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le camp des oppresseurs, et que son cœur rangeait du côté des opprimés. Elle seule ose parler de justice, d'humanité à la cour du vainqueur, parmi ces hommes d'armes, ces aventuriers avides, toujours prêts à pousser le vieux cri de guerre: << Malheur aux vaincus! » Marie n'eût-elle que cette gloire, ce serait assez Ésope, son maître, n'a pas fait mieux.

Nous n'avons pas encore épuisé toutes les formes du fabliau comme le sirvente, il s'applique tour à tour aux sujets les plus profanes et les plus édifiants; il passe de la chronique scandaleuse à la pieuse légende; des aventures de la bourgeoise d'Orléans aux miracles de Notre-Dame; et parfois même il les confond. Ici, c'est le varlet qui s'est marié à la Vierge et qui ne peut dégager sa foi lorsqu'il veut prendre une autre épouse; là, c'est le pauvre moine 1, dont Notre-Dame vient essuyer les plaies durant la nuit, et qu'elle ranime avec son lait.

La douce dame, la piteuse,
Trait 2 sa mamelle savoureuse,
Se li boute 3 dedenz la bouche.

Souvent même sa protection s'étend à des personnes moins dignes de pitié. Dans le fabliau du Sacristain et de la Dame au Chevalier, elle sauve deux amants coupables qui se sont enfuis emportant, avec l'honneur, l'argent du mari, et met à leur place deux démons dans la prison où ils étaient enfermés. Ailleurs, elle se charge de sonner matines et vêpres pour une sacristine légère, qui est allée courir les aventures hors des murs du couvent; mais toutes ces faveurs sont le prix de la dévotion qu'on lui conserve; elle finit toujours par ramener les coupables au bien.

Aussi la mère Dieu se paine

De tous pecheors à soi trere ↳,
La douce Vierge debonnere,

1. Gautier de Coinsy, les Miracles de la Vierge

2. Tire.

3. Met.

4. Attirer.

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Grâce à cette diversité infinie de matières, le fabliau forme une sorte d'encyclopédie populaire à l'usage de tous les états. Tour à tour anecdotique, moral, historique, allégorique et religieux, il n'est pas seulement un amusement, mais un moyen d'instruction. Telle était la pensée de ses premiers créateurs, les sages de l'Orient, lorsqu'ils composèrent ces vastes recueils de contes, entremêlés de réflexions et de commentaires, véritables traités de morale en action. Nos anciens trouvères les imitèrent encore une fois : de là naquit un genre intermédiaire, tenant du conte et du poëme didactique, de la satire et du sermon. Les prédicateurs eux-mêmes avaient déjà donné l'exemple, en faisant monter dans la chaire chrétienne l'apologue et le fabliau mêlé aux plus graves questions de la théologie. C'est par eux que la plupart des contes dévots ont été composés ou répandus dans toute l'Europe.

1. Méou, Cont. nouv., t. Ii, De l'abbesse qui fu grosse.

CHAPITRE VI

POEMES MORAUX: BIBLES.

Le Castoiement d'un père à son fils.

Trop souvent les livres de morale, même les plus éloquents, ont un préservatif infaillible qui les sauve de la curiosité publique l'ennui. De bonne heure donc on a dû chercher l'art d'instruire les hommes en les amusant, et de leur faire aimer le bien en les faisant rire du mal. Telle fut l'origine de la satire et de la comédie. Le moyen âge, qui s'essaya dans tous les genres, sans en excepter le genre ennuyeux, où il a trop bien réussi, tenta aussi d'égayer le langage de la raison. Tandis que les sages et les saints composaient pour les âmes d'élite, dans le silence de la solitude, au milieu des abstinences et des rigueurs du cloître, le Miroir de la Vie devote ou l'Image du Chrétien parfait, un sentiment moins austère et moins élevé inspirait à la littérature profane l'idée de ces poëmes moraux et satiriques, où la foule, les âmes vulgaires moins fortes, moins ambitieuses et moins capables de perfection, iraient chercher à la fois une leçon et un passetemps. Le Facetus de Jean de Garlande, destiné à faire suite aux fameux Distiques de Caton, si populaires alors, est un des monuments les plus curieux en ce genre1. Écrit d'abord en latin, il fut traduit en français au siècle suivant, par Jean de La Hogue, sergent à cheval, et obtint un succès prodigieux quoique le titre soit, à coup sûr, ce qu'il y a de plus gai dans tout l'ouvrage.

1. Hist. litt. de la France, t. VIII, p. 47.

1

Un autre poëme plus divertissant est le Castoiement 1 d'un père à son fils, recueil de contes moraux imités d'un ouvrage latin du xâo siècle, le Disciplina clericalis, qui n'est lui-même qu'une reproduction lointaine d'un poëme indien, le Pantcha. tantra 2. Le nom de l'auteur ou des auteurs est inconnu: le texte même du Castoiement est tout différent dans l'édition Méon et dans celle des Bibliophiles. On reconnaît là un de ces canevas mobiles que chacun se réservait le droit d'étendre, de modifier et de completer, en y joignant quelques histoires de son invention ou de son choix. L'ouvrage, composé sous forme d'apologues réunis entre eux par un faible lien, comme les contes des Mille et une nuits, se prêtait bien à toutes ces métamorphoses. Mais si la forme a changé, l'esprit est resté le même. C'est un manuel de sagesse pratique et amusante, un De Officiis laïque et bourgeois, où un père de joyeuse humeur instruit son fils par des exemples. La morale s'y trouve ajustée à la portée et commodité de chacun, point arrogante et point chagrine, féconde en gais propos et en conseils familiers, comme celle d'Horace dans ses Épitres et de Montaigne dans ses Essais. Elle ne prétend pas élever l'homme à la perfection hautaine des stoïciens ni à la pureté idéale des mystiques; elle le laisse à terre avec ses intérêts et ses faiblesses; elle se contente de lui enseigner l'art d'être utile aux autres et à soi-même, de conserver son honneur, sa fortune, sa santé, son repos et ses amis: petite vertu, sans doute, qui ne fera ni des saints ni des héros, mais qui suffit à beaucoup de gens. Quoique l'œuvre soit avant tout laïque, l'inspiration religieuse s'y retrouve comme dans tous les écrits du temps. C'est la première leçon du père à son fils : craindre et aimer Dieu, tel est le commencement de la sagesse Initium sapientiæ timor Domini.

Si criems 3 Dieu, tu l'ameras

Et serviras et honorras.

1. Correction, instruction, castigamentum. Fabliaux: Barbazan, t. ft.
2. Voy. Loiseleur-Deslongchamps, Essai sur les fables indiennes,
3. Tu crains.

Seulement, en qualité de bourgeois libéral et tant soit peu philosophe, il a soin de distinguer la dévotion de la papelardie: il recommande à son fils de ne point imiter l'hypocrite, qui ploie les genonx et remue les lèvres, mais dont le cœur est loin de Dieu.

Ypocrites est de-fors 1 bel.

De l'aignel 2 a vestu la pel3,
Mès dedans est lous ravisant,
De Dieu amer fait un semblant.

Après Dieu, c'est au roi qu'il doit son amour et son obéissance ce nom du roi revient plus d'une fois dans le Castoiement, et indique assez l'esprit monarchique de l'ouvrage. Mais ce roi n'est plus le preux chevalier des épopées féodales et militaires : c'est le prince,

Qui fait la paix et tolt 5 la guerre,
Qui fait justice des larrons,
Des robéors et des gloutons;
Qui mainstient la crestienté,
De qui nos somes tuit7 sauvé.

Tel il apparut aux premiers jours de la dynastie capétienne, assurant la tranquillité des routes et conduisant les processions; tel le xine siècle le revit, grandi et purifié dans saint Louis, défendant les guerres privées, abolissant le duel judiciaire, arrêtant les brigandages des Pastoureaux, et rendant justice à tous, sous le chêne de Vincennes.

Bientôt le poëte moraliste passe de ces préceptes généraux aux plus simples détails de la vie privée. Le père recommande à son fils d'être circonspect dans le choix de ses amis; et à ce sujet il lui cite l'histoire des Deux amis loiax 3, d'où Boccace a tiré un de ses plus jolis contes, et La Fontaine

1. Extérieur. 2. Agneau. 3. Peau.

4. Aimer.

5. Enleve.

6. Voleurs.

7. Tous

8. Loyaux.

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