richesses accumulées d'une orchestration chargée d'intentions multiples. L'intensité dynamique est nulle. La mélodie, courte, sans jaillissement, se ressent de l'effort de l'enfantement, et il ne serait pas très surprenant que, loin de venir de l'inspiration spontanée, elle fût le produit d'un long travail réfléchi.

Chez M. d'Indy - est-ce une illusion? - l'idée semble beaucoup plus naître de la forme même que la forme ne paraît être amenée naturellement par l'idée.

Est-ce à dire que dans cette partition il n'y ait pas de pages à citer? Non, certes. M. d'Indy, qui est un symphoniste de l'ordre le plus élevé, affirme à maints endroits sa maîtrise. Si le musicien dramatique (sauf à l'extrême fin de Fervaal) est faible, le symphoniste admirable sc retrouve en particulier dans le prélude du premier acte. Là, M. d'Indy est lui-même. N'ayant pas de sentiments humains à exprimer, de situations dramatiques à traiter, de conflit de passions à peindre, il est d'une grâce délicieuse ouatée et vaporeuse, et ce prélude est d'une impression de charme exquise. Il faut citer le début du premier acte, d'une ravissante tonalité, quelques déclamations d'Arfagard qui ont du caractère et, deci delà, dans les longueurs du premier acte, une phrase de Fervaal: « Jadis enfiévré par le chant des hardes », et une autre phrase de Guilhen: « Elle n'est plus, la fière Guilhen », d'un sentiment juste et vrai; tout cela dans une note douce.

Le second acte, tout d'extériorité, est surtout bruyant et inutile.

Il procède de Berlioz et de Meyerbeer. Seulement il y a gros à parier que si ce génie et ce talent l'eussent traité, l'un y eùt mis plus d'idée et l'autre une plus sûre entente des effets de théâtre. L'ensemble manque de magnificence décorative. On est loin des grandes convulsions berlioziennes et des vastes fresques meyerbeeriennes. La violence du coloris et la majesté du spectacle font trop défaut. Et ce n'est pas le chant quelconque, entonné par Fervaal, et repris en chœur par les guerriers, qui peut aider à masquer le néant de cet acte diffus.

plein d'entrées et de sorties bizarres. D'ailleurs, ce chant d'une banalité exagérée fait songer à certain morceau du Tribut de Zamora.

Le dernier acte est la seule partie de l'ouvrage où le musicien se soit laissé gagner par le dramatique de la situation.

La scène finale n'est point dépourvue de grandeur et le dernier souffle exhalé par l'œuvre de M. Vincent d'Indy est, en somme, un beau souffle héroïque.

En composant Fervaal, M. d'Indy a ambitionné de s'élancer d'un vol altier vers les hauteurs auxquelles seuls atteignent les privilégiés de l'inspiration et de l'art. Si ses ailes se sont fondues en chemin, et s'il a défailli dans l'immensité des cicux, il lui reste du moins l'honneur d'avoir tenté une magnifique ascension...

En Guilhen, madame Jeanne Raunay s'est révélée artiste supérieure. Par la distinction aristocratique de sa beauté, le charme qui émane de son être en fleur, la noblesse de sa plastique, la grâce et la fierté de ses attitudes; par son artistique et profonde compréhension du rôle, et le cachet exquisement féminin qu'elle imprime au personnage de Guilhen; par la sincérité et l'éloquence de ses accents, la vaillance de sa voix et la pureté de son style, Mme Jeanne Raunay réalise les visées les plus idéales de l'auteur.

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M. Imbart de la Tour porte sans faiblir le rôle écrasant de Fervaal, et M. Beyle, qui ne vaut pas M. Seguin, le remarquable créateur d'Arfagard au Théâtre de la Monnaie, — n'est point un artiste dont il faille faire fi.

Fervaal est monté de façon merveilleuse. Décors, costumes, mise en scène, tout est superbe. Les choeurs chantent juste et se meuvent avec aisance, chose extraordinaire à l'Opéra-Comique. Quant à l'or chestre, c'est à ne plus le reconnaître. Décidément, M. André Messager est un grand magicien !

Le premier soir, Fervaal a retrouvé, aussi fournis et aussi enthousiastes, les bravos qui avaient salué son apparition à Bruxelles.

M. Anatole France raconte que M. Bergeret ayant entendu M. Roux réciter la Métamorphose de la Nymphe dont il ne pouvait saisir le rythme indéterminé songea :

- Si pourtant c'était un chef-d'œuvre ?

Et de peur d'offenser la beauté inconnuc, ajoute l'ironique écrivain, il serra la main du poète.

ANDRE CORNEAU

Notes sur l'art des Salons

Les Salons annuels sont un exemple des résultats inconcevables où peuvent aboutir des institutions si elles vieillissent dans un peuple trop prompt à rire de toutes pour s'aviser de toucherjamais à aucune. N'est-il pas bouflon que chaque année, à date fixe, près de dix mille peintres et sculpteurs accumulent dans des hangars quelque trente mille objets dont environ huit mille, arbitrairement choisis, sont montrés à un public qui, sans compter les étrangers et les provinciaux accourus tout exprès, représente une bonne partie de la population parisienne? Foule obscure aussi fidèle à cet extraordinaire rendezvous qu'à tous les autres, où lui sont offertes des distractions sur le mérite de quoi elle n'a ni le courage ni le loisir de réfléchir.

Si d'ailleurs on se reporte à des comptes rendus vieux de cinquante ans, on se persuade qu'il n'y a pas de raison pour que nous ne voyions un jour quatre sociétés au lieu de deux tenues de choisir chaque année entre cent vingt mille objets dont le public ira docilement examiner un quart. Si la loi observée depuis qu'on construit des chemins de fer et à propos des industries dites de luxe s'applique, comme il est probable, à la branche dite des beaux-arts et que le développement de la consommation croisse en raison directe du développement de la production, il n'y a pas de limite à prévoir au progrès constaté de la fabrication des tableaux et des statues. Les sociétés, tant nationales qu'internationales, communales, fédérales ou départementales pourront croître et les artistes multiplier sans parvenir à lasser le goût naturel de la foule pour les images et les expositions d'art, débordant les palais que laissent vides les expositions universelles, couvrir des communes, des arrondissements, des départements entiers sans que l'Etat croic jamais avoir fait assez pour encourager un mode si particulier de l'activité nationale dont c'est sa fonction de surveiller, d'administrer, de diriger et de récompenser les efforts.

Il va sans dire que l'on ne saurait considérer ces foires périodiques de la même façon qu'un petit nombre d'œuvres, où se rencontre l'expression de soucis plastiques. Ceux-ci, qui sont abstraits et à la portée seulement d'esprits cultivés, ne sauraient convenir à la majorité des producteurs qui les ignorent ou n'en ont cure, encore moins aux spectateurs, aux clients pour qui ils travaillent. Il est naturel qu'en arrivant à occuper une aussi grande quantité d'artisans et pour satisfaire aux exigences d'une masse inculte, des arts tels que la peinture et la sculpture se soient industrialisés. La fabrication des machines-outils et tous les moyens mécaniques tels que la photographie et le modelage laissent encore à désirer. Cependant on les perfectionne. A tout le moins, il y a déjà d'un objet d'art, conçu par un homme réfléchi et exécuté avec goût et talent, à la moyenne des numéros des salons, la même distance que de l'atelier d'un armurier réputé du

xvio à quelque manufacture de Saint-Etienne. Ce n'est pas d'ailleurs qu'il faille se désintéresser d'événements qui, socialement, voire économiquement, ont une importance considérable.

Par exemple, pour différer si fort de ce qu'ils devraient être raisonnablement, l'objet que se proposent les exposants et le goût qu'on peut attribuer au public n'en sont pas moins dignes d'examen. Il est plus facile d'y accommoder des plaisanteries que d'en rendre compte. Ce n'est pas parce que les mœurs des fourmis ou des singes diffèrent des nôtres qu'elles n'ont pas prêté à des études du plus grand intérêt. Il paraît très vilain et à tout le moins très vain de se targuer d'une supériorité qui, d'un point de vue un peu élevé, n'a aucun sens.

Il convient de marquer que les observations très générales auxquelles conduit un sujet si vaste ne s'appliquent pas à quelques artistes soucieux de développer leurs dons en un sens que leur goût et leurs convenance's personnelles déterminent, au petit nombre d'objets que leur aspect distingue aisément. Qu'elles visent la majorité des morceaux exposés, c'est-à-dire ceux qu'en réalité on vient voir. Qu'elles ne concernent pas non plus quelques visiteurs éclairés et réfléchis que des raisons diverses mêlent à la foule, mais cette foule même, ici essentielle et pour qui en réalité ces spectacles sont préparés. Qu'enfin ce n'est pas seulement parce que le talent y est beaucoup moins rare, ce qui est très facile à remarquer, que l'exposition de la Société Nationale diffère de celle des Artistes admirable hasard des terminologies - mais qu'il semble bien que les préoccupations des exposants soient différentes, essentiellement différentes. A quoi il faut ajouter qu'il est, par parenthèse, tout à fait injuste que la Société Nationale participe par moitié au produit des entrées : elle attire un public particulier mais il semble que ce soit de beaucoup le moins nombreux qu'elle intéresse.

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Les exposants se proposent de distraire et récréer les visiteurs. Ceux qui n'ont en vue que l'exposition comme ceux qui y entreposent des objets mobiliers destinés à leurs contemporains, tels que portraits, décorations, natures mortes ou monuments funéraires, visent à émouvoir ou à instruire une majorité que les préoccupations spéciales, ici plastiques, ne peuvent naturellement concerner. Quelques-uns songent à l'étonner. Ce ne sont pas les plus mal avisés. Ils sont déjà plus rares. La qualité de leur pensée et le degré de talent les différencient seuls de ceux qui sont l'exception et qui se proposent justement pour fin ce que les autres ne considèrent que comme des moyens : l'expression de formes plastiques. C'est dans la différence entre les conceptions et les émotions qu'ils s'efforcent d'exprimer et de communiquer, ici générales et quelconques, là, particulières à un art donné, que gît la différence entre ce qu'on peut appeler, d'un mot commode mais singulièrement déformé par l'usage, les artistes et ceux qui paraissent bien être

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