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donné à cette organisation la consécration politique, tandis qu'en lui inféodant les députés socialistes, on jetait ceux-ci en pleine agitation extérieure à l'Etat.

Les politiques du parti virent sur quel terrain on voulait les entralner et ils se dérobèrent. Ils démontrèrent, tout en les couvrant de fleurs, que l'action tutélaire des gewerkschaften, qui devaient surveiller les conditions du travail et étaient antérieurement des institutions d'assurances, s'était bien amoindric depuis que l'Etat s'était substitué à elles comme collecteur des cotisations d'assurances, comme répartiteur des pensions. comme inspecteur des conditions du travail — résultats acquis uniquement par l'agitation politique. Enfin ils maintinrent la supériorité de l'action dans l'Etat. Accepter cette solidarité, c'eût été enlever à l'agitation socialiste son caractère essentiellement étatiste qu'ils tenaient à maintenir intacte.

Ce que le parti craint surtout, c'est d'éparpiller ses forces qu'il veut diriger entièrement sur le suffrage universel. Voilà pour lui le programme unique.

La classe ouvrière étant quasiment conquise, il a cherché à élargir son cercle d'action et à y faire entrer des classes jusqu'ici réfractaires. Les regards se sont naturellement tournés vers le paysan.

La révolution économique qui s'est faite au XIX° siècle, la force d'attraction de l'industrie qui a rassemblé autour des usines ces agglomérations humaines, la concurrence insoutenable des pays de culture extensive, Amérique ou Russie, ont donné naissance, dans l'Europe occidentale, à une crise agricole qui n'a pas épargné l'Allemagne. Or ici, comme dans tous les pays de suffrage universel, le paysan demeure en raison du nombre 42 % de la population totale - la puissance mystérieuse d'où dépendent les destinées de demain. Si le suffrage universel a pénétré jusqu'au paysan, l'esprit nouveau d'indépendance et de liberté ne l'a pas encore touché.

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11 accepte la féodalité, et les grandes atteintes portées à la Junkertum ne sont jamais venues de lui, mais des libéraux de toutes nuances soucieux d'éliminer cette petite noblesse de terroir qui perpétue le conflit des droits historiques, dont les révolutions antérieures ont fait justice, avec le droit naturel. Cette noblesse terrienne ne représcnte pas généralement la grande propriété. Elle est restée fidèle aux vieux procédés agricoles, n'ayant pas le moyen d'exploiter industriellement ses terres. Le paysan est demeuré, malgré l'affranchissement, sa propriété au même titre que la terre. C'est ce qui explique l'existence de nombre de fiefs électoraux de l'Allemagne du Nord.

Une aristocratic nouvelle s'est créée à côté et au-dessus de celle-ci, la classe des grands propriétaires (Grossgrundbesitzer) qui exploitent leurs terres par les derniers procédés scientifiques. Cette agriculture industrialisée a fait surgir une classe nouvelle d'ouvriers agricoles, les Landarbeiter qui constituent le prolétariat de la terre. Sans aucune propriété, il demçure au-dessous du paysan proprement dit.

Bauer, attaché à son lopin de terre aussi jalousement que le paysan français.

Le socialisme sous peine de rester stagnant doit désormais les appeler à lui et leur ouvrir ses rangs. Mais ici la tactique devient périlleuse. S'il s'agit simplement de gagner les prolétaires de l'agriculture, il y a peu à faire : ils appartiennent par avance au socialisme, car leur situation deviendra chaque jour plus critique en vertu de la loi d'airain qui s'applique dans toute sa rigueur, dès que le régime agricole prend le caractère industriel. Mais il y a le paysan proprement dit, le Bauer, individualiste dans l'âme, fermé aux théories, et qui constitue la grande masse de la population agricole.

Grand embarras pour le parti! Il ne s'agit plus de revenir sur les principes. Il est entendu que les congrès nationaux ne doivent discuter que des questions de tactique: tactique dans l'assaut donné aux forces gouvernementales, dans la conduite à observer à l'égard des partis du Reichstag, à l'égard des électeurs qu'il faut savoir rassembler sur des noms et autour de principes nus. Malgré que les théories soient acquises, il semble pourtant qu'une tactique qui manœuvre de manière à ramener à l'armée collectiviste des recrucs individualistes doit déployer toutes les ressources de la casuistique pour ne pas renier les principes d'où elle est issue.

La nécessité d'un programme agraire fut reconnue au Congrès de Francfort en 1894; la discussion eut lieu au Congrès de Breslau en 1895.

Pouvait-on inscrire au programme agraire la socialisation du sol comme corollaire à la socialisation des moyens de production dans l'industrie? Si l'on pouvait vaguement espérer avoir l'adhésion du prolétariat agricole, il ne fallait pas compter sur le petit paysan propriétaire. Aussi omit-on soigneusement la question. Sous prétexte que les principes étaient au-dessus de toute discussion, on n'en parla pas. On ne pouvait pas non plus renier la politique économique suivie par le parti pendant des années, renier le vote des traités de commerce qui ont eu pour conséquence l'abaissement du prix des denrées agricoles; d'autre, part on ne pouvait se rallier à la proposition Kanitz qui conférait à l'Etat le monopole du commerce des grains et lui laissait la faculté d'importer à sa guise les blés étrangers et de régulariser les prix de vente au mieux des intérêts des producteurs allemands, mais au détriment des consommateurs et particulièrement des prolétaires industriels qui forment la clientèle du parti.

On chercha un terrain mixte.

Sauf des divergences de détail, les programmes présentés pour l'Allemagne du Nord par Bebel, Liebknecht, Molkenbühr et Schoenlank, par Quarck pour l'Allemagne du Centre, par Vollmar pour l'Allemagne du Sud, se rencontrèrent pour réclamer l'intervention énergique de l'Etat au milieu de la crise. Il ne s'agissait plus de socialiser la petite propriété. Les moyens préconisés devaient au contraire lui donner une vie nouvelle. La grande innovation proposée devait la

ravir à l'usure. L'Etat devenait le seul prêteur à qui le paysan pût s'adresser. En d'autres termes, le crédit hypothécaire était organisé par l'Etat lui-même. C'est l'Etat encore qui avait charge d'organiser une assurance mobilière et immobilière contre la grêle, l'inondation et les maladies du bétail; enfin il était institué conservateur des biens

communaux.

Ainsi le socialisme, pour avoir prise sur les campagnes, faisait le silence sur les desiderata du collectivisme.

« Il nous faut, disait Schoenlank, une agitation purement pratique et des théories grises. Il faut bien nous garder d'appliquer à la campagne les procédés que nous employons à l'égard des travailleurs des villes. Donnons au paysan la médecine socialiste à des doses homœopathiques. >>

Kautsky et Auer virent parfaitement ce que le parti perdait dans l'espoir d'un accroissement numérique très problématique. Ils montrèrent que cette mainmisc de l'Etat sur le crédit agricole ne pouvait que resserrer les liens entre l'empire et l'agriculture. Ils proposèrent le rejet des programmes agraires élaborés dans les sous-commissions, et ils eurent pour eux la majorité au Congrès de Breslau.

Si ces programmes avaient été adoptés, le socialisme n'eût même plus eu droit au titre de possibilisme et eût dégénéré en un radicalisme assez semblable à notre radicalisme socialiste, accouplement absurde des deux conceptions individualiste et collectiviste, inassociables.

Mais si, à Breslau, il a hésité en présence de concessions trop larges qui le faisaient dévier définitivement de la voie suivie jusquelà, l'année suivante (1897), au congrès de Hambourg, le dernier qui devait être tenu avant le renouvellement du Reichstag, lorsque la discussion est venue sur le rôle de l'élément socialiste aux élections prochaines, le parti, coupant résolument les ponts derrière lui, est entré définitivement dans la politique des compromis. Il n'y a plus qu'une seule tactique, qui prime tout, gagner des voix et des sièges, maintenir toujours ascendante la courbe numérique du parti. Jusqu'au congrès de Hambourg, la consigne avait été de se tenir à l'écart des élections au Landtag de Prusse. En effet, prendre part aux élections, c'était reconnaître implicitement la validité du suffrage restreint. Puis, un socialiste n'avait guère chance d'y entrer. Les élections sont censitaires, à double degré et se font suivant un système électoral qu'on appelle le système des 3 classes (dreiklassenwahlsystem). L'élection d'un socialiste étant chose impossible, ceux des électeurs socialistes qui n'étaient pas éliminés par le cens avaient ordre de s'abstenir. Le congrès de Hambourg a abandonné cette politique de renoncement. Le parti socialiste prendra part à la lutte ; il accordera ses voix, sinon à un candidat socialiste, du moins à un candidat libéral qui promettra de défendre la liberté de la presse, la liberté de réunion et qui réclamera l'extension du droit de suffrage. Liebkneckt, seul parmi les têtes du parti, vota non. Il a montré à

l'horizon le péril d'une contamination de l'esprit progressiste. Or le progressisme, c'est pour lui l'ennemi, plus redoutable même que la Junkertum. Il y a trop de points communs entre les socialistes et les progressistes pour qu'ils ne fassent pas la paix définitive dès la mise en vigueur du compromis. C'est la lutte même qui fait la vitalité d'un parti et il redoute que la chute des antagonismes n'entraîne l'affaiblissement de la fraction socialiste. « Souvenons-nous de Samson et Dalila. Ce caractère de classe, cette conscience élémentaire du parti, voilà sa force; gardons-nous de la Dalila du libéralisme et de l'opportunisme. >>

ren

Pourtant, malgré les paroles attristées de Liebknecht, il ne semble pas que le socialisme soit en mauvaise posture. L'état de choses actuel commandait cette tactique. Pour la comprendre, il faut considérer qu'il y a, en Allemagne, deux notions politiques superposées. Il s'est produit, dans l'unification de la nation allemande, ce fait que l'esprit prussien - esprit de caste, logique du sabre, nicht raisonia débordé de la Prusse sur l'Allemagne entière. Guillaume II est roi de Prusse par droit traditionnel, il est empereur en vertu d'un contrat récent. L'Empire a trente ans d'existence. Il a dû accepter les institutions parlementaires de l'Europe occidentale. Le Reichstag est né en même temps que lui, tandis que le Parlement prussien est un rouage surajouté. Ni dans l'un, ni dans l'autre, d'ailleurs, il ne faut s'attendre à trouver des modèles d'institutions parlementaires. Mais, si le peuple peut encore manifester sa volonté au Reichstag, il n'a pas voix au Landtag, qui demeure la dernière citadelle de la Junkertum. Il y a encore une féodalité et des privilèges féodaux à détruire en Prusse; il y a une sorte de 89 à faire qui doit précéder les revendications sociales. C'est l'œuvre du Tiers-Etat. Si le Quatrième Etat veut agir seul, il échoue. C'est ce qui justifie le compromis libéro-socialiste. Les dernières libertés acquises, les deux partis redeviendront frères ennemis, car il pourrait être dangereux pour le socialisme de persister dans cette alliance.

Y a-t-il à craindre une dissolution du parti, sa submersion dans le parti progressiste comme le prophétise sombrement Liebknecht ? S'il y a un danger, il est pour les autres partis.

Qu'on ne s'y méprenne pas: si les socialistes paraissent avoir rejeté au second plan leurs desiderata fondamentaux, ils n'ont pas restreint leur idéal et, parce qu'ils consentent à travailler à des réformes sur la base individualiste, il ne faut pas croire qu'ils acceptent définitivement cette base. Ils ont caché momentanément leur étendard pour rendre possibles des alliances qui leur permettront de livrer un assaut formidable au régime personnel. Mais, que cette alliance puisse faire définitivement du parti révolutionnaire un parti de réforme qui ne soit plus qu'une variété du libéralisme, c'est là, à mon sens, une hypothèse sans valeur. Car ce qui distingue ce parti de ses voisins, c'est qu'il a un dogme, quand les autres n'ont que des programmes.

La religion nouvelle est acceptée sans discussion par la masse socialiste. L'écriture obscure du Capital n'en permettant l'accès qu'aux professionnels, la masse se borne à prendre comme articles de foi, les quelques propositions très simples qui s'en dégagent. On ne lit plus le Capital. Un des chefs du parti, Ignace Auer, avoue même n'avoir jamais ouvert le livre de Marx.

Si quelques théoriciens s'obstinent à des discussions de principes, la foule ne les écoute guère. Quant aux politiques, ils se renferment dans des questions de tactique et placent la théorie au-dessus de tout débat. Il y eut parfois des écarts très accentués, mais l'unité de doctrine fut toujours sauvée. A un moment, Liebknecht et Vollmar sc virent engagés dans des voies divergentes qui risquaient de s'écarter de plus en plus. On pouvait craindre un schisme. Auer, qui est peutêtre le plus grand politique de la fraction, est intervenu et, avec une remarquable souplesse, a su maintenir l'alliance du dogme qui refusait les transactions avec la pratique qui voilait momentanément le dogme.

Au lieu qu'il soit absorbé, il apparaît plutôt que le socialisme gagnera les partis avec lesquels il entre en contact et qu'il remontera jusqu'à la tête.

L'Empereur le sait fort bien, et il ne s'est jamais senti si menacé que depuis que les socialistes ont paru abandonner la tactique révolutionnaire et viser uniquement au développement légal du parti. Comme il n'y a plus moyen d'employer la loi contre la loi, il se pourrait bien, quelque jour, qu'une main de fer fit fléchir la loi.

Il est indéniable qu'il y a dans l'air une odeur de coup d'Etat. Dans la conception prussienne, le coup d'Etat est un acte essentiel à la souveraineté de l'Etat. M. de Treitschke, qui fut le théoricien en titre de l'Etat prussien, écrivait il y a quelques années : « Le coup d'Etat est une mesure salutaire, s'il est sagement pratiqué et si l'on n'en fait pas abus. »

Il est possible done que l'Empereur essaie d'endiguer le flot populaire et qu'il veuille briser le suffrage universel.

Ce fut là une des raisons peut-être un peu sophistique — que donna Liebknecht pour conseiller l'abstention des socialistes dans les élections au Landtag.

En cherchant à gagner toutes les avenues du suffrage universel, disait-il à peu près, on exaspèrera le gouvernement et, quand il verra que nous nous obstinons à rester dans la légalité, il ne se gênera pas pour en sortir.

On ne peut prévoir ce que sera demain. Le socialisme subira peutêtre une éclipse momentanée. Il demeure seulement que l'idée socialiste contient un fond de justice irréductible, suivant l'heureuse impression de M. Alfred Fouillée. Or il n'y a pas de puissance humaine qui puisse arrêter l'expansion de l'idée-force.

HENRI LASVIGNES

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