Imágenes de página
PDF
ePub

Ce mode d'expression simple et précis, la touche divisée, n'est-il pas bien en rapport avec l'esthétique claire et méthodique des peintres qui l'emploient?

[ocr errors]

3. La touche en virgule des impressionnistes joue, en certains cas, le rôle expressif de la hachure de Delacroix, par exemple lorsqu'elle imite la forme d'un objet - feuille, vague, brin d'herbe, etc.; mais, d'autres fois, comme la touche divisée des néo-impressionnistes, elle ne représente que des éléments colorés, séparés et juxtaposés, reconstituables par le mélange optique. Il est clair, en effet, que lorsque l'impressionniste veut peindre des objets d'apparence unie et plate ciel bleu, linge blanc, papier monochrome, nu, etc. et qu'il les traduit par des virgules multicolores, le rôle de ces touches ne s'explique que par le besoin d'orner les surfaces en y multipliant les éléments colorés, sans souci aucun de copier la nature. La virgule impressionniste est donc la transition de la hachure de Delacroix à la touche divisée des néo-impressionnistes - puisque, selon les circonstances, elle joue le rôle de l'une ou de l'autre de ces factures.

De même, la touche de Cézanne est le trait d'union entre les modes d'exécution des impressionnistes et des néo-impressionnistes., Le principe -- commun, mais appliqué différemment -- du mélange optique unit ces trois générations de coloristes qui recherchent les uns et les autres, par des techniques similaires, la lumière, la couleur et l'harmonic. Ils ont le même but et, pour y arriver, emploient presque les mêmes moyens... Les moyens se sont perfectionnés.

4. La division, c'est un système complexe d'harmonie, une esthétique plutôt qu'une technique. Le point n'est qu'un moyen.

Diviser, c'est rechercher la puissance et l'harmonie de la couleur, en représentant la lumière colorée par ses éléments purs, et en employant le mélange optique de ces éléments purs séparés et dosés selon les lois essentielles du contraste et de la dégradation.

La séparation des éléments et le mélange optique assurent la pureté, c'est-à-dire la luminosité et l'intensité des teintes; la dégradation en rehausse le lustre; le contraste, réglant l'accord des semblables et l'analogic des contraires, subordonne ces éléments, puissants mais équilibrés, aux règles de l'harmonie. La base de la division, c'est le contraste le contraste n'est-ce pas l'art?

Pointiller, est le mode d'expression choisi par le peintre qui pose de la couleur sur une toile par petits points plutôt que de l'étaler à plat. C'est couvrir une surface de petites touches multicolores rapprochées, pures ou ternes, en s'efforçant d'imiter, par le mélange optique de ces éléments multipliés, les teintes variées de la nature, sans aucune volonté d'équilibre, sans aucun souci de contraste. Le point n'est qu'un coup de brosse, un procédé, et, comme tous les procédés, n’importe guère.

Le point n'a été employé, vocable ou facture, que par ceux qui, n'ayant pu apprécier l'importance et le charme du contraste et de l'équilibre des éléments, n'ont vu que le moyen et non l'esprit de la division.

Des peintres ont tenté de s'assurer les bénéfices de la division, qui n'ont pu y réussir. Et certainement, dans leur œuvre, les tableaux où ils s'essayèrent à cette technique, sont inférieurs, sinon en luminosité, du moins en harmonie, à ceux qui précédèrent ou suivirent leurs périodes de recherches. C'est que seul le procédé était employé, mais que la << Divina Proportione » était absente. Ils ne doivent pas rendre la division responsable de cet échec : ils ont pointillé et non divisé...

Jamais nous n'avons entendu Seurat, ni Cross, ni Luce, ni Van de Velde, ni Van Rysselberghe, ni Angrand parler de points; jamais nous ne les avons vus préoccupés de pointillé.- Lisez ces lignes que Seurat a dictées à son biographe Jules Christophe :

« L'Art c'est l'Harmonic, l'Harmonie c'est l'analogie des Contraires, l'analogie des Semblables, de'ton, de teinte, de ligne; le ton, c'est-à-dire le clair et le sombre; la teinte, c'est-à-dire le rouge et sa complémentaire le vert, l'orangé et sa complémentaire le bleu, le jaune et sa complémentaire le violet... Le moyen d'expression, c'est le mélange optique des tons, des teintes et de leurs réactions (ombres) suivant des lois très fixes. «

Dans ces principes d'art, qui sont ceux de la division, est-il question de points? trace d'une mesquine préoccupation de pointillage? On peut d'ailleurs diviser sans pointiller.

Tel croqueton de Seurat, enlevé d'après nature, sur un panneau, dans le fond d'une boîte à pouce, en quelques coups de brosses, n'est pas pointillé, mais divisé, car, malgré le travail hâtif, la touche est pure, les éléments sont équilibrés et le contraste observé. Et ces qualités seules, et non un pignochage minutieux, constituent la division.

Le rôle du pointillage est plus modeste : il rend simplement la surface du tableau plus vibrante, mais n'assure ni la luminosité, ni l'intensité du coloris, ni l'harmonie. Car, les couleurs complémentaires, qui sont amies et s'exaltent si elles sont opposées, sont ennemies et se détruisent, si elles sont mélangées, même optiquement. Une surface rouge et une surface verte opposées se stimulent, mais des points rouges, entremêlés de points verts, forment un ensemble gris et incolore. La division n'exige pas du tout une touche en forme de point. Elle peut user de cette touche pour des toiles de petite dimension, mais la répudie absolument pour des formats plus grands. Sous peine de décoloration, la grandeur de la touche divisée doit se proportion. ner à la dimension de l'œuvre. La touche divisée, changeante, vivante, << lumière »>, n'est donc pas le point, uniforme, mort. « matière ».

5. Il ne faut pas croire que le peintre qui divise se livre au travail insipide de cribler sa toile, de haut en bas, et de droite à gauche, de petites touches multicolores. Partant du contraste de deux teintes, sans s'occuper de la surface à couvrir, il opposera, dégradera et pro

portionnera ses divers éléments, de chaque côté de la ligne de démarcation, jusqu'à ce qu'il rencontre un autre contraste, motif d'une nouvelle dégradation. Et, de contraste en contraste, la toile se couvrira. Le peintre aura joué de son clavier de couleurs, de la même façon qu'un compositeur manic les divers instruments pour l'orchestration d'une symphonic : il aura modifié à son gré les rythmes et les mesures, paralysé ou exalté tel élément, modulé à l'infini telle dégradation. Tout à la joie de diriger les jeux et les luttes des sept couleurs du prisme, il sera tel qu'un musicien multipliant les sept notes de la gamme, pour produire la mélodie. Combien mornc, au contraire, le travail du pointilliste....... Et n'est-il pas naturel que les nombreux peintres qui, à un moment, par mode ou par conviction, ont pointillé, aient renoncé à ce triste labeur, malgré leurs enthousiasmes du début?

6. Hachures de Delacroix, virgules des impressionnistes, touche divisée des néo-impressionnistes, sont des procédés conventionnels identiques dont la fonction est de donner à la couleur plus d'éclat et de splendeur en supprimant toute teinte plate, des artifices de peintres pour embellir la surface du tableau.

[ocr errors]

Les deux premières factures, hachures et virgules, sont maintenant admises; mais non pas encore la troisième, la touche divisée. La naturc ne se présente pas ainsi, dit-on. On n'a pas de taches multicolores sur la figure. Mais a-t-on davantage du noir, du gris, du brun, des hachures ou des virgules? Le noir de Ribot, le gris de Whistler, le brun de Carrière, Ics hachures de Delacroix, les virgules de Monet, les touches divisées des néo-impressionnistes, sont des artifices dont usent ces peintres pour exprimer leur vision particulière de la nature.

En quoi plus conventionnelle que les autres procédés, la touche divisée? Pourquoi plus gênante? Simple élément coloré, elle peut, par son impersonnalité même, se prêter à tous les sujets.

Et, si c'est un mérite pour un procédé d'art que de s'apparier aux procédés de la nature, constatons: celle-ci peint uniquement avec les couleurs du spectre solaire dégradées à l'infini, et elle ne se permet pas un millimètre carré de teinte plate. La division ne se conforme-telle pas, mieux qu'aucun autre procédé, à cette technique naturelle? et un peintre rend-t-il un plus bel hommage à la naturc en s'efforçant, comme font les néo-impressionnistes, de restituer sur la toile son principe essentiel, la lumière, ou en la copiant servilement du plus petit brin d'herbe au moindre caillou ?

Au surplus, nous souscrirons à ces aphorismes de Delacroix :

La froide exactitude n'est pas l'art. »

«Le but de l'artiste n'est pas de reproduire exactement les objets. » « Car, quel est le but suprême de toute espèce d'art, si ce n'est l'effet? » 7. L'effet recherché par les néo-impressionnistes et assuré par la division, c'est un maximum de lumière, de coloration et d'harmonie. Leur technique semble donc convenir fort bien aux compositions décoratives, à quoi, d'ailleurs, certains d'entre eux l'ont quelquefois appliquéc. Mais, exclus des commandes officielles, n'ayant pas de

murailles à décorer, ils attendent des temps où il leur sera permis de réaliser les grandes entreprises dont ils rêvent.

A la distance que supposent les dimensions habituelles des œuvres de ce genre, la facture, convenablement appropriéc, disparaîtra et les éléments séparés se reconstitueront en lumières colorées éclatantes. Quant aux touches divisées, elles seront aussi invisibles que les hachures de Delacroix dans ses décorations de la galerie d'Apollon ou de la bibliothèque du Sénat.

D'ailleurs, ces touches divisées qui, vues de trop près, peuvent choquer, le temps ne se chargera que trop volontiers de les faire disparaître. En quelques années, les empâtements diminuent, les couleurs fondent les unes dans les autres, et le tableau alors n'est que trop uni. «La peinture ne doit pas être flairée », a dit Rembrandt. Pour écouter une symphonie, on ne se place pas parmi les cuivres, mais à l'endroit où les sons des divers instruments se mêlent en l'accord voulu par le compositeur. On pourra ensuite se plaire à décomposer la partition, note par note, pour en étudier le travail d'orchestration. De même, devant un tableau divisé, conviendra-t-il de se placer d'abord assez loin pour percevoir l'impression d'ensemble, quitte à s'approcher ensuite, pour étudier les jeux des éléments colorés, si l'on accorde quelque intérêt à ces détails techniques.

Si Delacroix avait pu connaître toutes les ressources de la division, il aurait vaincu toutes difficultés dans ses décorations du Salon de la Paix, à l'Hôtel de Ville. Les panneaux qu'il devait couvrir étaient obscurs, et il ne parvint jamais à les rendre lumineux. Il se plaint dans son Journal de n'avoir pu, bien qu'il s'y soit repris à plusieurs fois, retrouver sur cet emplacement, l'éclat de ses esquisses.

A Amiens, quatre admirables compositions de Puvis de Chavannes : le Porte-Etendard, Femme pleurant sur les ruines de sa maison, la Fileuse, le Moissonneur, placées sur les entrecroisées face à la Guerre et à la Paix, sont rendues invisibles par le jour éblouissant des fenêtres qui les encadrent.

On peut affirmer qu'en ces circonstances une décoration divisée créerait, sur ces panneaux, des teintes colorées qui triompheraient du voisinage trop lumineux des fenêtres.

Même, les toiles de petites dimensions des néo-impressionnistes peuvent être présentées comme décoratives. Ce ne sont ni des études, ni des tableaux de chevalet, mais d'« exemplaires spécimens d'un art à grand développement décoratif, qui sacrifie l'anecdote à l'arabesque, la nomenclature à la synthèse, le fugace au permanent, et confère à la nature, que lassait à la fin sa réalité précaire, une authentique Réalité », écrit M. F. F. Ces toiles qui restituent de la lumière aux murs de nos appartements modernes, qui enchâssent de pures couleurs dans des lignes rythmiques, qui participent du charme des tapis d'Orient, des mosaïques et des tapisseries, ne sont-elles pas des décorations aussi?

-

IV

RÉSUMÉ DES TROIS APPORTS

Tant de phrases, mais il a fallu produire toutes les preuves, pour tâcher de convaincre de la légitimité du néo-impressionnisme en établissant son ascendance et son apport, — ne pourraient-elles se condenser en ce tableau synoptique :

DELACROIX.

L'IMPRESSIONNISME.

LE NEO-IMPRESSIONNISME.

DELACROIX.

L'IMPRESSIONNISME.

LE NEO-IMPRESSIONNISME.

DELACROIX.

L'IMPRESSIONNISME.

LE NÉO-IMPRESSIONNISME.

But.

donner à la couleur le plus d'éclat possible.

Moyens.

1. Palette composée de couleurs pures et de couleurs rabattues;

2. Mélange sur la palette et mélange optique ; 3. Hachures;

4. Technique méthodique et scientifique.

1. Palelle composée uniquement de couleurs pures se rapprochant de celles du spectre solaire;

2. Mélange sur la palette et mélange optique ;
3. Touches en virgules ou balayées;

4. Technique d'instinct et d'inspiration.
1. Même palette que l'impressionnisme;
2. Mélange optique ;

3. Touche divisée;

4. Technique méthodique et scientifique.

Résultats.

En répudiant toute teinte plate et gråce au dégradé, au contraste el au mélange optique, il réussit à tirer des éléments en partie rabattus dont il dispose, un éclat maximum dont l'harmonie est garantie par l'application systématique des lois qui régissent la couleur.

En ne composant sa paletle que de couleurs pures, il obtient un résullat beaucoup plus lumineux et plus coloré que celui de Delacroix; mais il en diminue l'éclat par des mélanges pigmentaires et salis, et en restreint l'harmonie en n'appliquant que d'une manière intermittente et irrégulière les lois qui régissent la couleur.

Par la suppression de tout mélange suli, par l'emploi exclusif du mélange optique des couleurs pures; par une division méthodique et l'observation de la théorie scientifique des couleurs, il garantit un maximum de luminosité, de coloration et d'harmonie, qui n'avait pas encore été atteint.

(A un numéro ultérieur : La Disgrace dE LA COULEUR.)

PAUL SIGNAC

« AnteriorContinuar »