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Le Cirque Solaire (

TROISIÈME PARTIE

IV

De toutes parts, à travers les longues rues brumeuses et silencieuses qui cernent de leur vague les îlots lumineux des belles rues de plaisir, des files de cabs amenaient les spectateurs. Des foules débouchèrent des boyaux souterrains du Métropolitain vers l'immense arc-de-triomphe électrique qui servait de porche à l'Orpheum et, tout de suite, tenus par des hérauts en dalmatiques pourpres, des portraits de miss Lorely avec le luxe de la féérie ou la correction froide de l'amazone et du chapeau lustré, et, autour du hall, un immense promenoir recevait l'affluence.

Là, grâce à des traités passés avec les plus habiles phénoménistes américains, les plus avisés, les plus érudits, les plus au courant, toute la monstruosité humaine pullulait aux yeux du spectateur et lui présentait la première des marches vers le temple de beauté.

Autour des nobles lignes, Cramer avait égrené l'inévitable bordure du laid, et il était très fier de cette conception philosophique. Il avait l'homme le plus maigre, dont la diaphanéité serre le cœur de toutes les idées de misère, de tous les desseins d'apitoiement. A côté du pantin lamentable aux déchiffrables osselets, c'était la femme énorme dont la corpulence déroute, abat comme d'un excès de possibilité les plus grossières frénésies. Les deux sœurs réunies par un bourrelet de chair et la femme à deux têtes et quatre bras en un seul corps amenaient là cette terreur obscure des mauvais démons surveillant d'étranges générations. Le monstre physique et cérébral, l'angoissante image d'un maître du difforme, était affirmé, ou la vision plus atroce encore d'une nature aveugle, imparfaite, taupe cheminant au hasard à travers les phénomènes était dévoilée, et le répugnant spectacle s'aggravait encore de parents sains et bâtis comme tout le monde, placardés, pour ainsi dire, à côté, épinglés en marge des aspects horribles et terribles. Ces bourgeois en habit, affichés en note des monstres, donnaient la sensation affreuse d'une horreur ordinaire, d'une taverne basse où va se passer, avec simplicité et traditionnellement, le crime d'une fumerie d'opium exclusivement fréquentée d'imbéciles. L'horreur de cette galerie adhérait à la vie réelle, à l'existence pot-au-feu, et, comme pour souligner l'hallucinante vérité, la femme aux pattes d'écrevisse dont les doigts sont des pinces couleur de brique allaitait un enfant parfaitement conformé. C'étaient, plus loin, les Aztèques,

(1) Voir La revue blanche des 1o et 15 mars, 1o et 15 avril et 1o mai 1898.

faisant songer au ricanement d'un témoin, d'un antique témoin du développement de la race, et disant: Voici des dégénérescents, en voici comme il y en a encore, et cherchez bien, race blanche, dans vos grandes villes, peut-être trouverez-vous sans peine, chez vous, tels rachitiqnes, tels contournés, tel crâne étroit sous l'épaisseur bouclée de la toison. A l'hôpital, certes oui, mais aussi dans la rue; cherchez bien et vous trouverez-et l'homme-chien, phantasme de barbares mélanges, et l'homme au groin de porc, et celui à la tête de veau, et l'homme entièrement tatoué, symbole de l'art stupide des humanités tombées à l'enfance. Erreurs de la nature! les seules visibles, faisant songer avec effroi aux autres cachées dans les boîtes crâniennes! et sous la laiteuse lumière électrique, d'apparaître brusques les façades blanches, aux fenêtres mortes, des maisons de fous.

Dans le même promenoir, en face la ligne des monstres, s'étalait la série des supercheries, des trucs, des apparitions foraines. Les têtes coupées qui parlent, les naïades des jeux de glaces, les femmes tranchées au torse dont les yeux palpitent et dont les scins se gonflent, tout le mystère facile des foires jeté en face la terreur des monstres, en farce, peut-être, en soulagement sans doute, mais aussi comme une irrécusable preuve de la pauvreté de l'imagination humaine, au regard du travail sourd des forces en gésine. Et les deux lignes de phénomènes, toutes deux, étaient un appel à tous les désirs de voir de la saine et fraîche beauté.

Mais, d'un côté, les bars énormes, et les mirages faciles, et la multiplication des satisfactions menues, les nombreuses petites haltes sur le chemin d'oubli, la vente des effervescences légères, et, de l'autre, les énormes écuries, hautes comme nefs d'église, pleines de chevaux depuis les beaux chevaux de luxe, jusqu'aux petits poneys d'amusette, et, dans les box énormes, le troupeau des éléphants et les grands fauves cncagés, effarés de tant de lumière et de bruit. Et le passant qui entrait à l'Orpheum pouvait négliger les bars, et passer indifférent aux bêtes, mais il lui fallait franchir au moins une partie du redoutable défilé des horreurs.

Alors, dans l'immense hall, sur des banquettes, sur des chaises de paille, une foule telle, que l'extrémité de la houle humaine n'apercevait l'autre qu'au travers d'une brume; et cette masse, en sa collectivité forte, annulait les luxes particuliers; les toilettes des dames ne s'imposaient pas au regard; les diamants ne scintillaient pas. Autour de la piste colossale, cette foule disposée en forme de C laissant libre, dans l'immense ovale, un fond qui était un théâtre, avec de lourdes et colossales draperies violet et or, cette foule demeurait anonyme, fondue; les grains de sable d'une plage, le murmure frondant d'une forêt, des nuages pressés et bougeants, toutes les métaphores du silence multiple, et des mille bruits de l'inorganique, elle les donnait ; mais elle n'était que l'assistant: ainsi groupée, ainsi nombreuse, ainsi énorme, elle n'était personne.

Alors au son du plus terrible vacarme qu'une bande de cuivres

puisse déchaîner, les rideaux du théâtre s'entr'ouvrirent, et dans un commode landau, attelé de deux beaux chevaux blancs, Cramer apparut! Les chevaux au pas firent le tour de l'arène, Cramer saluant. Il accueillait, il remerciait, comme quelqu'un enfin chez lui, qui offre une tasse de thé comme il l'entend. Sa physionomie n'étincelait pas d'orgueil; seul le devoir accompli l'avait peinte d'un tas de sourires reconnaissants. Pas l'ombre de morgue, pas l'ombre de condescendance. Un équilibre heureux, un «je suis bien ce Cramer qui sait réunir les merveilles », un « quand vous m'aurez vu vous n'en voudrez plus d'autre », un « je les tiens » heureux, paternel, amical, cosmopolite. Il souriait, il saluait comme un lauréat, et, le tour de piste terminé, ce fut sur un homme heureux que se refermèrent les lourdes portières violet et or.

Et rapidement, dans la tempête des cuivres, trois spectacles s'étagèrent, au centre, à droite, à gauche de l'arène, afin que tout ce populaire pût voir trois groupes de gymnasiarques dans les frises, trois exercices de chevaux en liberté sur le sol. Entre ces spectacles trois passages de jongleurs ou d'icariens, et tout autour un paillettement de clowns; dans le silence des musiques trois hommes tombèrent du cintre dans le filet, droits, roides, pareils; au vacarme des instruments après leur chute, trois chevaux blancs larges de carrure servirent à des exercices de voltige, trois groupes de neuf éléphants démontrèrent leurs petits talents et furent suivis de trois cages énormes pleines de fauves et de belluaires, et puis une armée de clowns culbutant et piaillant, de clowns aux sarraux multicolores s'agitant auprès de silencieux acrobates américains, aux gestes lents, aux claques énormes, et toujours dans les frises le tournoiement des corps humains, lancés entre deux trapèzes, tournant autour d'une barre de nickel et de velours, avec, parsemées dans l'espace immense, des femmes prêtant à des menus exercices, les grâces de leurs attitudes et le mirage lointain de leur beauté. Entre temps, le jeu, sauvage un peu, des poignards trois jongleurs cernant de couteaux lancés à distance tout le contour d'une femme immobile contre un panneau de bois où se fichaient les pointes; des hommes brisant des chaînes à coups de poing; des hommes caoutchouc semblaient de mouvantes tortues. On attaqua la poste filant au galop de trente chevaux blancs, tout autour de la piste. Les deux cents chevaux noirs de l'écurie apparurent d'un galop sauvage, comme une charge de guerre parcourant l'espace, et rentrèrent; des chars romains les suivirent et délimitèrent de courbes savantes le centre sablé où s'étageaient des pyramides d'hommes, pour se défaire d'un geste brusque et s'égréner en culbute. Et puis ce fut l'entr'acte; le promenoir aux monstres et les bars s'emplirent d'une foule épaissc.

Franz s'était comme blotti au milieu de la foule. Il avait vu passer le déchaînement de formes, de tours, de galops, de sauts périlleux avec la même âme qu'un de ceux attirés par les rutilantes promesses des affiches. Il se sentait hors chez lui, presque la proie d'une activité

dévorante. et qui mécaniquement mangeait devant lui les minutes, tirait sur le temps un grand rideau d'étoffe bariolée. Il regardait ces gens tuer le hasard de toutes leurs précisions, dompter l'espace, assouplir la bête, s'agiter dans les hautes frises. démentir les habitudes de la pesanteur, de toute son attention, la mémoire silencieuse et le vouloir banni. Mais, quand le vide se fit dans la salle énorme, il n'eut point le courage d'en sortir, et tout un manteau d'isolement couvrit ses épaules et le gela de son frigide contact. Beaucoup de bruit, beaucoup de mouvement pour rien, un grand siler.ce parmi la brutale polyphonie, une course hagarde dans une steppe sans fin de beaucoup de petits êtres affairés, telle était l'image qui demeurait au fond de son regard, maintenant que les paillons cessaient de luire et les clowns de s'empresser. La torpeur des éphémères las de s'agiter pesait dans la brume cendreuse de l'atmosphère. Il sentait de la lassitude comme après une fatigue physique.

Du côté du théâtre, au-dessus de l'orbe du cirque, les lampes électriques s'éteignirent; du gaz en faible quantité éclaira les frises et le fond; ce fut comme un crépuscule où palpitaient apeurés des papillons de lumière jaunâtre. Sur l'appel bas et rauque de cuivres, les lourds rideaux, violet et or, s'écartaient lentement, glissaient. A travers un lointain obtenu au moyen d'un léger treillis de gaze, apparurent de hautes larves aux gestes incantatoires, et l'on perçut un héros endormi au pied d'un autel, quelque Oreste las et traqué, et, cependant que des voix obscures scandaient de monotones litanies, le héros lentement s'éveillait, se dressait cerné de toujours plus de formes hautes, vertes ou noirâtres, avec des éclats bleuis de métal dans les grands gestes qui soulevaient leurs manteaux sombres. Alors, de tous les coins du vaste cirque, jaillirent et se répondirent des aboiements furieux, des hurlements de molosses exigeant de la chair où planter leurs crocs.

Brusque sous un rayon de lumière électrique, un étincellement blanc et or, une face de douceur et de majesté, et le geste d'Apollon paré de la beauté de Lorely indiquait au héros un cheval soudainement irradié, avec, sur les merveilles d'un long filet endiamanté et le frontail coruscant de pierreries, le jeu des couleurs d'ailes d'oiscaux de soleil, et l'homme sauta sur le cheval, et disparut dans le crépuscule artificiel.

Et toute l'arène sembla se remplir d'ombres. Elles s'évanouissaient devant le galop du cheval, se redressaient, couraient, des disques de métal, comme des miroirs d'au-delà, à la main. Et le galop de toute une cavalerie envahit la plaine, poursuivant, parmi les grondements de la meute, la course scintillante, telle du jais sous la lune, du cavalier protégé par Apollon.

De noirs porteurs de torches debout sur leurs chevaux, des formes, les bras tendus sous leurs ailes larges d'oiseaux de nuit. des Plutons à la couronne de hautes pointes, des géants grandis encore d'énormes casques. paraissaient, disparaissaient, reparaissaient dans de mobiles

cycles de lumière, qui semblaient eux aussi vouloir poursuivre le fuyard, paraissaient, s'évanouissaient, sautaient à l'autre bout du cirque, doublant de la vitesse de leurs mouvements l'impression de rapidité de la course circulaire, multipliant les coureurs jusqu'à l'impression de foule, jusqu'à ce qu'au bruit tumultueux et spécial d'une rentrée commune dans le fond du théâtre, sur le cirque vide, la lumière jouât comme des couleurs d'aube, et dans un matin pâle, des escadrons d'amazones, montées sur des alezans, les cheveux blonds dénoués sur leurs cuirasses d'argent, défilèrent, pour défiler et pour précéder leur belle reine, cuirassée d'or, belle comme un été. Elles rencontrèrent, comme par hasard, un cortège : une sorte de chariot de Thespis avec des clowns avinés, des ægipans portant en triomphe un énorme Silène au rire débondé, des pâtres, des bacchantes, des porteuses de lyres et de corbeilles de roses, et des moissonneuses, et tout naturellement les danses s'organisèrent. Pendant que les faunes ramenaient les chevaux comme vers un campement, les paysannes tournoyaient dans les bras des guerrières, sous l'œil impassible de leur reine, demeurée à cheval, en un resplendissement; mais bientôt, comme finissait un pas où des danseurs élevaient vers le ciel une coupe entourée de lierre, tandis que les enlaçait une ballerine, un meuglement retentit, d'où terreur, d'où fuite, d'où retraite des danseuses en un coin du cirque, retraite méthodique, en rangs serrés, par ordre oblique, étincellement de deux cents faces souriant dans la pleine lumière électrique prodiguée sur elles, sautillement gracieux de deux cents corps courant rythmiquement à reculons. Et la reine mettait pied à terre et marchait vers l'ennemi, un taureau lâché dans l'arène. Elle marchait vers lui, appuyée sur sa lance, le bravait, le franchissait. Comme s'ils avaient repris courage, des faunes et des pâtres s'avançaient, entouraient l'animal, le franchissaient, aussi jusqu'à ce que l'un d'eux, avec force pirouettes et culbutes, l'entraînât avec lui jusqu'à un mur où l'arimal, semblant foncer, disparaissait; alors; comme, à un trot mesuré, les danseuses revenaient, on voyait réapparaître le héros, qu'on questionnait, qu'on débarrassait de ses armes, qu'on amenait à Lorely entre des guirlandes de danseuses, le masquant, le montrant, le donnant, le retirant, puis la reine remontait à cheval, enlevait ses escadrons; défilés, et sourires fixes. On emmenait le héros comme pour le faire assister à des spectacles plus reposants que la vue des Euménides.

A ce moment, les hauteurs tout à l'heure encombrées de trapèzes et de tremplins jusqu'ici laissées dans la pénombre, auxquelles personne ne songeait plus, s'inondèrent de l'immense écharpe prismatique de l'arc-en-ciel, et les grands dieux païens étincelèrent de leurs égides, de leurs boucliers, de leurs casques et de leurs coupes, tandis que des Muses et des Heures, qui semblaient droites dans l'espace comme des oiseaux planant, laissaient tourbillonner vers l'arène les volutes rapides des fleurs du ciel vidées sur la terre, un instant. Puis l'ombre les effaça.

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